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L'ENS LSH, le défi numérique


Arnaud Pelfrêne et une élève de l’ENS LSH, devant le tout nouveau site web de la bibliothèque, bibliothèque (salle concours). Bâtiment, mobilier, conception et design des lampes de lecture : Bruno Gaudin, architecte. Photo Dominique Berrier, 10 octobre 2000.
Coll. BM de Lyon © Dominique Berrier

Nous sommes en 1998. Le chantier de l'ENS Lettres et sciences humaines avance à grands pas. L'administration centrale se courrouce de la faiblesse du projet technologique. Il manque de perspective, d'initiative, d'audace. On ne prend pas suffisamment la mesure de ce qui nous attend. C'est l'option du tout numérique qui a été choisie : des ordinateurs partout (on parle de plusieurs centaines), des badges électroniques pour se déplacer, pour lire, pour se restaurer, des logins, des mots de passe.

Un vent d'inquiétude (voire de panique) souffle sur Fontenay. L'ENS d'alors hésite entre la techno-distance et la techno-méfiance. Une équipe est mise en place pour préparer l'École à cette mutation. Cela concerne tout le monde : les élèves, les enseignants et tous les personnels de l'établissement. Souris et claviers seront les nouveaux outils indispensables à la survie intellectuelle et à la survie tout court.

On va chercher à connaître le profil numérique du normalien de l'an 2000. Quels sont ses rapports avec l'ordinateur ? Quelle place lui accorde-t-il ? On sonde les élèves. Un an avant l'échéance, en septembre 1999, 106 élèves (qui viennent d'intégrer) répondent à nos questions :

 

non

oui

 

Possédez-vous un micro-ordinateur ?

61

45

 

Avez-vous une pratique du courrier électronique ?

71

35

 

… de la navigation sur Internet ?

69

37

 

… des moteurs de recherche ?

74

32

 

 

jamais

quelquefois

régulièrement

Utilisez-vous un micro-ordinateur ?

27

56

23

Avez-vous déjà utilisé un traitement de texte ?

23

64

19

… un tableur ?

89

15

2

… un système de gestion de base de données ?

102

2

2


Si vingt ans après de telles questions paraissent largement saugrenues, le sondage de l'époque montre bien l'ampleur de la défiance. En classe préparatoire, on pratique volontiers la distanciation numérique. L'étudiant a autre chose à faire. Et on le comprend. A la fin des années 90, la toile n'offre que peu de ressources aux lettres et sciences humaines et elles sont souvent sujettes à caution. Mais il faut faire preuve de clairvoyance et d'anticipation. Un jour viendra…

La mission est claire : il faut réduire la fracture. De septembre 1998 à juin 2000, des formations sont ouvertes à Fontenay-aux-Roses. Elles prennent la forme d'ateliers facultatifs. Ils concernent le courrier électronique (à Lyon, l'information passera par ce canal), la navigation avancée sur Internet (on se pose des questions sur la valeur et l'avenir de « Wikipédia, L'encyclopédie libre »), l'édition web (et ses enjeux), l'initiation à la recherche documentaire, la notion de bibliothèque virtuelle (catalogue raisonné de sites web pertinents pour un domaine précis). On y ajoute quelques thèmes plus spécialisés : la recherche et l'édition d'images sur Internet, l'analyse textuelle par ordinateur, l'initiation à la gestion de base de données (on pressent que c'est l'avenir du web). Certains élèves, plus branchés que les autres, nous prêtent main forte : je me souviens de Guillaume Hatt. C'est lui qui nous enseignera l'art d'enfermer les « datas » dans une base de données en ligne et de les interroger à l'aide de scripts ASP. Nous sommes alors dans le monde Microsoft.

La rentrée universitaire 2000 a lieu dans un chantier. Les travaux ont pris du retard. Le bâtiment Formation n'est pas disponible. Quelque îlots sont informatiquement équipés : l'administration, les services techniques et, en partie, la bibliothèque. C'est la bibliothèque qui accueille l'équipe chargée de la formation technologique. Les premiers cours ont lieu dans la grande salle de lecture. La directrice de la bibliothèque, Danielle Roger, est une combattante du numérique de la première heure. Elle avait rejoint Fontenay, en 99, pour organiser le déménagement du fonds et l'informatisation du système documentaire.

Le CID (Centre d'Ingénierie Documentaire) étoffe le programme de formation. Son titre montre bien l'orientation qui a été choisie : « documentation et nouvelles technologies ». On y approfondit les différents types de messageries, les ressources numériques de la bibliothèque, la notion de bibliothèque virtuelle, les logiciels bibliographiques, entre autres thèmes.

Les techno-fracturés sont vite repérés. Dès les premiers jours de la rentrée, tous les étudiants du campus passent un test informatique. Certains cours de base sont alors prescrits : ils sont de nature bureautique et visent à maîtriser au plus vite l'ordinateur, ses périphériques et ses applications les plus… vitales (messagerie, navigateur et traitement de texte). Et on commence à y aborder des questions comme la structuration des travaux universitaires (il faut préparer l'avenir). Les années passent et les formations du CID rencontrent un succès grandissant. Vingt ans, à l'échelle digitale, c'est énorme. Le chemin parcouru est considérable et l'offre de formation s'est particulièrement étoffée. Les cours spécialisés (souvent liés aux disciplines enseignées à l'École) sont intégrés aux différents cursus.

Voici quelques exemples extraits du programme proposé pour l'année 2020-2021 : « Analyse textuelle, ressources et outils » ; « Antiquités numériques » ; « Approche numérique des archives » (doctorat) ; « Édition numérique de textes » ; « Histoire et enjeux sociétaux d'Internet » ; « Logiciel bibliographique et recherche documentaire » ; « Numérisation avec Abbyy FineReader » (doctorat) ; « Outils méthodologiques pour transcrire et analyser des données orales » (doctorat) ; « Publier un livre numérique multimédia ».

L'aventure, c'était il y a vingt ans. Des résistances se manifestaient. Sylvain Auroux et l'équipe de direction ont fait preuve de détermination et d'opiniâtreté. Un normalien doit apprivoiser l'outil informatique. Certaines humanités sont devenues numériques. Le défi a donc été relevé. Et je me souviens avec émotion des acteurs et complices de ce qui fut, à n'en pas douter, une gageure : Danielle Roger, Gisèle Kahn et Frédéric Weiss.

Arnaud PELFRÊNE, Saint-Gaudens, 10 mars 2021

Arnaud Pelfrêne a été enseignant-chercheur à l'ENS de Saint-Cloud, à l'ENS de Fontenay Saint-Cloud, à l'ENS LSH, et enfin à l'ENS de Lyon, de 1973 à 2014.


Gisèle Kahn (à droite) et Danielle Roger dans les futurs bureaux du Centre d’ingénierie documentaire (bâtiment Recherche, 7 décembre 1999).
Photo Arnaud Pelfrêne, droits réservés.

Pour citer ce texte : Arnaud PELFRÊNE, L'ENS LSH, le défi numérique, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 73.