Au festival du cinéma américain de Deauville, 2013.


Quel a été votre parcours avant l’ENS ? Avez-vous des souvenirs particuliers de votre intégration à l’École ? 

J’ai fait un bac en lettres classiques, avec latin et grec en option lourde. Je me destinais plutôt à un parcours en lettres classiques, mais disons que j’étais plus attirée par les lettres modernes. Il y avait une certaine austérité en lettres classiques qui m’a poussée à choisir les lettres modernes en rejoignant une hypokhâgne au lycée Jules Ferry et une khâgne au lycée Fénelon. Je crois que faire une khâgne à Fénelon m’a vraiment offert la possibilité de rêver d’entrer à l’École normale supérieure, ce qui n’était pas du tout mon cas au départ. Entrer par un concours de circonstances à Fénelon m’a donné confiance dans l’idée que je pouvais intégrer. Cette part de confiance a beaucoup joué. J’ai donc été admise en lettres modernes à Fontenay-aux-Roses, un an avant le déménagement à Lyon. Quand l’École a déménagé à Lyon, moi qui étais parisienne de naissance, je faisais des allers-retours, et vivait dans un module sur le campus c’est-à-dire un appartement collectif de la résidence étudiante. Comme le campus à l’époque était encore en construction, c’était un terrain vague très luxueux dans lequel il y avait cette bibliothèque qui trônait, construite au centre du campus, et qui était ouverte toute la nuit. J’ai un souvenir de ce lieu comme un phare de l’École. La bibliothèque me servait de vidéo-club ; je me rappelle notamment y avoir vu tous les Fassbinder. 

Qu’est-ce qui a guidé et motivé votre progressive orientation vers le cinéma ? 

Quand j’ai fait ma scolarité à l’ENS, il y avait dans le département Lettres et arts une section importante dédiée aux « arts du spectacle », mais aucune pour le cinéma. J’ai donc essayé durant mes études de rattraper la dimension cinéphile de ma pratique littéraire et de trouver, de fabriquer, de manière artificielle, des ponts entre les matières, fussent-ils invisibles. J’ai fait mon mémoire de maîtrise sur Jacques Rozier, et un DEA sur la question du cinéma-vérité. J’étais à ce moment-là passionnée par l’écriture, le scénario documentaires. Mon équation étant simple : je venais des lettres, j’aimais le cinéma donc je m’acheminais naturellement, légitimement, vers l’écriture de scénario, ce qui était déjà une forme de plafond de verre que je ne formulais pas, mais je n’imaginais même pas réaliser des films. Mon ambition était d’être enseignante en cinéma à l’université, et mon Graal aurait été d’être maîtresse de conférences et d’écrire à côté des scénarios. Dans le tableau, il n’existait pas la possibilité même de faire des films moi-même. Cette idée est venue plus tard, quand je suis entrée à la Fémis en scénario où j’avais premièrement l’intention de renforcer mes compétences en vue d’être chercheuse en cinéma, ce qui était évidemment le discours conscient que je tenais face aux « ruses de mon inconscient » qui me faisait prendre cette voie indirecte vers la réalisation. Cela me fait d’ailleurs penser au texte « Les lieux d’une ruse » de Georges Perec, qui parle des petits « labyrinthes », ces petits détours qu’on se fabrique soi-même au lieu d’aller sur une ligne droite, et qui sont plus qu’importants dans les années de formation. Je suis d’ailleurs heureuse d’avoir eu ces années de formation qui ont été très longues, de mes dix-sept à mes vingt-sept ans. J’ai traversé une longue zone tampon qui m’a été nécessaire pour trouver le chemin de la légitimité à faire du cinéma, de quitter l’enseignement pour m’engager dans une pratique artistique dont je vivrais, ce dont j’avais très peur, venant d’une famille pour laquelle l’art n’était pas un métier mais un hobby. Il m’a fallu imposer mon choix. Quand j’ai eu l’agrégation, j’ai senti une certaine déprise de mon parcours du point de vue institutionnel, même si j’ai un souvenir formidable des enseignants et des enseignements à l’ENS qui étaient d’une qualité extraordinaire. C’est l’institution elle-même qui ne m’a pas donné l’impression que je pouvais m’accomplir dans la singularité de mon parcours. Lorsque je suis entrée à la Fémis lors de ma troisième ou quatrième année à l’ENS, après l’agrégation, j’ai senti que je disparaissais un peu des radars de l’École… J’ai alors demandé une bourse de thèse que je n’ai pas obtenue, ce que je n’ai pas compris… Je me suis retrouvée sans ressources, ce qui m’a un peu éloignée de l’enseignement, et de l’idée d’enseigner alors que c’est quelque chose que j’ai adoré faire pendant deux ans. J’ai enseigné en tant qu’ATER à l’université Lumière Lyon 2, ce qui a été assez extraordinaire pour moi. C’était néanmoins un métier précaire, j’étais encore étudiante à la Fémis en même temps et il fallait que je choisisse. Pour valider mon stage d’agrégation, j’ai enseigné durant un trimestre au lycée Maurice Ravel à Paris, et là je me suis dit que je me lançais dans un métier qui certes me passionnait, mais allait me cannibaliser, et que, dans dix ans, je me réveillerais en me disant que je n’aurais pas fait de cinéma. C’est en sortant de la Fémis avec un scénario de fin d’études qu’un producteur a acheté et m’a convaincu de réaliser, que je suis devenue réalisatrice. J’ai démissionné très tôt de l’Éducation nationale avant même de signer le contrat pour ce premier film en me disant que pour exister dans le cinéma, pour que le cinéma devienne mon métier, il fallait que ce soit ma seule ressource. J’ai pris le risque de quitter un poste à vie pour un inconnu total mais j’avais l’intuition, et je suis sûre d’avoir eu raison aujourd’hui, que si je ne dépendais pas financièrement de mon métier de cinéaste, je n’allais pas le pratiquer, sachant qu’il y avait des enjeux forts à l’idée de quitter l’enseignement, venant d’une famille sans patrimoine. Aujourd’hui, cela me manque profondément d’enseigner. Dès que j’ai l’occasion d’avoir un moment de transmission, je suis toujours partante car j’ai adoré ce contact-là et cette rigueur intellectuelle, j’allais même dire cet anonymat de genre quand on est à l’université. 

Vous parlez d’enseignements d’une « qualité extraordinaire ». Avez-vous été particulièrement marquée par certains professeurs à l’ENS ? 

Je me souviens de Jean-Marie Gleize (1967 L SC), Hédi Kaddour, Michel Jourde (1984 L FT), d’une formidable maîtresse de conférences, Sarah Mombert (1988 L FC), spécialiste du XIXe siècle. J’ai également de très bons souvenirs des camarades de ma promotion. J’ai l’impression que je n’ai pas assez profité de la pluridisciplinarité des enseignements… J’ai adoré les études. Il y avait une érotique de l’apprentissage, le plaisir de compiler, de faire des rapprochements, des liens. En khâgne, j’avais vraiment la sensation de créer des ponts, des tracés profondément ancrés dans la terre entre le monde et l’histoire…

Peut-on parler de rhizomes intellectuels entre les matières ? 

C’est exactement cela.

Quelles sont les figures qui ont compté pour vous lors de votre cursus à la Fémis ? 

C’étaient surtout les cinéastes invités, avec lesquels j’ai pu faire des ateliers, et lier des liens quasi amicaux, comme Philippe Grandrieux qui a vraiment été le premier cinéaste à me faire confiance pour écrire un scénario, puis Jean-Claude Brisseau, dont j’aimais le travail et la personne malgré la peine à laquelle il avait été justement condamné et qu’il avait purgée. Je me souviens également de Caroline Champetier qui avait fait une conférence et qui m’avait beaucoup marquée. Et Cédric Klapisch, Philippe Garrel… Nous travaillions avec les acteurs du Conservatoire, ce qui créait des liens forts là aussi. 

Aviez-vous notamment le film Céline en tête pour réaliser Planétarium ?

Ce n’est pas étranger à Planétarium, bien que le film de Brisseau ait une sûreté du trait, une pureté de récit, là où Planétarium a une impureté, un plaisir dans la digression. C’est effectivement pour moi l’un de ses meilleurs films. 

Concernant cette porosité des lettres et du cinéma dans votre itinéraire intellectuel, que pensez-vous de l’affirmation de Roland Barthes selon laquelle tous les arts de la représentation, en particulier la littérature  et à plus forte raison le cinéma, ne sont pas des arts à voir mais des arts à déchiffrer et à lire ? 

Barthes a été très important dans mon plaisir de lectrice et d’exégète des grands textes parce qu’il arrive avec une voix qui n’est pas celle, austère, de Gérard Genette, et qu’il ne craint pas de se concentrer sur des sujets populaires de la pop culture, ce qui le rendait terriblement accessible et le présentait presque comme un oracle, une sorte de Pythie de Delphes de nos cœurs… J’ai été très inspirée en effet par cette idée qu’avant de lire un roman, on en découvrait la langue, le texte. J’ai toujours été du côté du texte plutôt que du storytelling. Lorsqu’on me parlait d’un roman que j’aimais, je pouvais en oublier l’histoire ; j’avais une jouissance du texte qui était plus importante que le transport des émotions. Idem pour les films. Je pouvais adorer un film pour une séquence, une lumière, un dispositif, une voix off, une post-synchro… Il y avait un côté asséchant de l’œuvre qui était lié à mon approche théorique et d’exégète du texte et de l’écran. 

Aujourd’hui, je vois ce qu’il veut dire, mais je le vois aussi, le cinéma. La dimension plastique, lumineuse de l’expérience est tout aussi importante que la langue de l’artiste. Peut-être cela entre-t-il en même temps dans ce qu’il voulait dire. Je crois qu’on peut entendre cette phrase de cette manière. Chaque grand cinéaste fabrique un monde quasi musical dans lequel les choses prennent leur place et cela constitue le réceptacle d’une expérience, un monde plein de signes, qui n’est pas que lié à l’histoire. Je suis parfaitement d’accord avec l’idée que je ne suis pas la première spectatrice d’un cinéma de protagonistes de société, avec des émotions excessives, hystérisées - je partage ce que Barthes pense de « l’acteur bourgeois », c’est-à-dire « ça crie, ça hurle, ça transpire = c’est du bon cinéma ». J’aime le cinéma de personnages secondaires, de récits dans lesquels l’intellect fabrique de l’émotion, de la sensation autant que de l’affect. J’ai l’impression qu’il y a toute une grille d’émotions qui a été modélisée par la lecture, le regard de Barthes sur le texte littéraire. Il donne en même temps complètement accès à l’émotion du texte mais cela passe par un tamis, un filtre qui est éminemment herméneutique. 

Aujourd’hui, cela me plaît de simplifier. J’ai l’impression que le cinéma est un art du surlignage. J’ai découvert - peut-être suis-je une mauvaise cinéaste - que le cinéma n’est pas un art subtil. Pour transmettre ce qu’on doit transmettre au spectateur, je crois qu’il ne faut pas avoir peur d’insister et que la subtilité est parfois notre ennemie dans le process. En littérature, insister serait au contraire une maladresse. Le cinéma est parfois un art grossier. 

Peut-on ainsi dire que le cinéma serait un art du grossissement ? 

Oui, exactement. Plutôt grossissement que grossier d’ailleurs. C’est un art dans lequel on peut décomposer les éléments de la phrase que l’on veut raconter. Elle ne peut pas être dite simplement, il faut la décomposer en plusieurs plans ou la faire en un plan qui dirige le regard sur l’émotion. En fait on est débordé au cinéma, contrairement à la littérature où on choisit au mot près de construire l’imaginaire du lecteur. Il y a une espèce d’incontinence : les choses nous sont données de manière très violente par le cadre et on ne peut pas contrôler tout ce qui entre dans le cadre. Évidemment, on peut le construire, cacher tout le reste selon l’expression d’André Bazin (38 L SC) - ce n’est pas une fenêtre mais un cache – mais, malgré tout, cela déborde ; énormément d’informations débordent du cadre, fût-il très précis, mesuré, à moins qu’on ne soit en studio dans une lumière artificielle, avec uniquement des éléments du cadre qu’on aurait voulu donner, et encore il y aurait la possibilité, pour certains spectateurs, de regarder en haut à gauche alors que ce qu’on veut, c’est qu’on regarde en bas à droite. Il faut être un militant du coup de projecteur sur l’idée qu’on veut faire circuler. 

Une fille facile et Les Sauvages se focalisent justement sur des stéréotypes pour mieux les déjouer, et ce à partir de l’attention particulière portée à la manière de filmer les corps, qu’il soit celui d’une femme pour Une fille facile ou social pour Les Sauvages. Pouvons-nous mettre en relation cet esprit de la caméra avec la déconstruction des stéréotypes à travers l’écriture du corps comme le suggère à nouveau Barthes, lorsqu’il soutient que « Le stéréotype, c'est cet emplacement du discours où le corps manque, où l'on est sûr qu'il n'est pas. Inversement, dans ce texte prétendument collectif que je suis en train de lire, le stéréotype (l'écrivance) cède et l'écriture apparaît ; je suis sûr alors que ce bout d'énoncé a été produit par un corps » ?

C’est en effet ce que j’ai voulu faire. Je ne sais pas si cela le déjoue, ou si, à force d’insistance, cela ne devient pas un archétype. Les mêmes corps, en circulant, peuvent raconter plein de choses différentes ; il suffit de les prendre en compte et de les inscrire dans un récit politique. Une fille facile est un récit politique même si c’est une petite fable estivale avec un scénario qui tient sur un timbre-poste : c’est là où cela a du sens pour moi. Pareil pour Les Sauvages, quand je vais chercher Roschdy Zem à qui je confie le rôle du président de la République. Il y a l’idée dans ce corps marocain, kabyle, de l’investir de ce postulat militant, politique, qui consiste à demander au spectateur de rincer son œil, de l’amener à reconsidérer les corps qui arrivent par tout un tas de canaux plus ou moins imposés - je parle de la télévision, la publicité, la télé-réalité, le flux narratif des plateformes qui ont tendance, par habitude et par paresse, à nous proposer les mêmes conséquences pour les mêmes causes, alors qu’en réalité, si on reconfigure son regard sur un récit qui regarde les corps de manière plus loyale, on vit d’autres expériences et on a une autre appréhension des personnages. C’est le cas de Zahia Dehar, que j’avais envie de filmer dans ce qu’elle pouvait avoir de « stéréotypal », c’est-à-dire une très jolie bimbo avec des lèvres pulpeuses, refaites, une poitrine spectaculaire, une cambrure - il y a un plan qui la caresse de haut en bas comme un portrait de publicité l’aurait fait dans les années 1970-1980. En reprenant cette grammaire-là, cela me plaisait de l’inscrire dans un autre récit. 

J’espère que le cinéma peut provoquer cela. En tous cas, je pense que c’est notre responsabilité, plus encore qu’émouvoir. On pourrait revenir à la phrase de Barthes. Contre la tyrannie de l’émotion, de l’émotivité, qui serait une espèce de constante d’un certain cinéma populaire avec cette phrase « on rit, on pleure, que demander de plus ? », je pense que la responsabilité d’un regard cinéaste, homme et femme confondus, est de se poser sur des corps arabes, féminins, gros, trans, de sexualités différentes, pour les inscrire dans cette puissance du champ de la représentation. 

Pensez-vous que votre manière de filmer les corps permet cet aller-retour entre l’essence archétypale des personnages et leur individuation à travers le regard cinématographique ?

J’espère. Il faut se dire que ces personnages auraient pu être interprétés par d’autres corps. Le personnage, si on le travaille bien, on peut en substantiver le nom pour en faire un caractère. J’estime qu’on a réussi notre travail lorsqu’on peut utiliser le prénom de notre personnage et le substantiver.

Faites-vous référence au procédé métonymique du cinéma tel qu’il est notamment décrit dans les analyses sémiologiques de Christian Metz ? 

Oui tout à fait. Le cinéma est un art métonymique. C’est vraiment la sémiologie qui m’a amenée à la littérature et au cinéma. La sémiologie a été un tamis très puissant pour moi avant d’accéder à l’émotion. J’ai senti que j’ai mis longtemps avant d’avoir le corps. Il y avait cette sorte de tension entre ces deux choses, et c’est cette tension qui fabrique la friction érotique pour moi. J’étais attirée à la fois par un certain cinéma cérébral qui n’avait pas peur de creuser des effets inconscients, une matière plastique pas évidente d’accès - je pense au cinéma de David Lynch, de Federico Fellini, au cinéma néo-réaliste italien dans lequel la post-synchronisation fabriquait une véritable étrangeté avec des sujets qui n’étaient pas bouclés comme le cinéma du nouvel Hollywood, même si j’ai beaucoup aimé ce cinéma-là aussi. Je sentais que mes premières émotions de cinéma étaient liées à quelque chose de déconstruit, à la possibilité d’avoir des récits qui ne soient pas efficaces, et cette absence d’efficacité créait un certain état propice à la réception des images qui se déposaient en moi et qui fabriquaient du plaisir. Je ressentais ce plaisir, mais qui passait beaucoup par la chose mentale. C’est ce que j’appelle l’érotique. Il y avait aussi l’érotique stricto sensu : j’adorais voir au cinéma des scènes érotiques, à partir desquelles je traquais un apprentissage érotique. Cela me permettait d’avoir accès à l’inconnu - je ne viens pas d’une génération où l’on avait facilement accès au porno. Mon accès à l’érotique tout court - des corps qui s’embrassent, qui se touchent - concernait le cinéma. Dans L’homme qui aimait les femmes, je voyais ce que c’était pour un homme d’être un séducteur et j’avais l’impression de voir « voilà ce que veut un homme ». J’avais un certain héritage de la séduction de la domestique tiré d’un certain patriarcat, donc je suis aussi construite par ce biais-là. Je n’ai pas vraiment eu de contre-exemple, même si je regardais les films de Chantal Akerman ou Claire Denis qui m’ont profondément impressionnée dans mes années de formation, mais plus pour leur dimension plastique que pour ce qui y circulait. Je parle souvent d’érotique et de libido quand j’évoque le cinéma, c’est pour mêler ces deux plans : le premier plan qui est vraiment l’appréhension du plaisir que pouvait susciter une œuvre et le second qui est de l’ordre de la libido, qui me faisait voir le lien entre les acteurs et les actrices filmés par les cinéastes, les histoires d’amour mises en scène, la nature elle-même érotique que je trouvais fascinante, avec notamment cette idée de pouvoir déshabiller des corps. D’ailleurs, pour ma thèse, j’étais partie du postulat que les actrices étaient les maîtresses des metteurs et en scène et que ces derniers séduisaient les actrices, et j’essayais d’expliquer en quoi et pourquoi cela faisait partie du dispositif du filmage- pour le coup, on est au-delà du boomer. J’avais l’intuition qu’il existait là un nœud qui était un substrat de beaucoup de films qu’on avait vus dans un certain héritage et qui avait du sens : qu’un réalisateur tombe amoureux de son actrice ou qu’une réalisatrice tombe amoureuse de son acteur principal avait du sens dans le processus de fabrication du film, avec une sorte de triangle amoureux entre l’acteur, le réalisateur et le spectateur, qui faisait circuler du désir - et que ce n’était pas fou que le réalisateur et l’acteur expérimentent normalement eux-mêmes du désir, parce que c’est ce qui devait être donné au spectateur. Quand je parle aujourd’hui avec des amies qui sont dans la lutte féministe, la déconstruction des stéréotypes, je pense qu’elles sont effarées mais, en même temps, je vois très bien la cohérence de ma logique : pour moi, ce n’est pas du tout contradictoire avec un combat de déconstruction des stéréotypes et des archétypes.

En lien avec cet engagement au cinéma, votre position est-elle toujours la même au sujet des quotas ? 

Entre temps, j’ai changé. Au fur et à mesure de l’évolution du moment politique dans lequel on est, je trouve qu’il faut remettre en question ses certitudes. A priori, personne n’a envie d’appartenir à un quota mais en réalité, si le monde met autant de temps à changer, oui, je ne suis pas contre une intervention politique. J’ai changé d’avis là-dessus, et je pense que le monde est aussi prêt à changer d’avis. Personnellement, il est vrai que je suis plus du côté de l’incitation que de la coercition, du cercle vertueux que de l’imposition de règles et contraintes dans un domaine qu’on rêve tous libre mais, si on doit en passer par là pour créer plus d’équité, alors oui, je le soutiendrai. Dans tous les cas, je le comprends. Concernant ma position politique, je suis un vrai soutien des radicalités, je suis sympathisante radicale, mais je ne le suis pas moi. Si je veux être honnête avec mon point de combat, je suis à un endroit trop privilégié pour plein de raisons - ma « blanchité », je vis comme une bourgeoise, j’ai une place privilégiée dans le cinéma, je n’ai pas été confrontée à des violences sexuelles trop fracturantes pour moi - si bien que je n’ai pas ressenti dans mon corps l’échec, l’exclusion, la difficulté, la discrimination à ce point-là, et donc je le conçois politiquement, ce qui fait de moi une grande sympathisante radicale, mais je ne peux pas mener ce combat de la même manière que des personnes qui sont traversées par ce sujet.

Quel est votre rapport au cinéma de prose et au cinéma de poésie ? Pensez-vous qu’il existe un dialogue entre les deux ? 

Souvent, on nous demande de choisir entre cinéma de prose et cinéma de poésie - c’est Pasolini qui dit ça. J’aimerais ne pas avoir à choisir, de la même manière qu’on peut utiliser du numérique et de la pellicule pour un film. Parfois on nous demande de trancher là où j’ai envie de me sentir libre de ne pas trancher. Pour le dernier film que je viens de terminer, Les enfants des autres, je me disais : « voilà du cinéma de prose », un cinéma dans lequel la mise en scène est délibérément retranchée derrière le sujet parce qu’il me semblait que c’était ainsi que le film devait s’écrire. Quand je dis cela, je ne veux absolument pas dire qu’il n’y a pas de mise en scène - la question de savoir où se pose la caméra est là tout le temps et celle de la scène qu’on ne raconte pas plutôt que celle qu’on raconte. Malgré tout, je vois qu’il y a une attention plastique ou poétique qui est moins au premier plan que dans d’autres films que j’ai réalisés, et d’ailleurs j’en ai eu peur. Je me suis consolée en me disant qu’il y a de temps en temps un certain cinéma de prose qui va créer de l’émotion à un autre endroit. En tous les cas j’ai eu besoin de ce film qui raconte un sujet très spécifique sur un personnage secondaire qui est une belle-mère. C’était un ethos que je n’avais jamais vu au cinéma tel que je voulais le montrer ; je me suis plongée dans un film qui raconte cela de la manière la plus loyale qui soit et c’était cette forme-là. Je n’ai pas plongé dans le cinéma de poésie au premier degré de ce qu’on pourrait entendre par là. Au fond, il faut peut-être militer pour un cinéma de poésie qui soit tout simplement une forme qui s’accorde à son fond, c’est-à-dire une forme qui est motivée, qui a du sens, et en même temps déborde par un peu de générosité plastique. Je pense à cela car j’ai vu First Cow, le dernier film de Kelly Reichardt, immense cinéaste ; c’est du pur génie, le scénario est fantastique, les acteurs sont extraordinaires, tout comme l’attention au décor et aux détails, mais je trouve qu’il manque une certaine générosité plastique dans le film qui me tient à distance du plaisir, de l’érotique du film. 

Quel regard posez-vous sur l’incursion des plateformes dans la production et la réception cinématographiques ? 

J’appartiens à une génération qui est ultra réceptive aux plateformes et aux nouveaux champs de représentation et de diffusion. J’ai commencé ma cinéphilie par la VHS, le DVD… Je n’ai aucun problème avec les petits écrans. Je crois même que les films doivent pouvoir franchir cette barre-là, qu’un bon film doit pouvoir être regardé dans un avion, sur une tablette, sur une plateforme… J’ai le plaisir de la salle mais je n’en ai pas le fétichisme : les films doivent être à l’épreuve de cela. En revanche, je constate que les pratiques ne sont pas les mêmes. Il est en effet surtout question des pratiques, de la réception, de la consommation - j’utilise ce terme sciemment. On peut se pencher sur un certain rapport de consommateur aux images de flux narratif des plateformes versus un rapport de collectionneur et d’amateur. C’est un peu ce que j’ai aussi essayé de faire avec Planétarium : pour moi, Korben, c’est un amateur, qui doit lutter et s’inscrire dans un autre monde. 

Quels sont vos projets aujourd’hui ? 

Je viens de terminer un film, Les enfants des autres, avec Virginie Effira, Roschdy Zem et Chiara Mastroianni. Il y a une ironie du sort avec ce film. Je vais avoir quarante-deux ans, je pensais que je n’allais pas avoir d’enfants dans ma vie, j’étais amoureuse d’un homme qui avait déjà des enfants, et je me suis dit que j’allais faire un film sur cela car j’avais des liens très forts avec mes beaux-enfants, et c’est quelque chose de particulier d’élever des enfants qui ne sont pas les nôtres et de ne pas en avoir ; c’est une place qui est assez inédite et qui est peu regardée par la fiction. Il y a les belles-mères dans les films de Walt Disney, les familles recomposées dans les comédies romantiques mais il n’y a pas cette place qui serait celle d’une mère de substitution et de figurante, de personnage secondaire d’un récit. J’en ai donc fait un film, et il se trouve qu’en fabriquant ce film, j’attendais mon premier enfant. Cela a été une expérience assez inoubliable, totale, j’allais dire, de l’approche d’un sujet et de la mise en scène en n’ayant pas du tout le même état au moment de l’écriture et au moment de la fabrication du film. Je pense que cela ajoute quelque chose à la mise en scène du film. 

Je suis également en train d’écrire un film pour une réalisatrice, Audrey Diwan, et je commence l’écriture d’un thriller érotique. 

Propos recueillis auprès de Rebecca Zlotowski (1999 L FC), scénariste et réalisatrice, 

par Manon Grimaud (2019, philosophie), Paris, 15 mars 2022

Première publication de cet entretien : Bulletin  de l'association des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, n°1, juin 2022, p. 39-43.