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Heimweh[1]


Arriver sur un parvis Descartes surchauffé. Passer les portes vitrées, transiter par le forum Félix Pécaut. Se sentir propulsée dans une oasis de fraîcheur en mettant un pied dans un jardin encore balbutiant et pourtant déjà si foisonnant. C’est le tout premier souvenir que je garde de l’ENS LSH. On est en juillet 2003, c’est la canicule. Pour me vider la tête avant mon oral de culture littéraire générale (ma bête noire), je décide de musarder, de partir à la découverte de ce campus dont j’ignorais jusqu’à l’existence lors de mon entrée en classe préparatoire.

Passée la joie de l’admission au concours, vient l’installation en septembre. Ah, le petit clac familier lorsque s’ouvre la porte du « module » de la résidence Bonnamour, le mur jaune soleil qui vous éblouit, les chauffeuses soviétiques marron – cette insulte à la décoration d’intérieur que tout le monde cherche à customiser tant bien que mal – et, bien sûr, la vue sur le court de tennis, privilège des occupants du bâtiment A.

L’association sportive a en effet très largement rythmé ma première année d’ENS. Outre les activités régulières (badminton, volley, danse contemporaine), l’AS m’a offert l’évasion et l’aventure, des montagnes de Corse du Sud aux récifs coralliens d’Égypte. Mais à l’époque, une autre association sportive a joué un rôle de premier plan, celle des scientifiques, ces « autres » que nous découvrions avec envie et admiration mais aussi avec un peu de dédain, en bons littéraires un peu snobs que nous étions. Ces autres, donc, qui nous ont accueillies à bras ouverts, nous, sept malheureuses lettreuses égarées, et nous ont intégrées à leur équipe pour participer aux inter-ENS à Ker-Lann. En plus de m’avoir donné l’occasion d’apprendre à jouer au rugby en cinq minutes, cet événement a donné naissance à de nombreuses amitiés, encore très fortes aujourd’hui.

Des amitiés qui se sont aussi nouées du côté du théâtre Kantor, qu’il s’agisse en première année d’animer un atelier de théâtre pour les enfants du quartier, d’élaborer plus tard des chorégraphies du temps où la danse à l’ENS n’en était qu’à ses débuts, ou tout simplement de profiter, confortablement lovée dans un fauteuil, d’un des nombreux spectacles de mes talentueux camarades.

On pourrait croire à la lecture de ces mots que l’ENS LSH n’a été pour moi qu’une sorte de club de vacances permanent, mêlant loisirs sportifs, sorties culturelles et soirées étudiantes. Et pourtant, le temps passé à Lyon a été riche de découvertes intellectuelles et l’année de préparation à l’agrégation a été l’une des plus épanouissantes de ma « carrière » étudiante. On ne peut que se sentir chanceux et inspiré lorsqu’on a le privilège de pouvoir préparer sa première leçon de linguistique allemande jusqu’à deux heures du matin à la bibliothèque Diderot, face à la basilique de Fourvière. Ou encore lorsqu’on vous annonce au service des relations internationales qu’il suffira de cinq minutes et d’un simple coup de fil pour vous permettre d’aller étudier dans l’université allemande de votre choix, le temps de signer une convention avec ladite université.

À la fin de la première année, l’ENS LSH était devenue mon chez-moi. Mais la vie du linguiste est ainsi faite : à peine installé, il doit partir se former à l’étranger. Berlin n’était certes pas si loin et la vie au pays de la Currywurst a été une aventure palpitante, mais comment ne pas se sentir déracinée quand on se sent si bien quelque part ? Et ce déracinement, si douloureux la première fois, il a fallu s’y résoudre à nouveau après l’agrégation. Quitter mes camarades de promo qui étaient devenus pour moi une famille. Je n’ai passé en tout que deux ans à Lyon, mais cette parenthèse lyonnaise m’aura laissé une certaine nostalgie, à laquelle je me laisse parfois aller, m’imaginant dans ce jardin qui a sans nul doute bien grandi depuis.

Agathe ALBERT (2003 L SH),
30 avril 2021


[1] Heimweh (terme peu facilement traduisible en français) : la nostalgie profonde d’un endroit lointain où on se sent chez soi ou la nostalgie d’une personne aimée qui y habite. Se traduit souvent par « le mal du pays » (Note de l’auteure).


Pour citer ce texte : Agathe ALBERT, Heimweh, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 87.