René Gallissot, le 2 janvier 2001, « première année de sa retraite ». Archives René Gallissot

 



Entré en philosophie à l’ENS de Saint-Cloud, René Gallissot (55 L SC), historien, se définit comme un internationaliste impénitent. Il avait vingt ans en 1954 et fait partie de la « génération de la guerre d’Algérie » (1954-1962). Il a consacré une large partie de ses recherches au Maghreb colonial et indépendant. Cette question de la nation est interrogée dans le recueil de travaux Maghreb-Algérie. Classes et nation, Paris, Arcantère, 1987 (2 vol.) et Le Maghreb de traverse, Saint-Denis, éd. Bouchène, 2000, rééd. 2015. Sa thèse de doctorat d’État sur travaux a pour titre La question nationale et coloniale : le nationalisme historique (dir. René Girault, Paris-1, 6 février 1988). René Gallissot est foncièrement historien des Internationales et du mouvement ouvrier puis des nouveaux mouvements sociaux (rapports de classes, relations sociales, relations interethniques et relations intersubjectives). En matière d’histoire présente, il analyse les contradictions de la nationalité et de la citoyenneté et des droits de l’homme, le néo-racisme culturel et l’antiracisme.

Directeur du laboratoire CNRS Chryséis (LP 00025), membre du GRECO 13 (CNRS) puis GDR 1174 Migrations internationales et relations interethniques, il a dirigé de 1989 à 1998 L’homme et la société. Revue internationale de synthèse en sciences sociales et fondé l’association Pluriel qui a publié la revue Pluriel-débat et Le vocabulaire historique et critique des relations interethniques. Responsable du secteur Histoire du Centre d’études et de recherches marxistes ouvert par le PCF pour conduire les discussions sur les modes de production à commencer par le mode de production asiatique avec Maurice Godelier (même promotion à l’ENS de Saint-Cloud), René Gallissot a dirigé travaux et publications sur l’inédit de Marx, les Grundrisse (Fondements de la critique de l’économie politique) sur le féodalisme en son espace européen et la seule mondialisation, celle du capitalisme, puis sur l’impérialisme. Il a collaboré à la grande Storia del Marxismo (5 tomes, 6 volumes, Turin, Einaudi) sous la direction d’Éric Hobsbawm. Il a contribué à L’histoire générale du socialisme dirigée par Jacques Droz (Paris, PUF, tome 3, 1918 à 1945 : Le socialisme dans le domaine arabe ; tome 4 de 1945 à nos jours : Références socialistes dans le monde arabe et Le communisme européen et soviétique, 1e édition 1977 et 1978 ; rééd. PUF (coll. Quadrige), 1997.

René Gallissot a publié de nombreux livres ; les premiers furent rédigés peu après sa sortie de l’ENS de Saint-Cloud : Économie de l’Afrique du Nord (Que sais-je, 1961) et Le Patronat européen au Maroc, action sociale, action politique (1931-1942), ouvrage publié par le Centre universitaire de la recherche scientifique du Maroc, Rabat, Éditions techniques nord-africaines, 1964 ; rééd. Casablanca, Eddif, 1990. Parmi ses derniers livres citons Populismes du Tiers-monde, L’Harmattan, 1998 ; L’imbroglio ethnique (M. Kilani, A.-M. Rivera co-auteurs) Lausanne, Payot, 2000 ; La République française et les indigènes. Algérie colonisée, Algérie algérienne (1870-1962), ParisL’Atelier, 2006 ; Alger, Éditions Barzakh, 2007 ; Henri Curiel. Le mythe mesuré à l’histoire, Paris, Riveneuve-éditions, 2009 (ce livre comprend en annexe la liste établie par Solange Barberousse des assassinats politiques et crimes d’État commis en France depuis 1985). Sur son œuvre : https://www.idref.fr/026879905.

Il a aussi collaboré à des films :

- Le paysan et sa maison, film d’enseignement (45 min.), diffusé dans les écoles et collèges par l’Institut pédagogique national, réalisé en 1960, dernière année d’ENS, à l’annexe du film d’enseignement à Valois, relevant de l’IPN. René Gallissot est scénariste et coréalisateur avec Jean-Émile Jeannesson du film tourné à Neuilly-l’Évêque (52) dans sa maison natale.

- Des cousins aux voisins, film de télévision du réalisateur Claude de Givray, 1e diffusion août 1971, ORTF, 1e chaîne ; conseiller historique et accompagnateur du tournage au Maroc.

- L’Olivier, long métrage 16 mm (1h32) produit du Groupe cinéma de Vincennes après élaboration en UV autogérée Histoire-Cinéma, « Le conflit israélo-palestinien ». Sortie en France le 3 mars 1976 et diffusion internationale VIMEO ; co-directeur de production.

- Abd el Krim et la guerre du Rif, film de télévision (52 min.) réalisé par Daniel Cling et produit par Iskra, pour la chaîne franco-allemande Arte, 2010 ; conseiller historique et intervenant. 

René Gallissot fut membre de l’Institut des historiens du mouvement ouvrier (ITH, siège à Vienne) et membre du bureau du Groupe de recherche sur le mouvement ouvrier international UNESCO présidé par Maurice Aymard (Maison des Sciences de l’Homme, Paris). Il est en outre membre fondateur de l’association Mémoire, Vérité, Justice sur les assassinats politiques en France (déclarée en 1999). René Gallissot s’est enfin impliqué dans plusieurs initiatives universitaires collectives à la nouvelle université d’Alger. Après mai 1968, passant de la Sorbonne à l’université Paris-7 puis à la création de l’université de Vincennes (Paris-8), il a contribué à la fondation de l’Institut Maghreb-Europe dont il fut longtemps directeur. Il a dirigé le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier : Maghreb : -Maroc, des origines à 1956 (par Albert Ayache avec René Gallissot et Georges Oved), Paris, l’Atelier, 1998, 230 p. ; Algérie, Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance de 1830 à 1962, Éditions de l’Atelier/Les Éditions ouvrières, Paris 2006 (coll. Jean Maitron). René Gallissot est désormais professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université Paris-8-Vincennes à Saint-Denis. Il prépare un ouvrage autobiographique. Il a déposé ses archives à La Contemporaine[1] et leur inventaire est accessible dans la base Calames.

Cinq entretiens, réalisés à l’occasion de ce dépôt, sont en ligne sur la page https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a0115495397470L2HIA

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Vous êtes né le 9 février 1934 à Neuilly-l'Évêque en Haute-Marne, près de Langres et vous êtes le dernier de quatre enfants dans une famille qui est du « parti du curé » face aux « Rouges », radicaux-socialistes, dans les luttes électorales locales de la Troisième république. Votre sœur, la seule fille, est devenue franciscaine, fut missionnaire au Maroc et en Libye, apprit l’arabe puis revint en France comme « Mère supérieure » de la Région France, représentante au Vatican. Comment échappez-vous au destin clérical que votre mère souhaitait ?

Dans une famille traditionaliste catholique très religieuse au sens où la religion commande la pratique sociale et politique et qui subit le déclassement économique par éviction de la paysannerie, deux ouvertures préservent par respect les relations entre grands-parents et parents et les enfants devenant adultes : l’amour des hommes à échelle de la planète qui l’emporte sur le patriotisme français, et l’action sociale qui passe avant les intérêts locaux. De là, non seulement l’investissement dans l’action missionnaire mais une attention au fils, petit dernier et forte tête, qui à la suite d’études supérieures et sans religion, rivalise avec la charité chrétienne universelle par un internationalisme d’égalité humaine, le communisme fût-il condamné par le pape. Mes parents ne m’ont jamais fait obstacle. Au reste, à onze ans, j’ai quitté ma famille pour un internat de lycées religieux, d’abord à Langres, puis en khâgnes laïques jusqu’à l’ENS comprise, ne revenant à la maison et aux travaux des champs qu’aux vacances. J’ai été un interne heureux dans cette marche facile et pleine pour les études, tout en me piquant d’être attiré par les femmes. J’avais effectué mon initiation sexuelle entre enfance et adolescence au sein de la petite bande du quartier avec la petite amie de mon âge restée très amie, sous une tente à quatre-vingts mètres de la maison en dehors du regard des parents.

C’est par raison émancipatrice au sein des lycées d’endoctrinement religieux servant le parti catholique que j’ai abandonné toute croyance en Dieu et un au-delà. Entre Dijon et Langres, adolescent, j’ai fait l’expérience à l’arrivée des trains de ne pas me jeter sur les voies, comprenant jusqu’à aujourd’hui que la mort fait partie de la vie, avant d’avoir lu Spinoza. De Descartes à Spinoza : Deus sive Natura. Je garde Nature pour l’Univers. Ni Dieu créateur, ni “Cause première“ postulant un dualisme.


René Gallissot en hypokhâgne à Dijon (1951)

Durant une longue angine à la maison, j’ai lu et relu Les Essais de Montaigne. A la messe, je lisais Phèdre de Racine ou Marivaux. À Diderot et Montaigne, s’ajouteront, outre Spinoza donc, Rabelais, Aristophane, Norbert Elias, et bien sûr Marx et Engels à l’ENS - où je portais la valise de la vente des livres estampillés marxistes (orthodoxes) - et Jean-Paul Sartre, abondamment. Je trouvais plaisir à revoir les mythes grecs, et en passant la nuit hors de l’École de Saint-Cloud, à entendre Boris Vian à la trompette, à découvrir Zizi Jeanmaire à l’Alhambra ou les débuts de Jacques Brel et Gainsbourg, et à être un fan de la première cinémathèque. Certes, pour une conduite rationnelle de pensée plus libérée, y compris dans les relations amoureuses, il faut attendre Mai 68.

Cet affranchissement de l’éducation familiale et de la subordination à la parenté, et plus encore la perception de l’inanité ou transparence des exercices de spiritualité se doublent de la sortie du nationalisme colonial en réplique au battage de la guerre française d’Algérie.

Vous adhérez au PCF en 1953 avant l’entrée à l’ENS de Saint-Cloud. Les classes préparatoires ont marqué un tournant. Aviez-vous déjà un intérêt pour l’Algérie ? Et plus largement le Maghreb ? Avez-vous des souvenirs marquants du concours d’entrée ? de la première rentrée ?

Pour adhérer au PCF, j’ai attendu la mort de Staline pensant que le mouvement communiste allait redevenir internationaliste révolutionnaire prenant ses distances avec l’URSS et l’orthodoxie du « marxisme soviétique » en particulier en suivant la praxis de Marx et Engels au sein des migrants irlandais, reprise par Lénine, de soutien des luttes nationales dans les pays colonisés et dominés tout en poursuivant la dénonciation et le combat contre le nationalisme et les nationalismes des puissances dominantes. Je disais : « seuls les membres du parti ont le droit d’être anticommunistes » contre le déviationnisme de l’Internationale communiste, formellement dissoute, au risque d’être traité de trotskystes ou maoïstes. La mésaventure me permet encore de me considérer communiste hors de parti.

Aucun souvenir de mon entrée à l’ENS hors la chaleur de fin juin 1955 à Saint-Cloud et à Paris. À l’École, les relations se nouent inégalement entre internes de Lettres et internes mariés comme Joseph Pinard (55 L SC), moins fréquentes avec les élèves mariés établis en région parisienne sauf les très amis comme Roger Buisine (55 L SC) et Michel Fontenay (55 L SC). Mon auto stationnée à Valois accueillait les plus proches : Jean Lacroix (55 L SC), italianiste, traducteur de Dante, et plus âgé d’un an, François Vannier (54 L SC), agrégé d’histoire spécialiste de l’antiquité classique au savoir infini et qui clamait : « la voiture du Marquis (mon surnom depuis la khâgne de Lyon) est le corbillard des civilisations ».

Par ségrégation instituée entre filles et garçons à l’ENS et non pas à l’Université ni dans la rue, le machisme est conforté, en acte et comme validé en internat. Les relations sont rares avec des femmes du personnel ou de l’annexe sur « cinéma et enseignement » que je fréquentais. L’intendante adjointe, bien faite, soulevait quasiment des acclamations à chaque passage au restaurant. Pour ma part, je rencontrais la secrétaire de la bibliothèque entre les hautes rangées de livres et passait les week-ends avec elle car sa mère était souvent absente. Pétanques et dragues dans le parc de Saint-Cloud ou sur les promenades du Pont de Saint-Cloud au Pont de Sèvres. Les dragues, certes machistes, peuvent être réciproques, pratiquant un sexisme de part et d’autre ; question d’aujourd’hui ?

Je passe en histoire sous l’influence du tout nouveau caïman, Michel Vovelle (53 L SC), indiscernable de son jumeau naturaliste, et surtout celle des remarquables historiens Yves Renouard (Renaissance italienne), Claude Mossé passionnée par l’aube de la démocratie à Athènes comme par la Révolution française de 1793, et plus encore Jacques Le Goff auquel je resterai attaché toute sa vie pour m’avoir fait entrer dans l’histoire intellectuelle.

Vexé de ne pas avoir, comme les linguistes après la licence, une année payée à l’étranger, je me mets en congé de deux ans pour aller au Maroc de 1956 à juillet 1958 ; je voulais m’approcher au plus près de la lutte d’indépendance algérienne. Je gagne ma vie en enseignant au lycée de la Mission française à Mazagan, forteresse de la conquête portugaise devenue El Jadida, la grande plage au sud de Casablanca. Je découvre le racisme colonial plus excité en position intermédiaire entre Grands Blancs qui se disent Européens plus que Français, et la masse indigène musulmane : maures et mauresques ; les coloniaux espagnols arborent leur ancienneté africaine et leur pureté catholique par loi du sang.

La fête de nuit sur la plage se transforme en chasse du ou des boucs émissaires. Ces cinq ou six jeunes hommes venus d’ailleurs, non seulement dansent avec de jeunes Espagnoles (« nos femmes » dont ces hommes sont propriétaires), et plus grave encore avec les plus belles Françaises - qui ne veulent pas de nous - et ce qui est le comble, avec les deux ou trois « juives » qui ont le courage d’être là. Bagarre générale qui épargne les deux plus grands (un Allemand descendu du Calypso, 1,92 m, et moi, 1,87 m) pour s’attaquer au petit professeur d’anglais, Varondin, qui est malgache et un « coloré ». Je ne peux plus entrer au cinéma car barré par une escouade de jeunes Espagnols d’autant que l’ouvreuse est ma danseuse « juive » préférée. Pour prendre l’avantage, des demoiselles espagnoles de bonnes familles s’arrêtent face à moi pour descendre de voiture en m’ouvrant leurs jambes au plus profond. Aussi vrai que dans la littérature américaine pour le Sud des États-Unis et les Caraïbes, le racisme colonial est accroché au bas ventre par un nœud sexuel.

La Chambre de commerce de Casablanca a un budget spécial pour acheter des gants aux petits ramasseurs de balles, « indigènes musulmans », pour que leurs mains porteuses de syphilis ne touchent pas la peau des tennismen aux belles mains blanches.

Arrivé en 1956, je découvre la transition coloniale en assistant à la première fête du trône après l’indépendance. Une armée nationale marocaine était créée sous le nom de FAR (Forces armées royales). Sortis de l’armée coloniale française, ces nouveaux soldats marocains, gardaient leur tenue française kaki. Ne pouvant jouer la Marseillaise, ils défilèrent toute la journée en jouant et chantant : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine. Par l’indépendance, le sultan Mohammed Ben Youssef qui avait été mis en place tout jeune par le gouvernement français en 1927, destitué en 1953, revenait à Rabat en 1956 proclamé Roi du Maroc. Pour marocaniser ou plutôt « royaliser » ces soldats coloniaux, son fils héritier, le prince Hassan chargé de l’armée et de la défense, leur avait fait mettre sur la tête un béret vert.

Dès l’indépendance en 1956, le prince Hassan qui devient le roi Hassan II en 1961, emploie les FAR à éliminer l’Armée de Libération du Maghreb. De la Tunisie au Maroc, celle-ci rassemblait des groupes de combattants sous ce nom donné par Abd el-Krim[2] au nom du Bureau Maghreb de la Ligue arabe depuis le Caire où il résidait après s’être échappé du bateau français qui le ramenait vers la France, de son exil à La Réunion. L’autre Bureau des luttes d’indépendance, créé aux côtés de la Ligue arabe qui ne rassemble que des États reconnus, était celui de Palestine.

Cette Armée de Libération du Maghreb conserve ce nom au Maroc, et en Algérie elle prend le nom d’ALN, Armée de Libération nationale à partir de l’Appel à l’indépendance du 1er novembre 1954 par le parti FLN, Front de libération nationale. La répression conduite par le Prince Hassan puis roi Hassan II s’exerce de 1956 à 1972/1973. Après cinq ans d’enquêtes, Mehdi Bennouna a remarquablement analysé cette lutte et plus encore l’acharnement d’Hassan II, par la récupération des soldats marocains de l’armée coloniale, pour aboutir à l’écrasement par tous les moyens, des combattants révolutionnaires de l’Armée de Libération du Maghreb[3].

En 1957, à deux voitures d’enseignants du lycée de Mazagan, nous avions entrepris d’aller au-delà de l’Atlas saharien voir ce qui se passait au Sahara espagnol encore occupé ; nous avons rencontré ce qui était le détachement, au sud, de l’Armée de Libération du Maghreb. Nous sommes allés aussi à la frontière barbelée (elle l’est aujourd’hui encore). Pour s’abriter, le commandant et futur colonel, Houari Boumediene de la Wilaya 5 de l’ALN (Oranie) y était réfugié. Par le coup d’État militaire de juin 1965 chassant le président Ben Bella, il deviendra le second président de la République algérienne.

Incroyable de se déplacer en toute liberté dans ces mois qui suivent l’indépendance ; un pays n’est libre que la première année d’indépendance. Avant la fermeture des bâtiments publics, je pouvais monter au dernier étage de tous les ministères à Rabat et en déplacement à travers le pays, poser en tout lieu fréquenté, l’instrument encore magique qu’était le poste radio à transistor ; aussitôt : danses berbères. Mais la répression sous les ordres du Prince Hassan, non seulement multipliait enlèvements et assassinats mais attaquait les deux secteurs, au Sud et au Rif, de l’Armée de libération du Maghreb.

En mars 1956, le PCF s’était joint au vote des pouvoirs spéciaux demandé par le gouvernement de Guy Mollet pour maintenir l’ordre en Algérie. C’est la préparation du 18e congrès du PCF pour juin 1956 qui entraîne les critiques et démissions d’intellectuels communistes, les fractures de l’UNEF et la normalisation du mouvement des Étudiants communistes. Cette crise marque le début de la déperdition du communisme soviétique et français. La cellule de l’École est dissoute et les adhérents versés à un groupe de l’Union des étudiants communistes. La cellule était déjà « suivie » par le secrétariat du Comité central pour les intellectuels, notamment par Guy Besse et, sur l’action anticoloniale, par Léon Feix[4] et Élie Mignot[5].

Les élèves des ENS subissent une prise en main redoublée par des réunions au siège de la Fédération de la Seine du Parti, 120 rue Lafayette. Ainsi en mai 1956, sommes-nous convoqués pour entendre la bonne parole dans la lutte contre la guerre d’Algérie ; le PCF s’en tient à l’action pour la paix en Algérie. Je me sens précisément visé car j’anime le Cartel des comités d’action des ENS contre cette guerre française. C’est à cette réunion de mai 1956 après un échange entre Léo Figuères, membre du Comité central qui passe pour prochinois et moi, que les indicateurs de police se mettent à remplir mon dossier pour les RG, comme quoi je suis une des têtes, puis la tête de la fraction au service du PC chinois au sein du PCF. Mes déplacements sont suivis notamment entre Maroc, Espagne, Italie ; les pages sur l’Algérie dans mon dossier l’illustrent bien comme mes relations avec Mehdi Ben Barka et Henri Curiel. Après 1968, j’aurai le plaisir de lire ce dossier à la préfecture de police de Paris.

Dans la rubrique « Mémoires des ENS », plusieurs anciens élèves de l’ENS de Saint-Cloud évoquent l’Algérie, parfois en mentionnant le service militaire. Dans quelles circonstances allez-vous en Algérie ? 

Retour à l’École pour l’année 1959-1960 dans un grand étonnement vis-à-vis d’une France métropolitaine qui avait changé de République. De Gaulle mit autant de temps et plus de violence dans la guerre que ses prédécesseurs depuis 1954, pour finir par concéder l’indépendance en 1962.

Dans l’action contre la guerre, je suis en contact avec le réseau Curiel. Mon rôle s’est limité à des « passages de lettres » et quelques « passages d’argent sous la table ».

« Passe d’abord l’agrégation » avait d’abord décidé Henri Curiel[6]. Ce qui me conduit en 1960 au lycée d’Auxerre. Dans l’Yonne, je suis un des intervenants des plus vigoureux dans la campagne d'action contre la guerre en Algérie. Je suis appelé au service militaire prolongé (34 mois) de la classe 1954, celle qui a combattu le plus longtemps en Algérie. Comme les agrégés avertis, j’avais fait les démarches pour enseigner dans les écoles d'enfants de troupe. En Algérie, la seule école était à Koléa[7] à quarante kilomètres d'Alger au bord de la Mitidja et pas loin de la mer. Je suis arrivé pour la rentrée d’octobre 1961, planqué donc, dispensé de toute opération militaire (ce choix évitait la désertion), avec l’avantage de prendre les vacances scolaires en France. Comme les enfants de troupes portent des grades et des uniformes, pour n'avoir pas à leur faire le salut militaire, les cinq ou six professeurs logés et exerçant à l'école étaient en habits civils. De ce fait, je me permettais à Koléa d’avoir des relations avec des familles algériennes, dont celle d’Abdallah Mazouni[8] (52 L SC). Son père, lié au mouvement des Oulémas, avait été imam de la mosquée en 1936. Je rencontrais aussi des apparentés du leader FLN Ait Ahmed, alors emprisonné à la prison de la Santé à Paris. J’avais mes entrées à la Zaouia du célèbre marabout Sidi Embarek dont le haut minaret dominait la ville et qui était un collaborateur des autorités françaises mais jouait sur tous les tableaux.

Au sortir de la guerre, je devins le premier coopérant français à la nouvelle université d’Alger (décembre 1962 à 1966) avant de revenir à la Sorbonne pour l’année 1967-1968. J’occupais le poste de maître-assistant réservé auprès de Jacques Droz, professeur d'histoire contemporaine aux côtés d’Antoine Prost, maître-assistant de Louis Girard, professeur d’histoire contemporaine de la France, et au voisinage de Michelle Perrot, assistante de Pierre Vilar, professeur d'histoire économique qui seront membres du Centre d’histoire du syndicalisme patronné par J. Droz, dont le siège servait de bureau à Jean Maitron, maître-assistant de recherche pour réaliser le DBMOF (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français), au 4e étage de l’annexe donnant sur la Cour de la Sorbonne.

Encore un mot sur l’ENS de Saint-Cloud. Bien après votre sortie de l’École, vous y revenez à l’occasion du deuxième colloque international de lexicologie politique[9] organisé par l’Institut de la langue française (CNRS) dont dépendait le Centre de recherche de lexicologie politique de l’ENS de Saint-Cloud (15-20 septembre 1980). Ce centre fut labellisé CNRS en 1966. Maurice Tournier (53 L SC), son directeur qui fut maître-assistant à l’ENS de Saint-Cloud, a retracé l’histoire des premières années dans un article de Langue française[10]. Il conclut en soulignant que le Centre a pris soin de distinguer les méthodes d’inventaire et les méthodes d’analyse. Il me semble que ce sont les méthodes d’analyse du vocabulaire et surtout de la jeune « analyse du discours » (Jean Dubois) qui vous intéressent pour montrer que la mutation du PCF en 1934-1936 est durable. Au moment du colloque, vous n’êtes plus au PCF. Votre communication s’intitule « Tournant stratégique et mutation idéologique du Parti communiste à travers les changements hiérarchiques dans le vocabulaire de L’Humanité (1934-1936) ». Étiez-vous en relation avec les linguistes de l’ENS de Saint-Cloud ? Est-ce qu’on peut dire qu’une part de vos travaux a porté sur le discours politique ?

Mon travail avec l’équipe que je connaissais, est un effet de Mai 68 et de ma relation forte avec Maurice Tournier. Celui-ci partisan du PSU et plus encore fidèle de Rocard aimait discuter avec ce communiste dissident que j’étais : une longue amitié donc. Après Mai 68, le Laboratoire de lexicologie politique entreprend son grand œuvre de dépouillement des tracts de Mai 68 en commençant par les organisations étudiantes de la Sorbonne[11]. Je m’initie au travail qui consiste à mettre (à la main) des fiches sur cartes perforées. J’espère qu’elles n’ont pas disparu[12]. J’ai fait partie du laboratoire de 1974 à 1981.

Les mots (les items) retenus selon leur fréquence entraient dans le programme sur ordinateur établi par Pierre Lafon pour aboutir à des index hiérarchisés des formes, des références, des alliances, des liaisons d’emploi. Cette hiérarchisation permet une analyse de discours qui s’appuie notamment sur les récurrences et cooccurrences. Maurice Tournier distingue bien les deux étapes.

Exemple inespéré par naïveté : le mot le plus fréquent des tracts de Mai 68 est « bureau », au sens de table, tribune rhétorique de professeur ou de porte-paroles devant la salle, comme lors des assemblées générales au sens des promus à la tribune qui s’imposent en frappant la table : « point d’ordre » écartant ou précipitant le vote, coupant la parole ou se levant pour en finir. Bureau également désigne le groupe dirigeant d’associations, de syndicats et de partis. 

Ce n’est pas un hasard si la plus grande fréquence s’exerce chez les Étudiants communistes dont la démarche première est de tenir le bureau de l’association, témoignant de la bureaucratisation d’encadrement et de direction dans et sur le mouvement ouvrier. Le « bureau politique » était le sommet à conquérir et le concentré de l’exécutif, exécuteur des exclusions, redéfinissant les normes disciplinaires et la doctrine orthodoxe.

Nous sommes au temps des ralliements et défections d’étudiants communistes d’une des « affaires » dites Casanova[13], ci-devant secrétaire de Maurice Thorez, préparant les textes de ses discours dont celui de 1939 en Algérie sur « la nation en formation ».

Mon travail sur les éditoriaux de L’Humanité montre la transposition au premier rang du vocabulaire national et nationaliste de « Peuple de France » sur le vocabulaire de classes comme mis en réserve. C’est « le grand tournant » comme dira Denis Peschanski, compagnon de travail au labo qui sera exclu du PC à la parution de sa thèse[14].

Au labo, la plus battante, Annie Geoffroy m’apporte son aide sans compter. Elle vient de publier au début de 1968 « Le “peuple” selon Saint-Just[15] ». Les relations durent avec Geneviève Mouillaud et Marie-Renée Guyard qui pratiquent à la Bourdieu, une « déconstruction » littéraire et politique du Rouge et le Noir pour l’une, et, pour l’autre, de l’œuvre poétique d’Éluard. Maurice Mouillaud est un ami marxiste indépendant de longue date et Jacques Guyard, un socialiste ouvert très lié à Maurice Tournier. Venant de Montréal, Régine Robin (59 L FT) passe fréquemment au labo, partageant avec moi la critique du nationalisme communiste et les interrogations sur la « crise du mouvement ouvrier et les nouveaux mouvements sociaux[16]. »

En préparant pour L’homme et la société le numéro de relance « La mode des identités[17] », ne croyant pas être un tel initiateur, je poursuivais l’approfondissement de l’analyse de l’idéologie à l’école de Maxime Rodinson qui voit l’enveloppement de toutes les sociétés par l’idéologie nationale sous primauté de l’identité nationale[18], succédant à l’idéologie religieuse non sans recouvrement, avant de répondre par réaction de peur devant les mouvements sociaux à la mondialisation du partage inégal. Par l’étude des migrations et des discriminations, contribuons à l’antiracisme international en approfondissant la percée première de Colette Guillaumin, L’idéologie raciste : genèse et langage actuel[19] (Paris-La Haye, Mouton, 1972 et Gallimard, Folio-Essais n°402, 2002) et son avancée dans Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature[20] (Paris, Côté-femmes, 1992 et Éd. iXe, 2016).

Propos recueillis auprès de René Gallissot (55 L SC) par Christine de Buzon (71 L FT)



Photo prise à la Faculté des Sciences juridiques, Économiques et Sociales d'Oujda (Maroc, frontière avec l'Algérie) lors du colloque international des 13, 14 et 15 mars 2002. Les actes du colloque ont été publiés dans un numéro spécial de la Revue marocaine d'études internationales (octobre 2003) sous le titre : Le mariage mixte dans les relations euro-maghrébines. Mon intervention (pages 59-70) s'intitule par ironie : "Mais qu'il y a-t-il d'extraordinaire dans les mariages dits mixtes ?"

[1] Cette bibliothèque (jadis BDIC) a réouvert le 18 octobre 2021 dans un bâtiment de l’Atelier Bruno Gaudin : http://lacontemporaine.fr/images/journal/Journal_CONTEMP06-WEB_petit.pdf. (Note des éditrices)

[2] Documentaire de Raphaël Krafft et Charlotte Roux, AbdelKrim, une mémoire interdite, avec plusieurs intervenants dont René Gallissot :

https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-l-histoire/une-autre-histoire-du-maghreb-au-xxeme-siecle-24-abdelkrim-une (Note des éditrices)

[3] Mehdi Bennouna, Héros sans gloire. Échec d’une révolution (1963-1975), préface de René Gallissot, Casablanca, Tarik éditions, 2002 ; rééd. 2007. Cette continuité d’exercice répressif sur le mode colonial, opéra dans tous les services de renseignements, gendarmerie et police ; ainsi le capitaine français Mohamed Oufkir, chef des renseignements à la Résidence française du protectorat, se transfère au Palais Royal dès 1955. Colonel puis général, Mohamed Oufkir, a été abattu par Hassan II ou sur ses ordres, lors du coup d’État inabouti de 1972. (Note de René Gallissot)

[4] Dictionnaire Maitron : Algérie. Engagements sociaux et question nationale, op.cit., p.287-288, notice de R. Gallissot complétant la notice de Claude Pennetier, https://maitron.fr/spip.php?article24808.

[5] Idem, Maitron Algérie, p. 482-484, notice de R. Gallissot, https://maitron.fr/spip.php?article122287 .

[6] Idem, Maitron Algérie, p. 223-234, notice de R. Gallissot, https://maitron.fr/spip.php?article 21225.

[7] L’École militaire préparatoire nord-africaine (EMPNA) de Koléa changea d’appellation en avril 1959 pour s’appeler École militaire préparatoire de Koléa. A partir de 1960, les élèves peuvent poursuivre leur scolarité jusqu’à la première partie du baccalauréat. Après l’indépendance de l’Algérie, l’École militaire préparatoire de Koléa est dissoute en janvier 1963. (Note des éditrices)

[8] Auteur de Culture et enseignement en Algérie et au Maghreb, Paris, Maspéro, 1969 (Gallica).

[9] Actes du deuxième colloque international de lexicologie politique, éd. Maurice Tournier, tome II, Klincksieck, 1982 (3 vol., 954 p.).

[10] Langue française, n°2, 1969.

[11] Michel Demonet, Annie Geffroy et Jean Gouazé, Des tracts en mai 68 : mesures de vocabulaire et de contenu, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, A. Colin, 1975 (Travaux et recherches de science politique, 31). La revue Mots (acronyme de Mots, Ordinateur, Textes, Société) est créée en 1980.

https://journals.openedition.org/mots/persee-290666

[12] Sur ce point voir la note 19 de Maurice Tournier : https://journals.openedition.org/mots/19889

[13] Dictionnaire Maitron, Algérie, notice de. R. Gallissot p. 189-193.

[14] Discours communiste et « grand tournant » — Étude du vocabulaire de L'Humanité (1934-1936), thèse de doctorat de 3e cycle en linguistique, direction Jacques Droz et Antoine Prost, université de Paris-I, 6 décembre 1981. Texte remanié publié sous le titre Et pourtant ils tournent, vocabulaire et stratégie du PCF, 1934-1936, Klincksieck, coll. Saint-Cloud, 1988.

[15] Annales historiques de la Révolution française, n°191, 1968. Pour le bicentenaire de la naissance de Saint-Just, p. 138-144.

https://www.persee.fr/doc/ahrf_00034436_1968_num_191_1_3976

[16] « Crise du mouvement ouvrier et nouveaux mouvements sociaux », titre du numéro 98 (1994/4) de L’homme et la société, revue dirigée par R. Gallissot. https://www.persee.fr/issue/homso_0018-4306_1990_num_98_4

[17] « La mode des identités » : titre du n°83 (1987) de L’homme et la société (nouvelle série).

 https://www.persee.fr/issue/homso_0018-4306_1987_num_83_1 (Sur la nouvelle série de cette revue, voir le témoignage de Nicole Beaurain, https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-3-page-89.htm. (Note des éditrices).

[18] R. Gallissot, « Dépasser le nationalisme sinon les nationalismes vous dépassent », L’homme et la société, n°103 (1992). En ligne : https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1992_num_103_1_2609

[19] Lire en ligne : https://www.persee.fr/doc/ierii_1764-8319_1972_mon_2_1. Voir aussi « Pratique du pouvoir et idée de nature », Questions féministes, 1978, n°2 et 3.