Rentrée 2000 à l’ENS LSH : images d’un monde flottant
Septembre 2000, nous arrivions dans un chantier. Chantier à l’intérieur : les sols des couloirs en ciment brut sans revêtement, les salles sans équipement, où, pendant les cours, des électriciens rampaient entre les gradins pour dérouler des câbles et installer des prises ; chantier à l’extérieur, les excavatrices, pelleteuses et rouleau-compresseur dressant leurs silhouettes d’insectes sur le champ de boue du futur jardin où l’allée centrale sommairement tracée restait à damer ; chantiers aussi par-delà les grilles du parc, dans un quartier en transition où les démolitions avoisinaient les friches, où la recherche d’un café était une aventure incertaine. Ces quelques images sont tout ce qu’a conservé ma mémoire de la rentrée dans notre ENS lyonnaise alors baptisée LSH (pour Lettres et Sciences Humaines). Encore ne suis-je pas sûre de leur statut de souvenirs, tant elles continuent de hanter certains rêves d’angoisse. Oubli et cauchemars récurrents : le syndrome du déménagement s’apparente-t-il à un trauma ? Du moins vivions-nous – nous, les enseignants et les élèves venus de Fontenay-aux-Roses – une perte de repères.
Le vide, partout, était oppressant. On s’égarait dans l’immense salle de lecture du « plateau ENS », où les livres eux-mêmes, naguère serrés en masse compacte sur les blocs d’étagères disparates du sous-sol de la bibliothèque de Fontenay, se dispersaient dans l’alignement à perte de vue de rayonnages impeccables. On s’embourbait pour gagner, à l’autre bout du site, le restaurant, que les vastes salles et le dispositif du self-service nous retenaient de nommer réfectoire. On déambulait dans des couloirs sans signalétique, dans des bâtiments dont les fonctions n’étaient pas clairement identifiables. Ils regorgeaient de bureaux inoccupés. Si bien que chaque enseignant-chercheur se trouva doté de deux bureaux : l’un pour l’enseignement, l’autre pour la recherche. Comment les occuper tous les deux ? ou lequel choisir ? Perplexité d’autant plus vive qu’on ne disposait encore d’aucun mobilier à y installer.
Les murs aussi étaient vides : étrange impression dans un bâtiment universitaire. Mais ce vide-là n’était pas un effet de l’inachèvement, mais une décision esthétique des architectes, soucieux de préserver l’espace qu’ils avaient créé de toute pollution visuelle. Les informations nécessaires défilaient sur un écran numérique. Aussi devait-on patienter le regard braqué sur l’écran pour attraper au vol le numéro de sa salle de cours, ou attendre un tour supplémentaire si on ne l’avait pas repéré assez vite. Il n’a fallu que quelques semaines pour qu’apparaissent, sur la blancheur intacte des murs, affichettes, dépliants et post-it. Les associations diffusaient ainsi leurs informations, les étudiants leurs petites annonces. Les secrétariats n’ont pas tardé à les imiter, si bien que l’administration a finalement décidé d’installer des panneaux d’affichage. L’écran numérique fut oublié, puis mis à l’arrêt. L’ordonnancement intimidant de la « nouvelle école » s’humanisait par cet accroc minime à la perfection technologique. Enfin nous étions rentré.e.s. Les lieux flambants neufs allaient nous devenir familiers, nous adoptions joyeusement les visages nouveaux des nouvelles promotions, qui entraient de plain-pied dans leur nouvelle école sans être déroutées par le flottement de la nostalgie.
Michèle ROSELLINI (70 L FT)
Michèle Rosellini a enseigné à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud puis à l’ENS de Lyon de 1996 à 2016.
Pour citer ce texte : Michèle ROSELLINI, Rentrée 2000 à l’ENS LSH : images d’un monde flottant, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2, 2020, p. 40.-41 |