La rencontre avec Jean-Claude Carrière a précédé l’Assemblée générale de l'Association des anciens élèves du 28 mars 2009 qui s’est tenue à l’ENS de Lyon. Nous remercions très vivement son directeur, M. Jacques Samarut. François Louveaux, président de l’Association, a accueilli ce prestigieux ancien élève de la promotion 53 (Lettres) et remercié les membres du Conseil d’administration qui ont contribué à l’organisation de cette invitation, Danielle Alloin, qui connaît J.-C. Carrière depuis son « entrée en astrophysique », et Stanie Lor-Sivrais, ainsi que Christine de Buzon et Francine Mazière qui ont suscité la lecture d’un montage de textes de Jean-Claude Carrière l’après-midi. Il lui a semblé pourvoir noter des thèmes récurrents dans les entretiens qu’il a lus : la référence aux origines - Jean-Claude Carrière est le fils de viticulteur du Midi -, et la référence relativement fréquente à l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Jean-Claude Carrière vient de publier ce mois-ci le Dictionnaire amoureux du Mexique (Plon, 2009).
Jean-Claude Carrière à la Bibliothèque Nationale de France lors d' un cours sur le scénario dans le cadre du festival Paris-Cinéma le 3 juillet 2008. Photo Roman Bonnefoy (https://romanbonnefoy.fr) Licence : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jean-Claude_Carrière_à_la_BNF.jpg
Jean-Claude Carrière commence par l’évocation de confusions plaisantes avec trois de ses homonymes. Le premier homonyme est un Jean-Claude Carrière professeur de grec à l’université de Toulouse et auteur de plusieurs ouvrages dont Le Carnaval et la politique : une introduction à la comédie grecque (Paris : les Belles Lettres, 1979) pour lesquels lui (notre condisciple) a été félicité. Il l’a rencontré et a même organisé avec lui une conférence de presse commune. Un deuxième homonyme, un grand marchand de lingerie qui a voyagé jusqu’en Inde avec lui dans l’avion de Jean-Pierre Raffarin (lequel n’a jamais réussi à les distinguer). Un troisième Jean-Claude Carrière a été découvert grâce à un entrefilet de presse : « Pour protester contre sa mutation arbitraire, Jean-Claude Carrière poursuit sa grève de la faim à Montélimar ». L’un des amis de notre Jean-Claude Carrière l’a assuré alors de « tout son soutien dans cette action ».
C’est l’occasion de dire que ce nom Carrière est relativement commun ; il viendrait de carrera, la route, et peut avoir désigné un ancêtre charretier. C’est un nom du Midi. Sa famille était modeste et lui-même est un pur produit de la IIIe République. Remarqué par son institutrice lorsqu’il avait neuf ans et demi, il a bénéficié d’une bourse qui l’a suivi jusqu’à la khâgne. « Je dois tout au système éducatif français » nous dit-il. En conséquence, il ne refuse jamais une intervention dans une classe. Il a aujourd’hui 78 ans et deux moments de sa biographie lui semblent importants à noter.
Vers l’âge de 50 ans, il rencontre Hubert Reeves qui venait de publier Patience dans l’azur, alors que lui-même présentait le Mahabharata au Théâtre des Bouffes du Nord. Il découvre alors qu’un immense pan de la connaissance lui échappe, celui qui résulte de l’approche scientifique. Il décide alors de commencer l’étude de la physique et de l’astrophysique et convient de rencontrer chaque jeudi à l’Institut d’Astrophysique de Paris deux chercheurs, Jean Audouze et Michel Cassé. La droite était alors au pouvoir, et les menaces sur les crédits de la recherche grandes. Il écrit alors un texte pour Le Monde où il souligne ironiquement qu’il n’est pas étonné que les scientifiques, habitués à appartenir à la Cité depuis Platon (« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ») et habitués aux honneurs, s’expriment sur la dégradation de leur situation. Lui, en revanche, appartient à la communauté des hommes de lettres qui n’est pas partie intégrante du corps social, qui a l’habitude de dormir dans des tentes (parfois luxueuses !) à l’extérieur de la Cité et d’être traitée différemment. C’est à cette époque qu’il commence son éducation scientifique grâce à ces deux chercheurs, et d’autres, qui l’aident à progresser. Il lui paraît que la formation reçue en khâgne l’a alors sans doute aidé à recevoir ces leçons. Cette expérience a abouti à la publication d’un premier ouvrage, Conversations sur l’invisible (1988), et, quelques années plus tard, avec un autre chercheur, Thibault Damour, à un second ouvrage, Entretiens sur la multitude du monde (2002). Puis il a écrit seul un livre sur Einstein (Einstein s’il vous plaît, 2005). Cette entrée inattendue dans le monde scientifique a été confirmée lors d’une émission de Michel Polac (« Droit de réponse ») sur les thèmes « sciences et philosophie », où il était alors invité du côté des scientifiques. « L’aventure scientifique du XXe siècle » a constitué, pour lui, « un exercice de l’esprit humain considérable » et c’est l’aventure la plus importante du XXe siècle à côté de laquelle il aurait pu passer, sans la rencontre des chercheurs.
Le deuxième élément biographique important est lié également à des lectures et apprentissages considérables. Après avoir travaillé sur le Mahabharata pendant onze ans, et effectué un travail sur les mythes en général, le fils de son éditeur (Robert Laffont), lui propose de réaliser un livre avec le Dalaï-lama, mais Jean-Claude ne connaît pas le bouddhisme. Il consacre donc tout d’abord six mois à son initiation. Un premier livre en résulte, et un film est en cours, sur l’histoire des dalaï-lamas, qui fait du Dalaï-lama un scénariste et portera sur cinq siècles.
« Quand je dis « l’École », je ne peux la séparer de la khâgne ». Le rôle de l’École – au sens ainsi précisé - a été, à son sens, de formation plus encore que d’éducation. Étant marié, il était externe à l’École (alors qu’il était encore interne au lycée Lakanal où il a suivi les classes préparatoires). A 13 ans et demi, il avait déménagé avec sa famille en région parisienne, et entrait au lycée Voltaire (« venant d’une institution religieuse, je ne savais pas qui était Voltaire ! »), d’où il fut renvoyé, pour chahut, au bout d’un an. Il poursuivit ses études au lycée Charlemagne où il passa son bac. Ses parents tenaient un café à Montreuil-sous-Bois lorsqu’il entre, comme interne à Lakanal. « Je ne me souviens plus si j’ai eu moi-même l’idée ou si j’ai été poussé à me ré-enfermer ». En khâgne, il profite de l’ambiance intime de Lakanal, entouré de ses amis Guy Bechtel (Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, 1955), Louis Mermaz, Gérard Genette. Au concours d’Ulm, il avait tout d’abord eu une note épouvantable en thème grec (3, peut-être). Il avait ensuite choisi l’histoire et la géographie (dont les cours, pour cette dernière matière, étaient assurés en Sorbonne et non à l’École). L’année suivante, en 1953, il intègre Saint-Cloud (et s’interroge : « dit-on toujours intégrer de nos jours ? »). Il reconnaît quelle place était alors donnée au système éducatif : d’origine paysanne, boursier, le métier d’instituteur aurait déjà été formidable. Ce système sélectif donnait satisfaction aux familles qui n’auraient de toute façon pas pu supporter le coût financier des études. Mais les rêves de sa famille se sont brisés lors de son séjour à l’École : à cause de la guerre d’Algérie d’abord, pour laquelle il a dû faire 29 mois de service militaire. Il a alors croisé Jean-Paul Belmondo, qui, meilleur comédien que lui, s’est fait passer pour muet, ou tout au moins pour taciturne, au point de ne pas prononcer un mot.
Sa rencontre avec Jean Bruhat (alors son professeur) a été décisive dans sa décision de choisir l’histoire et géographie (« la qualité d’un professeur décide de votre vie »). Mais il a pu passer d’autres certificats de licence, en latin, morale sociologique, par exemple. A Saint-Cloud, il a suivi une formation sérieuse en histoire. Chaque élève devait traiter particulièrement un sujet tout au long de l’année. Il a tout d’abord choisi le vaste sujet de l’histoire de la Méditerranée au XIXe siècle. Ensuite, il obtient un diplôme sur les idées de la noblesse d’après les Cahiers des États généraux. Puis, une néphrite aiguë l’alite pour 8 mois. Il ne peut pas passer l’agrégation, alors que tout l’y destinait.
Pendant sa scolarité à l’École, il avait attrapé le « virus du cinéma et de la littérature » et faisait partie du « comité de propagande du ciné-club universitaire » (autrement dit, il distribuait des prospectus). Il avait publié un roman chez Robert Laffont. A l’âge de 23 ans, il s’ouvrait au monde de l’expression. Il était impossible de cacher cette évolution à la direction de l’École, il a alors offert l’ouvrage avec une dédicace à Henri Canac, le directeur. La publication de ce premier roman obtient un « succès d’estime » avec environ 800 exemplaires vendus. Mais Robert Laffont lui propose un nouveau contrat, un chapitre tout d’abord, pour un roman sur la base des films de Jacques Tati, Mon Oncle, et Le Voyage de Monsieur Hulot. Pour ce dernier, un film très visuel, Jean-Claude choisit d’adopter le point de vue d’un personnage. Là encore, sa formation l’a aidé car elle lui a permis de comprendre la manière d’acquérir des connaissances, de distinguer ce qui est important ou pas, de réserver des choses pour plus tard. Il adopte ainsi le point de vue de l’un des personnages du film, l’homme d’un couple de petits vieux qui se promènent régulièrement. Il s’identifie alors à ce petit vieux qui, grâce à M. Hulot, a connu des vacances exceptionnelles.
Rendez-vous est pris avec J. Tati, Jean-Claude est reçu dans son bureau. J. Tati n’avait apparemment pas lu le chapitre écrit par Jean-Claude, mais il lui pose une question qui va décider de sa vie « qu’est ce que vous savez du cinéma, vous ? ». La réponse de Jean-Claude se résume principalement à ses séances à la Cinémathèque … « Non, lui dit J. Tati, je voulais dire : savez-vous comment on fait un film ? ». J. Tati lui propose de suivre Suzanne Baron (qui a monté Le Tambour) en salle de montage. Elle lui montre comment faire fonctionner la machine Moviola, et prononce une phrase fondatrice qui reste encore aujourd’hui parfois sans réponse : « Tout le problème est de passer de ça à ça (c’est-à-dire du scénario au film) », car il s’agit presque d’une alchimie : « Écrire, parler, je savais. Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas le langage cinématographique. C’est presque alchimique ce changement de support qui suppose de changer d’écriture ». Il sait très vite qu’il a les outils nécessaires pour apprendre cette nouvelle écriture. Les romans issus des deux films de J. Tati ont été publiés la même année, illustrés par Pierre Étaix et offerts à l’École.
La khâgne et l’École donnent surtout les outils nécessaires pour apprendre, elles laissent les élèves ouverts sur des formes d’expression possibles qui n’existent pas encore. La méthode est alors de commencer par explorer les grandes avenues, puis les rues latérales, où il y aura des impasses qui seront parfois très intéressantes. C’est vrai pour l’histoire de la littérature et pour la rédaction de scénarios. Par la suite, bien plus tard, Jean-Claude fondera la FÉMIS et dirigera un grand nombre d’ateliers sur l’écriture cinématographique. A la FÉMIS, tous les enseignants sont des professionnels en exercice.
A la sortie de l’École, Jean-Claude part au service militaire. En rentrant d’Algérie, il a 29 ans et vit à Paris : il a la possibilité d’être professeur ou d’écrire. Il enseigne pendant trois mois à Condorcet, puis il prend rendez-vous avec Henri Canac, qui prend en compte toutes ses années de maladie et de guerre, pour le défaire de l’engagement comptable de ses années dues à l’État. Sa formation d’historien lui fut utile à plusieurs reprises, ainsi que la puissance de travail acquise en khâgne. Par exemple, quand il s’est agi de lire le Mahabharata , ce poème indien, long comme quatorze fois la Bible, qui a demandé onze ans de travail, une initiation au sanscrit. Il se souvient de son sujet de concours : « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments » (Gide), appliquez cette phrase au Lys dans la Vallée de Balzac. Jean-Claude a une grande admiration pour Balzac qui « donne à tous ses personnages la possibilité d’exister ». Tous ses personnages ont une présence, il n’y a pas de « figurants ». Selon lui, la lecture de Balzac « est une leçon de scénario ». Cette formation historique lui a aussi été très utile pour le Danton d’Andrzej Wajda. Il a fallu adapter une pièce polonaise de Stanislaw Przybyszewski sur Danton, d’abord pour le théâtre puis au cinéma. Jean-Claude a utilisé les compétences acquises en khâgne : comment aller aux sources, utiliser une bibliothèque, choisir ce qui peut être cinématographique. En particulier, au dernier jour de son procès, Danton qui compte sur sa voix pour convaincre, la perd soudainement. Ses juges gardent les bras croisés (il était déjà condamné), ne prennent pas de notes, de telle sorte qu’il ne reste aucune trace écrite du discours prononcé par Danton – pour la pièce, Jean Claude devait donc l’inventer. Pour cela, il s’imprègne de l’ambiance de la Révolution et lit d’autres textes de Danton. Une difficulté supplémentaire a été que pour des besoins de co-production avec la Pologne une partie du texte était en polonais, et devait faire l’objet d’une synchronisation. Il fallait donc écrire des phrases s’ajustant au mieux au texte et à la prononciation en français.
Enfin, Gérard Depardieu, qui jouait Danton, considérait qu’il manquait quelque chose à son personnage, et demanda des informations à Jean-Claude. Ce dernier lui dit que les Conventionnels étaient à ce moment-là persuadés de représenter le peuple, d’avoir une légitimité absolue. Ils considéraient que leur mission était si importante qu’ils rédigeaient des textes nuit et jour, à tel point qu’ils ne dormaient plus ou à peine quelques heures, et sur place. Danton devait donc sans cesse avoir sommeil. C’est ce dernier point qui a permis à Depardieu de mieux saisir son personnage.
La Controverse de Valladolid, enfin, a été d’abord un film, puis un récit, puis une pièce. Alors qu’il est président de la FÉMIS, l’un des directeurs de France 3, Pierre Lunel, le contacte en 1988-89 parce qu’il cherche un sujet de fiction pour illustrer les 500 ans de la découverte de l’Amérique. Jean-Claude connaît l’Espagne, l’Amérique Latine, et est hispanophone. Il promet d’y réfléchir. S’agissant d’un film de télévision, il sait qu’il ne pourra pas avoir de caravelles ni de conquistadors ni de voyage de repérage au Mexique parce que tout cela est trop coûteux. Il connaissait la Controverse de Valladolid par quelques lignes d’un ouvrage de T. Todorov, La conquête de l’Amérique, la question de l’autre, et il rédige deux pages qu’il soumet à Lunel. Bien que l’histoire se passe en 1550 et non en 1492, date de la découverte de l’Amérique, l’idée est adoptée et on lui donne carte blanche. Il revient alors à la recherche de documents : tout a disparu à Valladolid mais il existe un institut d’études autour de Bartolomé de Las Casas. « J’ai fait moi-même le travail de documentaliste ». L’argument du film est alors trouvé. Les Espagnols arrivent dans un nouveau monde : la question se pose de savoir si les habitants de ce nouveau monde sont des êtres humains à part entière. Sepúlveda pense que ce sont des esclaves-nés et non des hommes : Jésus n’a pas voulu d’eux puisqu’ils n’ont pas été enseignés.
Jean-Claude Carrière doit retrouver la conception de l’homme au XVIe siècle. Il insiste sur le fait que la pensée scientifique était alors très différente de la nôtre. Deux exemples : Ambroise Paré expose dans ses œuvres le cas d’une femme accouchant de crapauds, et par ailleurs on rapporte que les marins portugais auraient eu des enfants avec des guenons. Autrement dit, la définition de l’espèce humaine n’est pas précisément connue avant le milieu du XVIIe siècle. « Espèce » devient alors un mot à contenu scientifique, contrairement à celui de race. De plus, à l’époque de La Controverse de Valladolid, tous les personnages sans exception croient en Dieu. Pourtant, le scénariste ne peut pas adopter une attitude de supériorité ni leur attribuer une pensée archaïque. Leur foi en Dieu connaît des nuances qui s’expriment dans les textes de Las Casas et Sepúlveda. Las Casas souligne la liberté de décision de l’homme, son libre-arbitre, alors que Sepúlveda a une vision plus intégriste, celle où Dieu seul décide.
Pour finir, à une question posée dans l’assistance, « quelle est l’identité du normalien ? Est-ce la culture acquise, une vue originale ? », Jean-Claude Carrière répond : « il n’y a pas un modèle de normalien mais la chance, les désirs et les capacités jouent un grand rôle ainsi que l’apprentissage des techniques du savoir. Il faut avoir le courage de dire à la sortie de l’École qu’il y a d’autres modes d’expression que ceux qu’on a appris. »
Compte rendu de Danielle Alloin, Céline Bignebat et Christine de Buzon, mars 2009,
pour l'Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud