Témoignage d'Agnès Desarthe
Promotion 1985, Lettres, Fontenay-aux-Roses
Agnès Desarthe a publié notamment Comment j’ai appris à lire, Stock, 2013 (Points n° P3272), Ce qui est arrivé aux Kempinski, Éd. de l’Olivier, 2014 (Points n° P4108), Ce cœur changeant, Prix littéraire Le Monde, Éd. de l’Olivier, 2015 (Points n° P4380), Le roi René́ (René́ Urtreger par Agnès Desarthe) Éd. Odile Jacob, 2016, La Chance de leur vie, Éd. de l’Olivier, 2018 (Points n° P5038). Prochain roman : L’Éternel fiancé, 2021, Éd. de l’Olivier. Elle est aussi traductrice : Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout d’Alice Munro, Éd. de l'Olivier, 2019, L’intemporalité perdue et autres nouvelles d’Anaïs Nin, 2019 Nil éd. Enfin, elle a écrit pour la jeunesse : L’impossible Madame Bébé (Gallimard jeunesse, 2019), C’était mieux après (Gallimard jeunesse, 2020).
Agnès Desarthe, septembre 2012 |
La première fois que j’ai pénétré dans l’enceinte de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, c’était le jour des résultats du concours d’entrée. L’établissement grouillait d’étudiants fébriles. J’étais calme, absolument certaine d’avoir « intégré », comme on disait, comme nous disions.
Dans le soleil d’une fin d’après-midi de juillet – je me rappelle la beauté de cette lumière, les visages dorés autour de moi – j’ai assisté placidement à la proclamation, ce rite cruel et injustifiable que, sur le moment, j’ai trouvé pratique et agréable. Mon nom a été prononcé sans que j’aie eu le temps ni l’idée de trembler.
Pourquoi étais-je si confiante ? Je ne le saurai jamais.
Rien ne me permettait de l’être. Aux concours blancs, je ne m’étais pas une fois située dans la première partie du classement. Je ne parvenais pas à dépasser la moyenne en philo, en histoire, en géographie. J’avais développé une théorie selon laquelle lorsqu’un enseignant vous dictait une bibliographie comptant soixante ouvrages il ne pouvait sérieusement espérer, sans même parler d’exiger, que vous les lisiez tous ; il suffisait donc d’en choisir un (celui qui comportait le moins de pages était souvent l’élu) et d’en étudier une petite portion chaque soir. Ma culture générale était médiocre. Je ne possédais que deux atouts : j’aimais écrire, j’aimais l’anglais. Cela n’aurait pas dû suffire.
Je me demande aujourd’hui si les choses n’ont pas commencé à mal tourner à ce moment-là, si la haine dont j’ai été l’objet quelques années plus tard n’est pas née de cette injustice première.
Je ne méritais pas ma place au sein de l’école prestigieuse. Il n’y avait aucune raison pour que les portes du temple s’ouvrent et me laissent me mêler à « l’élite de la France » (cette formule, je ne l’ai pas inventée, elle est sortie de la bouche de mon professeur de géographie au lycée Henri IV, un type qui avait un nom de marque de vêtements pour hommes et adorait faire des plaisanteries, sans toutefois posséder l’esprit de son concurrent direct, le professeur d’histoire, qui l’emportait sur lui en charisme et ne nous apprit rien en un an si ce n’est que jusqu’à sa mort Henri IV avait pensé que ce qu’il avait entre les jambes était un os).
Car oui, les choses ont mal tourné, mais, malgré cela, je conserve un souvenir radieux des années passées à l’ENS. C’était vraiment une très bonne période. J’étais rousse (teinte), j’avais un manteau très épaulé vert amande, j’apprenais avec gloutonnerie. Je me rends compte, en l’examinant, que mon parcours était à l’opposé de celui des autres élèves. Pour la plupart, ils s’étaient épuisés en classes préparatoires et arrivaient à Fontenay exsangues et déçus. Cette immense promotion à laquelle ils avaient rêvé pendant deux ans, parfois trois ou quatre, n’améliorait pas autant qu’ils l’avaient imaginé leur quotidien : leurs angoisses métaphysiques étaient intactes, leurs conflits intérieurs inchangés. C’était comme si croyant enfin tenir le Saint Graal, ils s’étaient retrouvés avec un gobelet de diabolo grenadine entre les pattes.
La majorité des élèves de l’ENS, ainsi que me le confia notre professeur principal lors de l’entretien particulier du premier trimestre, était en dépression. Ce n’était pas mon cas. Je n’étais ni fatiguée, ni désappointée. Je n’avais pas beaucoup travaillé durant mon année d’hypokhâgne à Henri IV, et pas davantage en khâgne à Fénelon. Non par paresse, mais par manque de temps, car mes journées étaient presque entièrement dédiées à l’amour (y penser, conquérir, garder, se disputer, se réconcilier). Et puis il y avait cette foi, que j’ai heureusement perdue depuis, dans les statistiques : j’avais réussi à me faufiler (embrouilles, ruses et instinct de survie) dans les meilleures classes préparatoires de France, j’avais donc mis toutes les chances de mon côté ; travailler ou pas n’y changerait rien. J’avais compris qu’un concours se gagne surtout en s’accrochant ferme à la roue de la fortune.
J’étais innocente, d’une certaine façon, suffisamment inculte pour n’avoir pas conscience de mes lacunes. Je constatais que les élèves de ma classe lisaient plus, s’exprimaient mieux, obtenaient de meilleures notes, mais trouvaient-ils des trèfles à quatre feuilles sans même les chercher ? Je n’étais pas impressionnée par le défi. Toute cette aventure était étonnamment dédramatisée. Une seule chose comptait pour moi ; elle se résumait à ce mantra que je me récitais inlassablement : « Ce sera merveilleux d’être payée ».
Et c’était vrai. Ce fut merveilleux d’être payée. Payée à – selon mes critères – ne rien faire, si ce n’est hanter les séminaires de Laurent Danon-Boileau à Paris 3, d’Oswald Ducrot et de François Recanati à l’EHESS, me passionner pour Antoine Culioli et m’inscrire à l’UV de yiddish proposée à Charles V dans le cadre des Études américaines. Ma soif d’apprendre s’était déclenchée exactement au même instant que celle de mes collègues avait été étanchée. Dix-neuf ans de jachère – interrompus par quelques heures merveilleuses auprès de professeurs exceptionnels (Mme Bessis en deuxième classe de maternelle, Mme Peyrat en CM2, Mlle Stark en 4e, Mme Mourensac en 3e, Mme Chartreux, de la 6e à la première, Mlle Grelet et M. Michaux en hypokhâgne, Mme Barbéris et M. Mathieu en khâgne) – avaient fait de mon cerveau un terreau fertile.
Pour beaucoup, l’entrée à l’ENS constituait une fin, la ligne d’arrivée.
Pour moi, ce fut le début.
Je me rappelle le jour de la rentrée, mi-octobre, chaleur de plein été. Je portais une robe violette empruntée à ma mère, avec de larges manches papillon. Le soleil illuminait tout, comme le jour des résultats. Je fis connaissance avec les salles, la bibliothèque où, pour la première fois, je lus la mention terrifiante : « Un livre mal rangé est un livre perdu », et surtout, avec la cantine.
Comme je l’ai aimée cette cantine et ses plats en inox débordant de viande marron-grise et pourtant tendre, et pourtant délicieuse, et ce pichet de vin sur la table, que personne ne semblait voir. Je mangeais avec grand appétit et buvais sans parler à personne car je n’avais pas d’amis.
J’ai longtemps été mauvaise en amitié. Je ne savais pas m’y prendre. Je ne repérais pas les affinités électives, je m’assortissais mal ou pas du tout, semblable à une pièce de puzzle égarée dans une boîte qui ne lui correspond pas : ni mon motif, ni ma découpe ne s’accordait à celle des autres.
« Un livre mal rangé est un livre perdu », comme elle résonne, soudain, cette phrase.
Je me dis souvent qu’une autre que moi aurait été malheureuse, aurait souffert de solitude, se serait sentie exclue. Une autre que moi, surtout par les temps qui courent, se serait consumée au feu du harcèlement, elle en serait peut-être morte, qui sait ?
Car les années passant, non contente de ne pas m’être fait d’amis, je m’étais forgé une cohorte d’ennemis. Je l’écris sans regret, sans tristesse et sans amertume. Je l’écris en souriant car – était-ce l’effet d’un refoulement massif, d’un déni malade ? - je ne me rappelle pas avoir éprouvé la moindre douleur au moment de mon ostracisation.
Le mot n’est pas trop fort. Il correspond à la situation. En classe d’agrégation, un garçon, devenu depuis un merveilleux traducteur de l’italien et que je croyais être ce qui pouvait se rapprocher le plus d’un ami (il nous arrivait de prendre un verre ensemble et nous dînions parfois chez une connaissance commune), est venu me trouver de la part de mes condisciples – dont il était le délégué honoraire - pour m’annoncer qu’il était souhaitable que je ne remette plus les pieds en cours.
Moi : Pourquoi ?
Lui : On ne peut plus te supporter.
Moi : Ah bon ? De quoi suis-je coupable ?
Lui : Tu fais pleurer les filles.
Cette accusation mérite une explication. Une des œuvres au programme de l’agrégation d’anglais cette année-là, était Macbeth. En complément du cours de littérature, nous nous retrouvions à la médiathèque pour visionner toutes les adaptations disponibles. Après avoir longuement admiré Orson Wells en contreplongée et en noir et blanc, nous sommes passés à la version en couleur assez crue, et fidèle en cela à Shakespeare, de Roman Polanski. A chaque goutte de sang versé, « les filles » - ainsi qu’elles se désignaient elles-mêmes dans le différend qui nous opposait – poussaient des gloussements écœurés. Agacée, je me suis retournée et j’ai demandé le silence. « Si ça ne vous plaît pas, ai-je dit, vous n’êtes pas obligées de rester. »
Moi : Elles ont pleuré ? Vraiment ? Pour Macbeth ?
Lui : Oui.
Moi : Et toi, tu as pleuré ?
Lui : Moi, non, mais je suis solidaire avec elles. Tu ne dois plus venir en cours parce que tu es violente.
Moi : Vous trouvez que je suis violente parce que je demande le silence lors d’une projection, mais vous ne trouvez pas que c’est violent de vous mettre à vingt pour m’exclure de cours ?
Lui : Ce n’est pas le seul problème.
Moi : Quoi d’autre ?
Lui : Tu poses trop de questions aux profs. Tu les indisposes et tu es insolente.
Moi : Donc tu viens aussi de la part des profs ?
Lui : Non.
Moi : Si les profs sont gênés par mon attitude, ils n’ont qu’à le dire. Eux, ils pourraient vraiment me foutre dehors.
Lui : Ça nous gêne, nous.
Moi : Comment ça ?
Lui : On n’aime pas cette attitude… et… ça fait perdre du temps.
Ils craignaient donc qu’à cause de mes questions on ne parvienne pas à boucler le programme. J’ai eu envie de lui rappeler que le taux de réussite à l’agrégation d’anglais était de plus de 99% chez les normaliens et que nous étions, par conséquent, collectivement à l’abri de l’échec. Une fois encore, je m’étais appuyée sur la statistique pour m’autoriser une année quasi sabbatique durant laquelle, à part torturer « les filles » et insulter les profs, je ne faisais que lire de la linguistique et aller au cinéma avec mon amoureux.
En quelle année étions-nous ? Je ne me rappelle plus. Troisième ou quatrième ? Avions-nous déjà accompli notre séjour à l’étranger ? Je ne crois pas.
A la suite de ce procès, j’ai continué d’aller en classe. Je n’ai pas hésité une seconde. J’ai prévenu mon camarade messager, le délégué des filles en pleurs : « Je serai quand même en cours lundi, lui ai-je dit. Si ma présence vous dérange vraiment tant que ça, vous n’avez qu’à rester chez vous. »
D’où tirais-je cette force de caractère ?
Mystère.
Je crois que j’étais… enthousiaste.
J’aimais l’école, la cantine et son vin, la bibliothèque et ses livres perdus à jamais, la belle dame en tailleur Chanel qui nous enseignait la version avec talent et intransigeance, l’homme aux cheveux bruns foncés plaqués autour de son visage triste qui habitait rue Raymond-Losserand et fit sauter un à un tous les verrous des Palmiers Sauvages de William Faulkner, la britannique aux cheveux blancs coupés au bol, qui nous expliquait qu’en anglais, après toutes les consonnes, se trouvait un « h » secret, une expiration minuscule et que les voyelles longues étaient toujours plus longues que ce que l’on s’imaginait ; ainsi, à cinq heures, nous ne buvions pas du Ti, mais du Thiiiiii. J’aimais le trajet en RER, le changement à Châtelet, j’aimais la côte que nous devions gravir à pied, l’argent qui arrivait chaque mois sur mon compte et payait les festivals Bergman ou Tarkovski, autorisait de longues promenades de la rive droite vers la rive gauche, j’aimais ne jamais avoir l’impression de travailler et toujours la sensation d’apprendre.
Des dîners furent organisés par les agrégatifs durant lesquels – en mon absence, bien sûr – l’un des convives prononçait mon nom pour déclencher chez les autres des ricanements et des lazzis. Des soirées à thème, en quelque sorte. Et le thème, c’était moi. La haine que je suscitais. Je ne me rappelle plus le nom de l’espion qui me dévoila cette pratique. J’avais du mal à y croire. N’avaient-ils rien de mieux à faire ? L’élite de la France, c’était ça ?
Je me souviens de l’absence d’effet que la révélation eut sur moi et de l’étonnement que j’en conçus. J’étais loin d’être un roc. Je pleurais et pleure encore facilement. Pendant toute ma scolarité j’avais redouté d’être impopulaire, je me demandais comment faisaient les meneurs, les meneuses. D’où venait leur charme ? Voilà qu’au terme de mes études j’étais non seulement malaimée, mais détestée et moquée. Et je m’en fichais complètement.
Mon absence de peur terrifiait mon entourage.
Mon absence de fatigue l’épuisait.
Mon flegme l’excitait.
Y a-t-il une leçon à tirer de cette aventure ? Une morale ?
Je préfère garder cet épisode à l’état d’énigme. J’aime ne rien y comprendre. Cela me permet de continuer à le raconter, et à faire cette expérience troublante : chaque fois que je me replonge dans ce qui aurait pu être un calvaire, ne remontent à ma mémoire que des sensations joyeuses, gourmandes, une énergie folle, le sentiment - jamais retrouvé depuis - d’être invincible. C’était peut-être simplement la jeunesse. Je me dis parfois que je devais être authentiquement insupportable car parfaitement insouciante, indifférente aux autres, et différente des autres.
Je me dis aussi qu’à une époque où il est si urgent de se trouver une case, de faire respecter sa catégorie (quitte à la créer de toute pièce), d’être aimé et admiré (autrement pourquoi Twitter ? Pourquoi les selfies, les facebooks, tous ces outils d’autopromotion ?), il est amusant de tirer du récit d’une exclusion une comédie dont le résumé façon Hollywood pourrait être : elle n’avait rien pour réussir, ils étaient tous contre elle, mais malgré ça, elle a intégré et s’est agrégée.
Agnès DESARTHE (85 L FT), 12 avril 2021
Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2021, n°1 .