Sophie Walon, 2021. Droits réservés.


Avez-vous toujours eu pour projet d’intégrer l’École normale supérieure ? Comment en êtes-vous arrivée à préparer le concours ? 

Si je dois tirer le fil de mon parcours, on doit revenir à mes treize ans. J’ai commencé la danse classique très jeune, et, à treize ans j’ai passé des concours pour entrer au Conservatoire, d’abord celui de Boulogne-Billancourt, puis celui de Paris. Je suivais un cursus en horaires aménagés : le matin j’étais en cours, l’après-midi au Conservatoire. C’est d’abord cette passion pour la danse qui m’a donné le goût de la culture et des arts, même si je n’étais pas très portée sur les études à cet âge-là, étant très centrée sur ma pratique. En terminale, il a fallu choisir : faire de la danse ou faire des études. Tout ce que je n’avais pas réalisé vers quinze ans au sujet des carrières courtes et précaires des danseuses s’imposait à moi, et ces contraintes me sont apparues plus vivement qu’avant. Il se trouve que c’est aussi à ce moment-là que j’avais moins d’enthousiasme à faire « ma barre » tous les matins (exercices préparatoires en danse classique), et que je me suis mise à préférer la danse contemporaine, ce qui m’a plongée dans beaucoup d’incertitudes par rapport à ce que j’avais toujours cru être ma vocation absolue depuis mon enfance. Pour toutes ces raisons, je décide finalement de faire des études. Et comme je n’y avais pas beaucoup réfléchi avant, toute adonnée à la danse que j’étais, je me suis dit que le mieux était d’opter pour un parcours très généraliste, pluridisciplinaire, pour me laisser le temps de choisir ma voie. Mon choix s’est donc porté sur les classes préparatoires, car cela me permettrait de ne pas me spécialiser trop vite et de garder les possibles ouverts. J’ai réussi à décrocher le baccalauréat avec une mention bien, malgré mon emploi du temps en danse, et une classe préparatoire m’a finalement admise, la seule – je l’ai dit, je n’avais pas été particulièrement studieuse jusque-là : le lycée Blanche de Castille, au Chesnay, près de Versailles. C’est là que j’ai commencé à travailler comme une folle pour rattraper tout mon retard. Tout s’est très bien passé, ce qui m’a confortée dans ma volonté d’arrêter la danse et de poursuivre les études. Puis je suis passée en khâgne au lycée Henri IV, où c’était une évidence pour tout le monde de passer le concours de l’École normale supérieure. Peu à peu, dans cette émulation quotidienne, ça devient aussi la mienne et après deux khâgnes très, très soutenues, je rentre à l’École normale supérieure de Lyon, qui n’était pas un choix vocationnel dès mon adolescence ou mon entrée en prépa. 

Dans quelle discipline avez-vous choisi de de vous présenter à l’École ? Qu’avez-vous retenu de cette spécialisation ? 

Je rentre en philosophie, parce que j’aimais beaucoup la rigueur de pensée qu’elle exigeait, même si j’aimais aussi beaucoup les lettres et l’histoire – et aussi parce que je ne savais pas, quand j’avais choisi cette option à la fin de la première année de prépa, que c’était la matière par laquelle il était le plus difficile d’intégrer. Je fais mon M1 de philosophie et je découvre qu’il ne s’agit plus d’aborder de grandes questions générales, comme en prépa où on réfléchissait sur « La méthode », « Le plaisir », « Le bonheur », « La liberté », etc. Il y avait quelque chose de très exaltant à s’interroger sur des questions aussi essentielles, même existentielles, et d’embrasser tous les points de vue et tous les concepts. A l’École, tout d’un coup, je découvre des classes très spécialisées, dans lesquelles on passe des heures à expliquer deux pages de Hegel en entrant dans des considérations philologiques extrêmement ténues. Cette approche me plaît beaucoup moins, je trouve cela plus désincarné, bien qu’on soit dans le travail de textes, d’où ma volonté dès la deuxième année de commencer un double cursus, en étudiant aussi le cinéma. Lors de cette première année sur le campus, j’ai un colocataire qui adore Ingmar Bergman qu’il me fait découvrir. Pour moi qui n’étais pas cinéphile jusque-là, c’est une révélation. Je dévore le coffret intégral, commence à fréquenter assidument l’Institut Lumière et les différents CNP (les salles du Cinéma national populaire, aujourd’hui les salles des cinémas Lumière). Je n’avais aucune stratégie professionnelle arrêtée, je ne suivais là que mon goût. Comme je n’avais pas envie de passer l’agrégation de philosophie, je décide de passer les deux dernières années de l’ENS en Angleterre pour continuer à étudier le cinéma. Je fais une première année en échange Erasmus à Cambridge, puis une seconde en scolarité « classique » à Oxford, durant laquelle je prépare mon projet de thèse. J’aime faire des recherches en cinéma même si j’en perçois déjà l’aspect très isolant et solitaire. Je commence donc mon doctorat en septembre 2012 sous la direction de Jean-Loup Bourget (ENS-PSL 1965 l) à l’École normale supérieure de Paris. Ma thèse porte sur les films de danse, mais je travaille aussi sur d’autres sujets, notamment sur le cinéma français contemporain pour les cours que je donne, durant trois ans de doctorat-monitorat et deux ans d’ATER. A la fin de ma deuxième année d’ATER, il ne m’était pas possible de renouveler ce statut parce que je n’étais pas agrégée, et je suis donc candidate aux rares postes ouverts de maître de conférences, sans succès. Bien consciente que des vacations précaires à l’université ne suffiraient pas à payer mon loyer, je commence à paniquer et à réaliser qu’il va me falloir trouver un autre travail. Je me renseigne autour de moi : des collègues me disent qu’ils connaissent des « plumes », et me demandent si cela m’intéresse. Je dis oui sans trop savoir ce qui m’attend. Sylvain Fort (ENS-PSL 1991 l), qui est alors le conseiller discours du Président de la République, me reçoit en entretien. 

Qu’est-ce qui a été mis en valeur dans votre profil ? 

Ce que je croyais être un défaut pour prétendre faire ce travail, le fait de ne pas être passée par Sciences Po ou l’ENA, de ne pas avoir fait de la recherche en politique mais en histoire et théorie des arts ne pose finalement pas problème. Au contraire, être normalienne, avoir fait une thèse, savoir mener des recherches rigoureuses, penser et écrire vite et bien est valorisé. Pour écrire des discours, il faut avant tout savoir chercher des informations, les hiérarchiser, les organiser dans un propos clair et bien construit. Quand on est normalien et/ou docteur, on a appris à avoir de tels réflexes. Ce parcours de normalienne et de chercheuse le rassure beaucoup, et à vrai dire, le côté spécialiste de cinéma ne l’inquiète pas plus que cela, car pour lui, le cinéma touche à l’imaginaire, convoque le sens du récit ; or, pour les discours, il faut certes s’appuyer sur des faits et des idées, mais il faut aussi avoir le goût des mots, le sens du récit, du rythme, de la composition et de de la mise en perspective – le cinéma n’est pas si loin ! Je commence ce travail de « plume » en septembre 2017, cela fait donc aujourd’hui cinq ans que je fais toutes sortes de discours pour le Président de la République : cela va des discours généraux adressés aux Français aux discours thématiques ou sectoriels, sur des sujets plus spécifiques, des discours circonstanciels lors de déplacements et d’annonces du Président, aux discours mémoriels, lors de commémorations, des discours de décoration, où on rend hommage au parcours d’une personnalité, aux hommages nationaux et aux oraisons funèbres. Il existe tout un spectre de formats et de tonalités : des exercices purement écrits (communiqués de presse, préfaces, tribunes, lettres), qui ont des exigences différentes, et des textes qui ont vocation à être prononcés. Les discours sont bien sûr écrits avec le Président de la République, par des allers-retours permanents. 

Pour revenir à votre parcours, des cours vous ont-ils particulièrement marquée, ou des rencontres vous ont-elles influencée dans votre orientation intellectuelle ? 

J’ai beaucoup apprécié les cours d’Anne Sauvagnargues (1981 L FT) en esthétique, tout particulièrement ceux qui étaient plus proches de l’histoire de l’art que de la philosophie. Cependant, ce qui m’a le plus marqué et formé ces années-là, ce sont les rencontres avec les affinités intellectuelles et les goûts artistiques de mes camarades ou de mes colocataires, l’une est aujourd’hui performeuse, l’un réalisateur, un autre chercheur en géographie et une autre encore enseignante en lettres dans le secondaire. J’ai donc été éveillée au cinéma, à la littérature contemporaine, aux voyages, à la politique, toutes choses que je n’avais pas forcément connues avec ma famille, ni même en prépa. C’est cette ouverture-là qui a été la plus formatrice pour moi, avec des gens qui avaient une culture et des parcours différents des miens. Je dirais presque, c’était cela mon école à l’ENS : les discussions, les débats avec les autres élèves, la culture des amis qu’on y rencontre, et qui par proximité, par capillarité, nous contaminent de leur passion, ce que j’ai trouvé absolument génial. 

Peut-être sont-ce ces regards croisés qui vous ont confortée à adopter une approche transdisciplinaire dans vos travaux de recherche sur la danse ? 

Oui, tout à fait, ça et un parcours qui l’était déjà beaucoup, entre la danse, la prépa, la philosophie et le cinéma. Travailler sur les films de danse, c’était un peu tresser ensemble toutes les mèches de mon parcours jusque-là. Je me suis penchée en particulier sur ce qu’on appelle la « ciné-danse » ou « vidéo-danse » : ce sont des formats courts qu’on voit beaucoup sur les réseaux sociaux ou les sites d’opéras ou de compagnies. Des films souvent expérimentaux, moins narratifs, où l’effet chorégraphique procède parfois des techniques cinématographiques dans une forme d’hybridation très originale. Cela crée des formes et des effets impossibles sur scène. Ce genre, qui est véritablement né avec les films de Maya Deren, cinéaste expérimentale des années 1950, explose aujourd’hui grâce à des moyens de réalisation et de production beaucoup plus accessibles et avec les sites internet et les réseaux sociaux qui en sont presque les débouchés naturels. Beaucoup de compagnies composent désormais leurs propres « vidéos-danse », qui sont aussi une forme de communication, un moyen de faire connaître leur travail et d’attirer le public aux spectacles. 

Des textes en particulier ont-ils influencé votre perception du cinéma dans votre recherche ? 

Lorsque je donnais des cours sur le cinéma français contemporain, je brassais large les sources, de Laura Mulvey à Martine Beugnet, pour interroger la représentation des corps, la mise en scène des sensations. Les questions de genre commençaient à exploser, donc on réfléchissait aussi avec ce prisme-là. J’ai beaucoup lu Maurice Merleau-Ponty (ENS-PSL 1926 l), et aussi des auteurs anglo-saxons contemporains sur les questions du corps, les mouvements et les gestes à l’image, les pratiques expérimentales du cinéma. Je me suis certes appuyée sur un corpus théorique, mais j’ai plus l’impression de m’être référée aux travaux des cinéastes eux-mêmes, dont il fallait faire connaître le corpus : c’était un continent à découvrir, un travail de mise en partage de sources, de « mise au jour » de toute une filmographie très spécifique et en partie inconnue notamment dans les travaux universitaires. Mon temps était majoritairement consacré à ces recherches, à ce travail de défrichage et d’exhumation, puis d’analyse des films, même si je propose aussi une tentative de théorisation du genre. 

De quelle manière votre travail est-il désormais organisé ? 

C’est en dents de scie en permanence. Il y a des semaines terribles avec six, sept commandes de discours : un discours thématique, qui peut aller des énergies renouvelables à la physique quantique, une décoration collective, pour laquelle il faut se plonger dans le parcours de chaque personnalité, le mettre en mots d’une manière originale, un discours commémoratif pour lequel chaque mot doit être pesé, avec des recherches approfondies et précises à faire car la position du Président de la République doit être nourrie des derniers travaux des historiens. Il y a aussi des semaines un peu plus tranquilles, mais elles sont rares. Les discours qui prennent le plus de temps sont les discours mémoriels, les discours d’hommage, comme ceux aux Invalides ou au Panthéon, de décoration, ou les communiqués de presse, tous ceux pour lesquels on n’a pas de trame de conseillers : il faut tout produire soi-même. Quand ce sont des discours qu’on reprend, qu’on réécrit, sur lesquels on repasse une couche, qu’on améliore, cela prend moins de temps même si ces exercices sont exigeants. Selon le ratio de discours qu’on écrit soi-même et ceux de reprise, cela ne fait pas les mêmes semaines. 

Comment le dialogue avec le Président de la République se passe-t-il pour la correction, l’annotation, les idées de discours ? 

Le plus souvent, c’est un dialogue épistolaire : j’envoie une première version, il me la retourne avec des modifications, des ajouts, des suppressions, des remarques, et ainsi de suite. Les allers-retours peuvent être nombreux pour les discours importants. Surtout au début du premier quinquennat, pour les grands discours programmatiques qui demandent beaucoup d’arbitrages sur tous les plans. Après quelques années de pratique à ajuster le tir, bien sûr, on sait mieux ce que le Président attend, veut ou ne veut pas : on sait mieux accorder son violon sur le sien, même si évidemment, cela peut ne pas marcher à tous les coups, avec la nécessité parfois de produire quatre, cinq versions. Ces aller-retours lui permettent aussi d’affiner ce qu’il veut dire, les annonces qu’il entend faire : il y a dans ce processus une forme de maïeutique. 

Considérez-vous que vous avez encore à apprendre de votre métier de plume et que cet apprentissage continu en constitue la richesse intrinsèque ? 

Oui, c’est certain : même après cinq ans de métier, j’apprends encore tant de choses. Parfois un conseiller peut me donner une ligne claire et une trame détaillée. Il y a d’autres discours pour lesquels, au contraire, c’est à moi de proposer ce qui va être dit, et là, il est vrai que c’est un peu plus vertigineux : on tâtonne beaucoup, on discute avec les autres conseillers ou des spécialistes de la question. Les exercices sont très différents en fonction du sujet, du format, du contexte. Cela va de l’exercice de pensée politique où il faut proposer un argumentaire sur une question à des exercices plus « littéraires » d’amélioration organisationnelle, rhétorique et stylistique. En tout cas, c’est passionnant : on traite de tant de sujets et de tant de manières différentes, des EDL [éléments de langage] les plus techniques aux discours les plus léchés, écrits au cordeau. Si, parfois, l’épuisement menace vus les rythmes, l’ennui jamais ! 

Propos recueillis auprès de Sophie Walon (2008 L LSH) 

par Manon Grimaud (2019, philosophie), Paris, 25 juillet 2022

Cet entretien a été publié dans le Bulletin  de l'association des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, n°1, décembre 2022, p. 28-30.