Christian Cavaillé, décembre 2021. Photographie de Florence Cavaillé. Droits réservés.

Après la réussite au concours préparé dans une École normale d’instituteurs j’entre à l’ENS de Saint-Cloud en septembre 1962. Un moment très important pour moi après le concours d’entrée en 6e en 1954 et le concours d’entrée à l’EN de Toulouse en 1958. Ma vie professionnelle d’enseignant commence en 1967. Ces dates correspondent à peu près à des évènements majeurs de l’Histoire qui délimitent des époques dont la succession constitue l’arrière-plan et la condition déterminante de mon parcours ; il se trouve - autre correspondance - que ces dates sont aussi celles d’évènements particulièrement heureux ou malheureux de ma vie personnelle et de celle de mes proches. Dès 1962 je tiens, dans tous les sens du terme tenir, à la façon dont tiennent ensemble à mes yeux la recherche et la possibilité trop rare d’une promotion sociale (dans mon cas l’accès à la petite bourgeoisie intellectuelle), la perspective d’instaurer une république véritablement sociale et démocratique, laïque et universaliste, le travail éclaireur et critique d’une philosophie héritière des Lumières qui appelle et favorise la réalisation d’un meilleur monde pour tous. S’accorderaient ainsi le point de vue social, le point de vue politique et le point de vue culturel (philosophique dans mon cas), tous points de vue polémiques s’il est vrai que la « lutte des classes » (comment le dire autrement ?) est autant économique et sociale que politique et culturelle. 

1954-1962. J’entre en sixième à la fin du premier tiers des « Trente Glorieuses », au début de la guerre d’Algérie et bien avant l’instauration du « collège unique ». En ce temps-là, au village, les parents d’un bon élève de dix-onze ans sont sollicités simultanément par le curé proposant l’entrée dans un séminaire et par l’instituteur proposant l’entrée en sixième et le concours des bourses. Je deviens boursier d’État et bientôt l’entrée dans une École normale d’instituteurs apparaît au fils de modestes agriculteurs du Tarn que je suis comme la seule façon de poursuivre des études. Je n’envisage pas, même en rêve, de devenir ingénieur, médecin, avocat ; je pense moins à la carrière d’enseignant qu’à la poursuite des études car pendant toute mon enfance l’ennui et l’étroitesse de la vie au village entretiennent le goût pour la lecture, la faim et la soif de monde associées au désir d’une vie à la fois urbaine et intellectuelle. J’appartiens à ces promotions des EN d’instituteurs dans lesquelles, à la fin des années cinquante, de plus en plus d’élèves ont la possibilité, en passant divers concours, de poursuivre des études pour devenir professeurs de collège ou de lycée. 

En 1958 je ne m’intéresse que de loin à la politique et d’une façon plutôt sceptique ; je ne me passionne que pour le football et pour la lecture, notamment de Verlaine et de Rimbaud. Mon éducation politique est lente et progressive ; je lis Pour une République moderne de Pierre Mendès France qui conforte mon appréciation très négative des débuts de la Cinquième République ; je participe avec d’autres normaliens à une manifestation et à un affichage nocturne réclamant la paix en Algérie ainsi qu’à une manifestation d’indignation à la suite du massacre de Charonne. J’évite de très peu d’être « appelé » en Algérie et je réaliserai plus tard que j’appartiens à la première génération « sans guerre ».

1962-1967 : entre la fin de la guerre d’Algérie et les « événements » de 68. J’entre à l’ENS en ayant choisi l’option philosophie (mes professeurs Charles-Pierre Bru et Paul Ginot m’ont fait aimer cette matière). Notre promotion inaugure les nouveaux bâtiments de la rue Pozzo di Borgo. Notre mode de vie est confortable : gîte assuré, discipline très souple, autonomie financière, beaucoup de temps pour se consacrer aux études et à d’autres activités. Mes principaux déplacements s’effectuent entre l’avenue Pozzo di Borgo, le pavillon de Valois à l’entrée du Parc de Saint-Cloud où ont lieu les cours, la Sorbonne où nous suivons d’autres cours, la rue Champollion (rue des cinémas) et un appartement du Ve arrondissement où habite ma future épouse. Des études heureuses et passionnantes. Avec de très remarquables professeurs : Martial Gueroult (ENS-PSL 1913 l), Alexis Philonenko, Camille Pernot (1944 L SC) et Jean-Toussaint Desanti (ENS-PSL 1935 l) que j’admire. En Sorbonne, je suis des cours de Roger Martin (ENS-PSL 1938 l), de Paul Ricœur et du sociologue Jean-Claude Passeron (ENS-PSL 1950 l). 

J’ai la chance de côtoyer à l’ENS des camarades de grand talent : Bernard Besnier (1962 L SC), Georges Collonges (1962 L SC), Michel Dupart (1962 L SC), André Guillain (1961 L SC), Michel Lerner (1962 L SC), Michel Roux (1963 L SC), Bernard Savoy (1962 L SC) ; certains deviennent des amis. Je suis les très vifs débats dont l’UNEF est le théâtre notamment sur la condition et la formation des étudiants, avec des discussions portant sur Les Héritiers, Les étudiants et la culture, livre de Pierre Bourdieu (ENS-PSL 1951 l) et Jean-Claude Passeron paru en 1964. Je fréquente des militants de l’UEC sans m’engager davantage, me concentrant sur les études et sur mon intérêt presque exclusif pour la philosophie. Après avoir commencé par lire quelques textes d’Henri Bergson et de Jean-Paul Sartre en terminale, par étudier Spinoza en classe préparatoire, remplacé la croyance religieuse liée à une éducation catholique par un humanisme athée vaguement philosophique, j’étudie les classiques de la philosophie, rédige un diplôme sur Descartes et Spinoza, lis des textes de Hegel, Husserl, Heidegger. Je me réclame d’un marxisme inspiré à la fois par le Marx desManuscrits de 1844, par la tentative de Sartre de réconcilier existentialisme et marxisme (dans sa Critique de la raison dialectique), par les cours et les écrits de Jean-Toussaint Desanti. Ces inspirations ne sont pas remises en cause par mes premières lectures d’auteurs dits « structuralistes » (Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, Michel Foucault, Louis Althusser (ENS-PSL 1939 l), mais le dernier texte de Maurice Merleau-Ponty (ENS-PSL 1936 l, Le visible et l’invisible exerce sur moi une durable influence. Je fais partie du comité de rédaction de la revue Aletheia, revue « de gestion strictement étudiante et démocratique » (six numéros de 1964 à 1967 aux Éditions de Minuit) ; je mesure alors à quelles exigences de rigueur et de pertinence doivent répondre l’écriture et la publication de textes philosophiques.

Un seul mauvais souvenir et un seul regret : avoir dû apprendre à marche forcée des rudiments de latin et de grec pour passer l’agrégation sans être allé au-delà de ces rudiments. Après la réussite à l’agrégation de philosophie en 1966, j’obtiens une année supplémentaire à l’École, une sorte d’année sabbatique au cours de laquelle je commence à préparer une thèse sur Condillac sous la direction d’Henri Gouhier (ENS-PSL 1919 l) ; je ne poursuivrai pas ce travail, car mes lectures, mes intérêts et mes occupations resteront trop divers pour que je puisse m’y consacrer longuement et sérieusement.

1967/68-1989/91 : entre mai 68 et l’effondrement du « socialisme réel ». Je commence ma carrière d’enseignant au lycée Pierre-Corneille de Rouen en septembre 1967, découvrant d’un coup toutes les difficultés du métier, difficultés que je n’avais pas imaginées et auxquelles je ne m’étais pas préparé : une carrière d’étudiant à vie m’aurait parfaitement convenu. Après deux années à Rouen suivies d’une année de service militaire je suis nommé à Paris et je travaille ensuite successivement ou simultanément dans plusieurs lycées dont le lycée Henri-IV (à partir de 1980). 

Avant que les difficultés pédagogiques ne s’atténuent avec « l’expérience » ma première année d’enseignement est épuisante ; j’accueille comme une libération l’effervescence de mai 68. Je ne suis de près qu’une partie des événements : j’assiste à la nuit des barricades, je participe à des débats à la Sorbonne ; après le « retour à l’ordre » dès juin, ces événements se répercutent dans des soulèvements locaux (ainsi dans le lycée où j’enseigne quelques années plus tard une très longue et très dure grève des élèves). Je vois dans les « évènements » de mai 68 la contestation par le mouvement étudiant et par un large mouvement social d’un ordre politique dominé complémentairement par le gaullisme et par le parti communiste, contestation suivie après le reflux par la recomposition de la droite (alliance des gaullistes et des centristes) et de la gauche (hégémonie du parti socialiste). Je n’accorde alors pas suffisamment d’importance aux très vigoureuses aspirations à « changer la vie » que résument à mes yeux ces mots tracés sur un mur de la Sorbonne : « Tous unis vers Cythère. » L’intérêt que je porte à un certain maoïsme reste très intellectuel, celui d’un lecteur des Quatre essais philosophiques de Mao ; mon « point de vue » est plus philosophique et syndical que politique. Membre du SNES, je participe au fil des années à de nombreuses luttes syndicales (débats internes et externes, manifestations, grèves).

Années de travail pédagogique et philosophique pendant lesquelles ma connaissance des textes philosophiques de la tradition comme des textes contemporains les plus novateurs (de Gilles Deleuze, de Jacques Derrida (ENS-PSL 1952 l), de Jean-François Lyotard) se précise et ma pédagogie s’affine en s’ouvrant davantage aux attentes et aux questions des élèves, en devenant plus inventive par la diversification des exercices scolaires. Années de déception concernant l’espoir d’une révolution comme l’espoir d’un certain « réformisme révolutionnaire » placé dans l’Union et la victoire de la gauche en 1981 presqu’aussitôt suivie du « tournant de la rigueur » en 1983. Années de doute croissant concernant le postulat et la confiance progressistes. Une réflexion sur la croyance et la confiance idéologiques (ou plutôt idéo-pathologiques) s’impose qui se nourrit des pénétrantes analyses de Jean-Toussaint Desanti dans le livre qu’il publie en 1982, Un destin philosophique ; il y examine son engagement militant de 1943 à 1956 au PCF : « J’adhérais à cette fonction cléricale : faire penser ce qui convient. » 

Au-delà de 1989-1991, s’ouvre une quatrième époque dont le début correspond à peu près à la « délocalisation » des ENS de Saint-Cloud et Fontenay-aux-Roses à Lyon, « délocalisation » que je ne peux suivre de près. Sautent de plus en plus aux yeux sous divers noms (« mondialisation » ou « globalisation » puis « capitalocène » et « anthropocène ») l’expansion du néo-libéralisme, la surexploitation du monde sous tous ses aspects, la provincialisation de l’Europe, les inégalités persistantes et même aggravées, les dégradations de l’environnement terrestre et les menaces sur la biodiversité, l’informatisation générale des communications et des transmissions, la décroissance de la culture par le livre, la mise en cause du progressisme, le retour ou la réaffirmation du religieux sous diverses formes dont la théocratique, la montée de nationalismes et de populismes identitaires confortés par un puissant courant anti-Lumières, les « fractures » entre public cultivé, public semi-cultivé et public peu cultivé que je mesure dans ma pratique d’enseignant, ma participation à des « cafés-philo » et de multiples discussions. Des phénomènes résistibles comme le montrent des mouvements de résistance offensive, mais... le fond de l’air effraie. L’articulation entre les trois « points de vue » dont j’ai parlé comme les ressources de la dialectique hégéliano-marxiste sont exposées à la lucidité critique et à la « déconstruction ». J’en viens à étudier de près les Essais de Montaigne et les Recherches philosophiques de Wittgenstein, à rapprocher le savoir-dire-savoir-vivre « à propos » du premier et la façon dont le second examine corrélativement les « jeux de langage » et les « formes de vie ». Je me demande si les modes de vie ne sont pas plus déterminants que les modes de production, si l’« environnementalisation » du monde (sa transformation en environnement aussi menacé que menaçant car il constitue une interdépendance contraignante) ne fait pas disparaître l’horizon de monde, soit la perspective d’un meilleur monde ; je me demande comment on peut réactiver d’une façon critique et inventive l’esprit des Lumières en contenant le scepticisme. Je reformule ainsi les « trois points de vue » : l’effort philosophique de réinterpréter le monde et le réel relève, espérant ainsi les conforter, les résistances les plus actives à la surexploitation générale, à l’« environnementalisation », à la mise en cause sans nuance des Lumières. Ces résistances offensives se reconnaissent dans les façons de vivre, de penser et d’agir de tous ceux pour lesquels il importe d’alléger la peine dans le travail comme dans toutes les tâches des subalternes en partageant les efforts, de refaire monde (un monde commun et de coexistence suffisamment pacifiée entre les humains, les vivants et les choses), de rester lucide quant au réel sans se raconter d’histoires, d’interpeler pour en débattre ceux dont les interprétations et les préoccupations sont différentes ou opposées. Je me demande enfin comment il est possible de distinguer ce dont nous ne pouvons pas nous passer et ce dont nous pouvons nous passer, de déterminer ce qui devrait croître en satisfaisant les besoins de première comme de haute nécessité, et ce qui conséquemment devrait décroître ; cela me paraît aussi nécessaire et urgent que très difficile. 

Cette interprétation, sans doute trop intellectuelle, ne saurait prendre la forme d’une conception « organique » intégrant les trois « points de vue ». Il me semble qu’une interprétation philosophique, aussi lucide soit-elle, n’a pas l’exactitude d’une connaissance scientifique, qu’elle est plus libre qu’une démarche politique organisée et idéologisée mais que son implication ne réalise qu’une « action restreinte » ou plutôt qu’elle est d’une efficacité inscrutable sinon faible et toujours en question ; elle est d’autre part moins libre que la parole et l’écriture poétiques beaucoup plus déliées et profuses, car elle s’efforce elle-même très sobrement d’égrener quelques balises de reconnaissance puis de les rassembler dans des aperçus conceptuels, de relever ainsi les « grandes lignes » de ce monde avec les causes qui le soulèvent et sous-tendent ce relevé. Elle mesure sa liberté et sa sobriété en se mesurant à la poésie : mon intérêt pour celle-ci, en parallèle à la philosophie et comme son contrepoint est ainsi puissamment réactivé ; après avoir lu René Char, je lis Paul Celan et Francis Ponge, puis Jacques Dupin... 

Mes dernières années d’enseignement sont très heureuses que ce soit dans le travail quotidien en classe avec les élèves, dans les lectures associées ou non à la préparation des cours, dans des activités interdisciplinaires, dans l’organisation de conférences. Je reprends goût à l’écriture, un goût mis en sommeil lors des plus harassants moments de mon activité professionnelle, un goût que je peux pleinement cultiver et satisfaire après mon départ à la retraite en 2003 en écrivant et publiant des essais de philosophie, des poèmes, des articles ainsi que des fables et des récits pour la jeunesse. L’écriture est ma principale occupation aujourd’hui. Dans une inquiétude interrogative constante, dans la jubilation parfois. Dans un double va-et-vient : entre Paris et ma campagne natale, entre la philosophie et la poésie.

Verrai-je le terme de cette « quatrième époque » et à quoi ressemblera la suivante ?

Christian Cavaillé (1962 L SC), décembre 2021 

Ce témoignage a été publié dans le Bulletin de l'association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, n°2, 2022, p. 21-24.

Né en 1943, Christian Cavaillé est ancien élève de l'École normale d'instituteurs de Toulouse et de l'École normale supérieure de Saint-Cloud. Agrégé de philosophie, il a enseigné cette discipline de 1967 à 2003, notamment au lycée Henri-IV. Christian Cavaillé écrit et publie des essais de philosophie, des poèmes ainsi que des articles de revue, des fables, des récits pour la jeunesse. Parmi ses publications :

Philosopher depuis Montaigne et après Wittgenstein : instances des essais, L'Harmattan 2008, 306 p.

Montaigne et l’expérience, CNDP, 2012, 94 p.

La sauterelle et le lézard, fables à colorier, Pippa, 2014, 30 p.

Les jeux de langage chez Wittgenstein, Paris, Demopolis, 2016, 121 p.

Façons du vivre et façons du réel en question, Paris, L'Harmattan, 2021, 256 p.

Sommes-nous en mesure, Paris, L’Harmattan, 2021, 116 p. 

Catastrôvirus - Fables, Soligny-la-Trappe, éd. Vincent Rougier, 2022, 32 p.