Vingt ans après
Ce texte reprend en partie un exposé prononcé devant le conseil scientifique de l’ENS de Lyon le 10 décembre 2020 à l’occasion des vingt ans de l’arrivée à Lyon de l’ENS LSH.
L’École normale supérieure des lettres et sciences humaines s’est installée à Lyon en l’an 2000. Une date intéressante : pendant tout le XIXe et le XXe siècle, dans l’imagination populaire, dans celle des écoliers et des romanciers, l’An 2000, c’était l’emblème de l’avenir absolu, celui qu’on n’atteindrait jamais – le titre d’une utopie ou le thème de nombreux récits de science-fiction (juste à côté de « après la guerre atomique » ou bien « le débarquement des Martiens »). Et voici que, tout d’un coup, l’an 2000 était là – et que de curieux Martiens débarquaient à Lyon, en provenance de ces lointaines planètes : Fontenay et Saint-Cloud. Dans un chantier qui ressemblait quelque peu à un paysage d’après la guerre atomique.
Je faisais partie du Conseil d’administration qui, quatre ans auparavant, en 1996, avait voté le départ pour Lyon. Nous avions des raisons fortes pour décider de cette relocalisation. En effet, l’École avait un passé significatif, de grandes potentialités, mais aussi des freins très puissants qui l’empêchaient de mettre en œuvre ces potentialités.
Un passé significatif : créées au moment des grandes lois de fondation de l’école républicaine en France, au début des années 1880, les ENS de Fontenay et de Saint-Cloud avaient eu pour tâche de contribuer à la construction du tissu éducatif laïque. Il fallait des instituteurs, donc des écoles normales pour les former, des professeurs pour enseigner dans ces écoles normales et Fontenay et Saint-Cloud ont, durant près d’un siècle, formé ces professeurs qui constituaient un maillon essentiel de la formation sociale française. Par la suite, après 1945, elles ont continué dans la même logique, à une époque où de plus en plus d’enfants allaient poursuivre leur éducation dans le secondaire : elles ont donc commencé à préparer leurs élèves à l‘agrégation, les destinant ainsi à l’enseignement dans les lycées et, pour certains, à l’Université. Enfin quelques-uns des enseignants s’étaient tournés vers la recherche et y conduisaient leurs élèves, comme en témoignaient leurs séminaires et leurs publications. Un tel tournant était remarquable, quand on pense à la vieille tradition qui, comme chez les professeurs de khâgne (dont certains d’ailleurs amorçaient à ce moment un tournant analogue), avait fait prévaloir une culture de l’oralité, où la préparation aux concours représentait la forme suprême de l’accession partagée à la connaissance et à l’habitus professoral.
De grandes potentialités : citons-en quatre. Tout d’abord des élèves toujours désireux de servir l’enseignement et la République, mais sous une forme désormais nouvelle – leur profil en effet avait évolué et certains au moins souhaitaient des itinéraires d’universitaires et de chercheurs.
Ensuite, les deux Écoles, puis l’École unifiée pouvaient compter dans leurs rangs quelques chercheurs de très grande qualité. On ne peut les citer tous, mais, pour donner quelques exemples : en lettres Christian Biet, disparu cet été, fondateur d’une façon toute nouvelle d’aborder la littérature théâtrale ; en géographie Violette Rey (63 L FT) qui menait une réflexion à même la crise des sociétés, sur les pays du centre de l’Europe en plein bouleversement ; en philosophie Jean-Toussaint Desanti (ENS L 1935) qui avait notamment contribué à orienter le regard des philosophes vers les sciences, ou Alexandre Matheron, qui illustrait la tradition de l’histoire structurale des systèmes de pensée, la revue Mots en linguistique, et d’autres encore.
L’École avait pris très tôt une certaine habitude de l’interdisciplinarité, incontestablement favorisée par l’avantage d’être un petit établissement, où chacun connaît les collègues des autres sections et peut envisager plus facilement des travaux en commun. Ainsi Michèle Duchet (ENS L 1947), littéraire et historienne de l’anthropologie, et Michèle Crampe-Casnabet (56 L FT), philosophe, avaient organisé un séminaire commun sur « Logique et langage, de Leibniz à l’Encyclopédie » qui avait fait l’objet d’une publication, ce qui était relativement rare à l’époque.
Enfin, l’École avait pris le tournant des sciences humaines et sociales, lentement, certes, mais elle l’avait pris ; on était passé de l’ancienne culture rhétorique à dominante littéraire à une autre culture qui essayait de construire des méthodes rigoureuses pour approcher les réalités sociales et culturelles ; les études littéraires elles-mêmes s’étaient d’ailleurs ouvertes à ces nouvelles dimensions. Les chercheurs de l’École développaient aussi un nouveau regard sur la politique et la sociologie, en s’appuyant sur une relecture de leurs textes fondateurs : c’est le cas des travaux de Jean-Claude Zancarini (67 L SC) sur Machiavel et de Catherine Colliot-Thélène (69 L FT) sur Max Weber. La tradition de lecture des textes, débarrassée de ses limites, se mettait ainsi au service des démarches nouvelles.
Mais ce développement et ce renouvellement étaient entravés par un certain nombre d’obstacles. Mentionnons entre autres :
- La faiblesse des structures de recherche. Ce qui en tenait lieu, c’était parfois un cours d’agrégation étendu (certains cours d’agrégation étaient tellement approfondis que les élèves qui voulaient se spécialiser sur l’auteur ou la période traités y revenaient une fois qu’ils étaient agrégés). Un séminaire, c’était souvent un enseignant et ses élèves, ou un enseignant et ses amis ; on était encore souvent dans le domaine de l’initiative individuelle – toujours essentielle, mais qui rencontrait ses limites dès qu’il fallait donner un peu d’extension au travail collectif. En outre une telle restriction ne favorisait pas la nécessaire confrontation avec les méthodes et les acquis d’autres équipes ou d’autres courants de pensée.
- Un manque de crédits consacrés à de grands projets – on utilisait à fond ce que l’on pouvait, on jonglait pour trouver de quoi soutenir le travail des doctorants et des jeunes chercheurs, mais on ne disposait pas des ressources qui auraient permis une stratégie de grande ampleur ; en tout cas on était loin de ce dont dispose l’École maintenant.
- Un espace dramatiquement restreint. Difficile d’organiser de grands colloques en dehors des périodes de vacances, impossible d’étendre la bibliothèque. Or une institution n’existe pas dans le royaume de l’abstraction, elle s’installe dans des espaces. C’est un être mixte à la fois intellectuel et matériel, à la fois transmetteur de mémoire (des contenus, des pratiques, de la réflexion sur ces pratiques) et foyer d’initiatives, c’est-à-dire nécessairement ancré dans des lieux pourvus d’outils, d’archives et de capacités de rassemblement.
C’est pourquoi se faisait sentir de plus en plus nettement la nécessité d’aller chercher ailleurs les moyens de poursuivre sur une autre échelle le travail entamé. En 1985 déjà, les scientifiques étaient partis s’installer à Lyon. Mais à l’époque la directrice, Jacqueline Bonnamour (45 L FT), avait estimé à juste titre que c’était prématuré pour les SHS, parce qu’il n’y avait pas en Rhône-Alpes le même tissu scientifique qu’en sciences dures. Cependant, le succès de l’École scientifique fournissait une image motrice positive : la preuve que l’on ne perd rien en s’installant « en province ». Or, en 2000, Lyon et sa région avaient changé. Non seulement le tissu scientifique s’était modifié, mais en outre il y avait une demande des institutions régionales, qui estimaient qu’elles avaient désormais les grandes écoles scientifiques dont elles avaient besoin, souhaitaient maintenant une grande école de sciences humaines et étaient prêtes à y mettre le prix – c’est ce qui nous avait été dit lorsque le CA s’était déplacé à Lyon pour savoir ce que l’on attendait de nous et ce que l’on nous proposait. Nous en avions donc retiré l’impression que les circonstances étaient plus favorables que quinze ans auparavant. Les propositions d’autres régions ne faisaient pas le poids. C’est ainsi que fut prise la décision de refonder à Gerland « une école du XXIe siècle fondée sur les sciences humaines et les nouvelles technologies », selon le slogan de Sylvain Auroux (67 L SC). La formule redéfinissait l’éventail disciplinaire de l’École : les sciences humaines, et non pas « les lettres », et les nouvelles technologies, ce qui signifiait que l’institution allait enfin se doter des moyens dont elle ne disposait pas jusque-là en ce domaine.
Nous sommes donc arrivés à l’automne 2000. Ce ne fut pas toujours simple au début. Des difficultés matérielles : en octobre, la construction des bâtiments n’était pas finie et l’on progressait dans la boue du chantier ; la bibliothèque paraissait, à ses débuts, désespérément vide ; il a fallu plusieurs mois pour récupérer le matériel venu de Fontenay – je me souviens d’un ancien élève qui ironisait sur le long trajet des livres sans doute en cours de route à dos d’âne jusqu’à Lyon[1]. Quelques difficultés relationnelles, aussi : les présidences des autres institutions n’étaient pas toutes d’un enthousiasme immodéré.
Mais à côté des difficultés, il y a eu les ressources. On avait des crédits, on avait de l’espace pour travailler. Dans le cours du premier semestre, les bâtiments ont été achevés, la bibliothèque remplie – et elle constitue un instrument de travail exceptionnel. Et ce n’est pas tout : il faut aussi prendre en compte l’accueil intellectuel. Car quelles que soient les tensions entre les établissements, les travailleurs de la connaissance ont assez vite réalisé le front unique à la base et dans l’action. Sans attendre que les problèmes des Directions soient résolus, on a tout de suite commencé à travailler ensemble ; et même dans certains domaines, cette coopération avait déjà commencé avant l’installation à Lyon. On en prendra comme exemple l’UMR animée par Antony McKenna, qui s’était créée dans la Région Rhône-Alpes – et même, en avance sur son temps, Rhône-Auvergne, puisqu’il y avait des collègues de Clermont – et qui réunissait lettres, langues, philosophie, histoire des arts et des sciences ; elle nous avait accueillis depuis quatre ans ; nous arrivions donc en terrain déjà connu et avec un réseau intellectuel déjà construit.
On a donc mis en place des partenariats avec Lyon, Saint-Étienne et Clermont, mais aussi avec d’autres régions françaises et à l’étranger : l’Italie, la Chine, le Canada, d’autres encore. C’est ce dont témoignent la multiplication des cotutelles et la réalisation de colloques internationaux qui se déroulent dans deux ou trois pays différents (récemment un colloque sur le Traité théologico-politique de Spinoza s’est tenu en trois journées à Lyon, Paris et Rome). Pour toutes ces questions d’organisation, il faut d’ailleurs rendre hommage aux services administratifs qui constituent un véritable soutien à l’enseignement et à la recherche.
Qu’avons-nous fait, justement, depuis 2000 ? et qu’attendons-nous pour la suite ? En vingt ans, nous avons développé des thématiques nouvelles.
- En histoire des idées, nous avons su transformer l’histoire classique de la littérature ou de la philosophie en l’intégrant dans une histoire plus large, qui implique aussi les sciences et les arts, l’évolution des sensibilités et des institutions, des controverses et des réceptions. On a abandonné le vieux préjugé selon lequel la réception était une suite de contresens, pour la voir plutôt comme une série de transformations créatrices. D’où de nouvelles questions : comment se constitue le canon des littératures classiques ou comment les institutions d’enseignement, de recherche ou de diffusion (académies, journaux, dictionnaires) développent et modifient une doctrine en la transmettant ? C’est le sens des travaux, par exemple, de Mogens Laerke ou de Delphine Antoine-Mahut (92 L FC).
- Des liens ont été établis avec la connaissance de la vie : non pas seulement la science biologique ou l’histoire des disciplines, mais aussi la pratique médicale, la relation du médecin avec ses patients (voir les travaux de Julie Henry ou plusieurs dossiers de la revue Astérion ; l’exposition sur la douleur organisée par Raphaëlle Andrault (2002 L LSH) et Ariane Bayle). C’était d’ailleurs des questions qui avaient déjà été abordées à l’époque de Fontenay.
- L’École est devenue l’un des lieux où s’effectuent des travaux sur le genre (un questionnement déjà présent lui aussi à Fontenay, dans les travaux de Michèle Le Dœuff (66 L FT), à une époque où l’on n’employait peut-être pas encore le mot).
- Une École qui avait été fondée comme pièce essentielle d’un système d’enseignement se devait de réfléchir sur l’éducation, son histoire, sa philosophie, ses institutions ; on citera la thèse d’Anne-Claire Husser (2002 L LSH) sur Ferdinand Buisson – Buisson dont ENS Éditions a mis en ligne le Dictionnaire de pédagogie et dont le nom sert d’index aux Entretiens organisés à l’École sur le système éducatif). L’apport de l’IFÉ (Institut français de l’éducation) a été essentiel sur ce point.
- Il faut souligner l’importance des études de langue, non pas seulement comme moyens de communications, mais comme porteuses des cultures nationales, c’est-à-dire des cadres dans lesquels s’élaborent et se transmettent les pensées, y compris les plus innovantes, et dans lesquels elles s’importent et s’exportent.
- Un autre sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé, sur lequel l’École et ses partenaires, notamment l’ISERL ont un véritable acquis méthodologique, c’est l’analyse des religions, de la laïcité et de la critique des religions – les traditions de l’athéisme, du libertinisme et du matérialisme. Cela implique de revoir autrement l’histoire de la tolérance et celle de la laïcité, celle aussi des rapports complexes entre l’État, les Églises et les croyants. Nous avons les moyens de poser sur ces phénomènes un regard rationnel à long terme – ce qui est certainement plus nécessaire que les déclarations de bonnes (ou de mauvaises) intentions formulées dans l’urgence.
- Et puisque nous parlons d’un regard rationnel sur l’éducation, le genre, les religions, cela implique aussi une réflexion sur la rationalité elle-même, son histoire, ses conditions : c’est ce que nous essayons de faire dans le Labex COMOD (Constitution de la modernité).
Nous nous sommes, comme prévu, appuyés sur les nouvelles technologies. Nous avions tous (enfin, beaucoup d’entre nous) fabriqué des index et des concordances informatiques ; mais désormais nous disposons d’instruments qui permettent de lire autrement : l’utilisation de TXM a changé le regard sur les textes et leur topographie.
Ainsi toute une série de nouvelles thématiques sont apparues, portées par de nouvelles méthodes et de nouveaux outils. On pourrait demander ce que l’on attend maintenant : que projetons-nous pour les années 2020-2050 ?
Les chercheurs attendent le dépliement des strates de l’interdisciplinarité. A l’intérieur des SHS, elle est développée : les philosophes travaillent avec les littéraires, les linguistes avec les historiens. La prochaine étape, ce sera de mettre en place une véritable coopération entre sciences dures et SHS. Non pas le supplément éthique et communicationnel (« citoyen ») que l’on ajoute à la fin d’un dossier essentiellement centré sur physique ou biologie, mais un véritable travail commun aux frontières de la connaissance de la nature et des formations sociales.
L’intérêt des recherches en sciences humaines et sociales, c’est qu’elles peuvent prendre en vue, à la fois, ce qu’il y a de plus présent dans la modernité et l’arrière-plan historique qui en éclaire les enjeux. On attend donc d’elles l’élaboration de nouvelles analyses sur les phénomènes émergents de nos sociétés ; ce sont ces phénomènes qui vont constituer le monde de demain ; des choses qui nous paraissent marginales ou aberrantes aujourd’hui seront centrales dans nos civilisations. Il faut les connaître pour les maîtriser et les SHS sont là pour cela – pour saisir les dimensions sociales et intellectuelles mais aussi les dimensions de l’imaginaire et de l’affectif à travers lesquelles les individus vivent le social et l’intellectuel. Bref, les structures, ce qui met en mouvement ces structures, et comment ces structures et ces mouvements produisent les sujets que nous sommes.
Je rappelais qu’autrefois l’an 2000 constituait un exemple de science-fiction ou d’utopie ; et que soudain il était devenu réalité. Il faut ajouter : et maintenant il est devenu, en 2020, notre passé ; c’est autre chose qui nous attend. Il faut espérer cependant qu’il restera, dans notre façon d’aborder la modernité, une dimension d’utopie : le fondement de l’utopie, comme disait Ernst Bloch, qui en a traversé quelques-unes, c’est le principe Espérance.
Pierre-François MOREAU (ENS L 1968),
professeur émérite de philosophie, ENS de Lyon
[1] Le transfert depuis Fontenay et Saint-Cloud était achevé début octobre. L’élève cité s’est probablement exprimé avant cette période. (Note des éditrices)
Pour citer ce texte : Pierre-François MOREAU, Vingt ans après, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 64-67. |