Témoignage de Monique Romagny-Vial
Promotion 1969, Lettres, Fontenay

   « Fronde à Fontenay » s’intègre dans un récit autobiographique en préparation. On y trouvera une narration de « l’acte d’indiscipline » des fontenaysiennes, sorties en masse le soir du lundi 27 février 1961, alors que leur directrice leur interdisait de quitter l’École, les lundis et mardis soirs.

   Née en 1938, dans un village de la Loire, Monique Romagny-Vial a passé son enfance à Roche-la-Molière, cité minière près de Saint-Étienne. Élève du Collège moderne de Saint-Étienne, puis des écoles normales d’institutrices de Saint-Étienne et de Clermont-Ferrand, elle est étudiante à l’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses entre 1959 et 1963 et obtient une licence de philosophie, puis de psychologie et l’agrégation de philosophie.

   Elle enseigne d’abord au Centre National de Pédagogie Spéciale de Beaumont-sur-Oise, où elle forme des instituteurs spécialisés, rééducateurs, inspecteurs de l’enseignement primaire, directeurs d’établissements destinés aux enfants dits alors « inadaptés ». En 1966, elle devient assistante puis maître-assistant en psychologie de l’enfant à l’Université de Lille. En 1969, elle se fixe à Paris où elle seconde Mira Stambak, psychologue, dans la création, à l’Institut Pédagogique National, du Centre de Recherche de l’Éducation Spécialisée et de l’Adaptation Scolaire (CRESAS) dont elle assume la co-direction, jusqu’en 1983. À cette date, elle prend la direction du Programme « Sociologie et Psychosociologie de l’Éducation », créée à l’Institut National de Recherche Pédagogique par André de Péretti. Après un Doctorat en Lettres (Sciences de l’Éducation) et une habilitation à diriger des recherches, elle est nommée professeur des Universités et à compter de 1990, termine sa carrière professionnelle au CRESAS.

   Monique Romagny-Vial a publié quatre romans et de nombreuses nouvelles en revues ou recueils collectifs, ainsi que – seule ou en collaboration – des études signées Monique Vial sur les échecs scolaires, la psychomotricité, les enfants handicapés, l’histoire de l’éducation spécialisée. On trouvera sur le site www.romagnyvial.com une liste de ses romans et nouvelles, ainsi que des textes proposés à la lecture.

Romans

Chronique d’une parvenue, Mémoires et Cultures, La Chapelle-Montligeon, 2006. [Première édition : Arcantère-Editions, Paris, 1986].
La jolie morte de Kalimnia, Clamecy, Le Masque d’Or, 2006.
Meufs killers, Paris. Le Manuscrit [édition en ligne], 2003.
Bachelette point vierge mais martyre et chaque fois ressuscitée, Saint Paul de Fenouillet, Editions de l’Agly, 2002.

Parmi les nouvelles récentes

Un béguin de Lison, Les Cahiers de Thalie, Recueil thématique, « Enfances », juillet 2009, p. 36-38.
Petit conte de l’oiseau rouge, Traversées, n° 51 « Spécial nouvelles n° 2 », juillet-août 2008), p. 52-56.
Los olvidados, La poésie pour étendard, 2006, Tome VI, p. 173-174. Les nouveaux cahiers de l’Adour, n° 55, novembre 2006, p. 66-68. L’Ours polar, mars 2006, n° 36, p. 8-9.

Études (signées Monique Vial)

   Notamment :
Enfants handicapés du XIXe au XXe siècle, in Histoire de l’Enfance en Occident (Storia dell’Infanzia), Rome-Paris, Laterza-Seuil, 1996-1998.
Les « anormaux » et l’école, Paris, A. Colin, Bibliothèque Européenne de Sciences de l’Education, 1990.
Vial (M.), Plaisance (E.), Beauvais (J.), Les mauvais élèves, Paris, PUF, 1970.

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Au départ de mon souvenir, un petit livre blanc et bleu1, déniché au bonheur d’Internet. Nos vingt ans, mes copines du temps passé ! Étudiantes d’antan, en rébellion contre un règlement d’internat qui nous tient recluses deux soirs par semaine, dans notre gynécée aux portes de Paris.

Que peuvent bien signifier, pour cet auteur d’aujourd’hui, les tribulations d’une jeunesse antédiluvienne qui ne lui fait ni chaud ni froid ? Il avait moins de dix ans, en nos archaïques sixties. Une de ses sœurs plus âgée, dans le bataillon des rebelles ? Une parente ? Une voisine ?… Et s’il était le petit-fils de notre vieille directrice, envers qui je lui décèle une compassion suspecte ? Pire, s’il nous venait de l’horrible intendante que nous appelions Alice ?

Rien de tel, répond-il à mes questions. Débroussailleur d’archives au Rectorat de Paris2, son job l’a conduit à notre histoire, « histoire d’école », « histoire de femmes ». « Une des minuscules pluies qui firent germer le grain ». Un événement « beau et modeste », « mineur » mais « grave ». Un « bouleversement réel », dans l’histoire des mentalités3. Diable !… Semeuses à tout vent, nous, banales potaches en rupture de ban ? Pionnières du féminisme en marche, dans le sillage de glorieuses anciennes luttant pour leurs droits ? Fait historique, ni plus ni moins ! Nous, certes conscientes et organisées, mais sans le moindre souci de faire date.

Après l’ébahissement, le sourire. Ce fut un joyeux remue-ménage, ce lundi interdit de plaisirs parisiens, où nous avons en chœur pris la poudre d’escampette, sans visa directorial. À le redécouvrir, insolent, résolu, l’allégresse me vient.

Puis, la contrariété.

Car ses vieux papiers ne livrent à mon prospecteur que l’écume des choses. Féministe mais néanmoins homme, il nous regarde de haut ; nous, jouvencelles de jadis, qui plus est, comme l’écrira France-Soir, fortes en thème. Sympathiques, ces fillettes roses que son amusement met en scène. Mais bien naïves ! Bien sottes ! Bien ridicules ! S’imaginant, par leur bras d’honneur, mettre à genoux une directrice soutenue par son ministère de tutelle et s’octroyant l’audace d’ameuter une presse dont elles ne maîtrisent pas la moindre virgule. À le lire, ma féminine paranoïa fronce le sourcil : incompréhensions, erreurs, Sic à chaque page, il n’en finit pas d’ironie.

Ce n’est ni le strip-tease du siècle, ni Dieu créant la femme, notre goguette au vent de la capitale, mais n’y chercherait-il pas, amateur de croustillant qui s’ignore, gaudriole pour beaufs des années 2000 ? Tout auteur, me direz-vous, est en droit de livrer son sentiment spontané. Exhumer des faits oubliés, qui sans lui n’existaient plus depuis belle lurette, c’est déjà grand mérite. Je vous l’accorde et passées les réactions à fleur de peau, voilà que je lui en sais gré. Que ses pages me parlent et qu’affluent en ma mémoire, en vagues nostalgiques, les feuilles mortes d’un autrefois qui fut moi.

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Quand j’entre à Fontenay en 1959, toute jeune fille porte en elle le refus plus ou moins affirmé des contraintes subies par les femmes, encore traitées comme des mineures.

Nous sommes évidemment redevables à Simone de Beauvoir (Le Deuxième Sexe est paru en 1949). Notre dette – la mienne, en tout cas – est davantage un effet de l’air du temps qu’un tribut assumé et réfléchi. Nous aurions même, pour certaines, tendance à la nier. Nous portons haut, quoique sans proclamations, le drapeau d’une égalité entre les sexes qui ne saurait être contestée : pas besoin de longs développements pour en être convaincues. Notre féminisme, que je dirai consubstantiel, ne donne pas lieu à mouvement organisé. Nous ne nous préoccupons pas d’argumenter par un discours public, ni de lutter contre l’asservissement des femmes ou de théoriser sur les différences sexuelles. Pourquoi, d’ailleurs, le « deuxième » sexe ? Il faut donc un classement ? Nous sommes aussi bien le premier que le deuxième !

Par ailleurs, en un temps où peu de filles suivent des études supérieures, Fontenay accueille essentiellement, sélectionnées de concours en concours et de bourse en bourse, des élèves issues des écoles normales d’institutrices, héritières du peuple ordinaire. Dès le discours d’accueil de Madame Maugendre, notre directrice, nantie d’un bréviaire pédagogique façon hussard de la République civilisant les classes « dangereuses », nous sommes priées, si nous voulons accéder à « l’élite », d’extirper au plus vite de notre intime substance, des racines forcément désastreuses4. Pour moi, fille de valet et de femme de chambre, vilain canard comme on n’en trouve quasiment pas dans ces hauteurs, c’est une vraie gifle. Elle me l’assène sans fard : « votre place n’est pas ici »

Humiliant message que le mépris virulent de notre intendante ne cesse, jour après jour, de me rappeler :
« Vous avez bien de la chance d’être entrée à l’École, Mademoiselle, vu votre milieu. Si ça ne tenait qu’à moi, il y a longtemps que vous auriez pris la porte. »

Elle ne peut pas me voir et je le lui rends au centuple.

PREMIÈRES INITIATIVES

En 1960-61, j’ai eu tout un an pour aiguiser ma colère. Un an, militante politique et syndicale, pour comploter contre nos deux duègnes et leur règlement intérieur. Car les initiatrices de notre coup d’éclat sont des militantes. Il n’y a pas de petites causes et notre situation, aussi locale et modeste soit-elle, nous paraît mériter mobilisation. Majeures ou près de l’être, nous nous donnons pour mission d’agir, ici et maintenant, pour modifier ce règlement dont nous refusons nombre de dispositions et plus encore l’esprit. Notre objectif : faire reconnaître notre droit et notre capacité de femmes – et, pour celles qui sont concernées, notre droit et notre capacité de filles du peuple – à nous diriger nous-mêmes.

L’élaboration d’un nouveau règlement intérieur

De nos réunions syndicales (FEN, SGEN, UNEF5) et politiques (UEC, PSU6), comme de nos réflexions informelles, émerge progressivement une liste de revendications en bonne et due forme : libre venue de conférenciers, diffusion de journaux et panneaux d’affichage libres, y compris politiques ou religieux, sorties libres, constitution d’un comité paritaire administration-élèves, etc. À partir d’une comparaison de nos internats, nous construisons un beau projet de règlement commun, chamboulement des lois de Fontenay, débattu et amélioré avec nos pairs des autres ENS.

Il y avait certes plus rétrograde, notamment dans certains des foyers où, faute de places dans l’École, résidaient des fontenaysiennes, mais notre règle intérieure était déjà un vestige du passé et pour celles qui avaient connu le Foyer des lycéennes7, elle s’apparentait à un retour en arrière. Même notre article 3 – droit de recevoir dans nos chambres, toutes personnes de notre choix – se pratiquait, dans les pavillons féminins de la Cité Universitaire d’Antony.

Madame Maugendre était une femme du passé. Remplie de bonnes intentions, maternelle, dévouée, mais en décalage complet par rapport aux mœurs de l’époque et à des élèves dont certaines ne se privent pas d’une liberté sexuelle qui existe bel et bien dans ces années-là, contrairement à ce que le mythe de mai 1968 tend à laisser croire. Réclamer des sorties libres ne signifiait nullement pleurer après pareille liberté, dont il ne serait venu à personne l’idée saugrenue de solliciter l’autorisation.

La recherche d’appuis

Parallèlement, en nous tournant vers des personnalités féminines, nous nous mettons en devoir de préparer les esprits à un coup de force collectif, au cas où nous n’arriverions pas à nos fins. Il s’agit d’entraîner les hésitantes, les non motivées, celles qui se soucient peu de leur situation de femmes, tant à Fontenay que dans la société.

Nous invitons d’abord la doctoresse Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, présidente du mouvement « Maternité Heureuse » (fondé en 1956) et parmi les fondateurs du tout nouveau Mouvement Français pour le Planning Familial (1960). Elle ne fait pas l’apologie de la liberté sexuelle, mais veut éviter aux femmes « la grand’ peur d’aimer » et les drames de l’avortement clandestin. Ses leitmotivs : maternité heureuse et droit des couples à décider eux-mêmes en matière de procréation. Toute publicité en faveur des moyens contraceptifs est alors hors la loi, notre choix est donc loin d’être anodin. Se rassembler pour l’écouter, c’est déjà faire acte de rébellion (même si, pour autant que je me souvienne, nul n’allait en prison pour propagande anticonceptionnelle ou usage de préservatifs). Succès complet ! Salle comble ! Nous avons vingt ans et quoi qu’estiment nos mères supérieures, son apostolat nous concerne. Beaucoup d’entre nous allons en consultation dans son cabinet, son discours conforte nos idées. À celles venues l’entendre sans avoir encore trop réfléchi, il permet d’avancer dans la prise de conscience de leurs droits. Se vouloir au courant des moyens du « plaisir sans risque » est un pas dans le refus des entraves à la liberté.

Ensuite, tels ces mouvements humanitaires qui utilisent des stars pour promouvoir leur cause, nous lorgnons côtés Beauvoir et Triolet, vedettes du moment, people avant la lettre. Débattre avec elles et si possible obtenir leur appui, entraînera les timides. Elles nous aideront dans l’argumentation, diront avec leurs mots ce que nous disons avec les nôtres. En un mot, leur ascendant aura force de conviction. Raté, dans les grandes largeurs ! Trop occupée, Simone. Quant à Elsa, elle n’a même pas répondu à notre courrier8. Surbookées, on n’en doute pas, leurs majestés, si féministe que se dise la première et communiste la seconde. Voilà qui, toutes normaliennes que nous sommes, nous remet à notre place. Gageons que si nous avions été sévriennes…

Les premières avancées

Le 18 février 1961, le Cartel des ENS9 soumet notre projet de règlement intérieur à nos directeurs respectifs. Roger Ulrich, directeur de Saint-Cloud, répond au Président du Cartel en suggérant une « étude approfondie » et transmet sa réponse à Madame Maugendre. Les autres directeurs ont-ils répondu ? Si oui, ils n’ont sans doute pas communiqué leur courrier à Madame Maugendre : celle-ci n’envoie copie de sa propre réponse qu’au seul Ulrich.

Seule à manifester un véritable appui à sa collègue, Marie-Jeanne Durry, directrice de Sèvres, ne lui écrit que le 20 mars, mais elle est intervenue plus tôt : « j’ai encore eu l’occasion d’insister hier pour que le Ministère vous réponde »10. Il est notable que le seul vrai soutien de notre directrice soit celui d’une femme, directrice elle aussi d’une ENS féminine.

Le lundi 20 février, notre Conseil Intérieur demande, comme premier geste, l’autorisation de décider nous-mêmes de toutes nos soirées de la semaine. Madame Maugendre nous accorde le mardi soir, mais maintient l’interdiction du lundi, comme celles de prendre sans justification nos repas du soir hors de l’École et de rentrer de week-end le lundi matin. Cela veut peut-être dire qu’elle n’était pas totalement opposée à des assouplissements de la règle, mais pour nous, cela signifie surtout qu’elle nous accorde satisfaction au compte-gouttes, probablement pour calmer les esprits, mais en tenant bon sur le fond. Cette autorisation ne modifie en rien l’esprit d’un règlement intérieur qu’elle avait toute latitude de modifier, même si au plan formel, elle ne pouvait rien décider, sans en référer au Ministère. Elle nous concède le mardi soir, elle pouvait aussi bien légiférer sur nos autres demandes.

Dans ces conditions, nous pensons qu’elle ne cédera plus un pouce et que, s’il existe un moyen d’obtenir davantage, ce ne peut être qu’un coup d’éclat. Nous voulons donc aller vite et si possible, en finir. Ce qui ne veut pas dire que nous faisons n’importe quoi. Nous allons pas à pas, en maintenant information et débat en Assemblée Générale.

Le vendredi 24 février, nos déléguées au Cartel sollicitent encore une entrevue, afin de connaître l’opinion de Madame Maugendre sur notre projet de règlement, dont elle n’a pas encore accusé réception. Souhaitée pour le lendemain, à des heures fixées par les requérantes, cette entrevue a effectivement pu lui paraître bien « cavalièrement demandée »11. Tentative de dernière minute, avant le lundi 27 retenu pour notre action collective (ce que, bien entendu, elle ignore), pareille démarche témoigne d’un reste d’espoir de la faire bouger et d’éviter l’épreuve de force.

Cela dit, comme dans toute négociation, nous maintenons un seuil non négociable et je le reconnais, notre projet n’était pas loin d’être à prendre ou à laisser. Il aurait fallu des arguments vraiment imparables, pour nous convaincre que tel ou tel article longuement réfléchi et travaillé ne pouvait pas nous être accordé. Surtout, l’important était « l’esprit » de nos propositions : à savoir, un règlement reconnaissant notre droit à décider nous-mêmes de notre vie quotidienne. Inacceptable, précisément, pour Madame Maugendre ! En contradiction avec ce qui lui semblait être sa responsabilité. La barre était trop haute : elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas céder sur sa capacité, sa prérogative, son devoir, de décider à notre place.

Une ancienne évoque un régime « beaucoup plus austère »12, au début des années 50. Celui instauré par elle était donc un progrès et elle pouvait avoir l’impression d’avoir fait le maximum. Mais, outre que nous ignorions tout des anciens règlements de l’École, ce qui se passait dix ans auparavant ne déterminait évidemment pas nos revendications.

Passage à l’offensive. Notre va-tout : une échappée collective, avec repas du soir pris à l’extérieur, un soir interdit de sortie. Mon souvenir me dit-il vrai, qui me certifie ce projet germé dans ma petite tête ? D’autres ont peut-être le même : l’idée a pu naître de ces conciles autour d’un café qui s’adonnent à moquer « Zoé » (Madame Maugendre) et à pester contre Alice (l’intendante). Ce qui est sûr, c’est que, pour nous, militantes, chevilles ouvrières de notre brain-trust fontenaysien et porte-parole auprès des autres normaliens, ce séduisant dessein, à peine envisagé, est devenu la visée de l’année.

PASSAGE À L’OFFENSIVE

Une cohésion quasi absolue

Nos assemblées nous montrent un accueil plus que favorable. Personne ne crie au scandale, personne ne montre inquiétude ou opposition. Autant que je m’en souvienne, la bonne humeur dominait. Une bonne blague à faire à nos deux rombières ! Et le sentiment très fort d’être dans notre droit.

Résultat : pas un vote contre. Comme nous l’indiquons alors à Madame Maugendre, c’est « à l’unanimité, moins trois abstentions », que notre assemblée générale décide de cet esclandre collectif. Quid de la minorité silencieuse, ces élèves qui ne viennent jamais à nos assemblées ? Celles sur le sujet étaient fort fréquentées et les absentes peu nombreuses, ce qui témoigne de l’intérêt qu’il suscitait. Mais la victoire à laquelle nous visons, c’est que toutes – absolument toutes – participent. Décision donc, obtenir des engagements individuels, nos arguments peaufinés au jour le jour en fonction des réactions : chez nous, avec nos paires, c’est plus facile que de frapper, en faveur de la laïcité ou de l’Algérie, à la porte de paroissiens que l’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam ! Selon mon souvenir, sur cent cinq consultées, une seule nous a résisté. Qu’en est-il des deux qui se retrouvent avec elle au cours du soir séché par ses autres habituées ? L’une, en 3e année, n’était pas interne à l’École. La deuxième, en 1ère année, pouvait être interne (je n’ai pas réussi à la contacter), mais dans l’hypothèse où mon souvenir d’une seule opposante ne me trompe pas, elle aussi était externe. Dans cette hypothèse, ni l’une ni l’autre n’avaient été consultées et si elles n’étaient pas militantes, elles n’étaient peut-être même pas au courant. Quoi qu’il en soit, une ou trois, cela ne change guère l’appréciation de notre cohésion.

Après notre première information, dans le feu de l’action, nous écrivons « à l’unanimité », sans plus parler des abstentionnistes. Les abstentions, chacun le sait, ne sont pas comptabilisées dans un vote : pratique fort discutable, mais unanimité il y a, si on ne compte que les suffrages exprimés. Disons, pour être plus correcte, « quasi-unanimité ». Nombre de gouvernements, non seulement s’en contenteraient, mais s’en frotteraient les mains.

Unanimité de république bananière, alors ? Non, de mouvement collectif qui a la ferme intention de gagner. Au départ, il y a action d’une minorité et pression psychologique : pas de menaces ni de piquets de grève et la séquestration des cadres n’est pas encore entrée dans les mœurs. Comme dans toute mobilisation revendicative, il y a les éléments moteurs, celles qui participent avec enthousiasme, celles qui ne savent pas trop et celles qui n’osent pas dire non. Comme dans toute action revendicative, vitale ou anecdotique, le nombre de celles qui s’y rallient est capital. Au départ, oui, une minorité agissante ; mais pour que ça marche, il fallait que la majorité suive. Pour nous, ce qu’on a coutume d’appeler « la masse » a été d’emblée d’accord. Pour la simple raison qu’avant même toute mobilisation, cette « masse » n’acceptait pas volontiers le règlement de notre internat. Au final, c’est la cohésion la plus large que nous obtenons : une cohésion, voire un élan, quasi absolus. Dans l’action, l’important est d’abord ce qui est fait et par qui et ensuite seulement, ce qui se passe au fond des cœurs. Fût-elle accordée du bout des lèvres, beaucoup de mouvements revendicatifs aimeraient pareille cohésion ! Certes, le poids de la majorité a joué. Aurions-nous voté à bulletin secret, que ce poids aurait fonctionné dans les têtes. Il faut du culot et du courage pour résister et être très fort ou violemment convaincu, pour oser aller contre les siens et personne ne se veut traître. Le stalinisme n’a-t-il pas fonctionné sur pareils ressorts ?

L’unique résistante de mon souvenir, je l’ai travaillée au corps, au-delà de l’acceptable. Je nous vois encore, elle et moi, allant et venant en longs conciliabules, dans la galerie vitrée, au rez-de-chaussée de l’École. Moi à m’évertuer sang et eau, elle à me rejeter sans concessions. Ce n’était pas une militante, mais elle était élue au Conseil Intérieur, représentante des non syndiquées. Cela veut dire qu’elle ne se contentait pas de préparer ses examens, qu’elle se servait de sa tête pour penser et acceptait de se mobiliser, au moins « pour rendre service »13. Dans ces conditions, il était encore plus important pour moi de la convaincre et elle a dû me trouver odieuse, car j’y ai mis une opiniâtreté infinie. Ç’aurait été si beau d’avoir une unanimité totale ! En argumentant bien, je ne pouvais que la faire changer d’avis. Elle n’a pas changé d’avis et en moi-même, je lui tirais mon chapeau. Notre entreprise ne l’intéressait pas, elle avait mieux à faire. Dès le 2 mars, elle démissionne du Conseil Intérieur, incapable de « défendre valablement des opinions qu’en son for intérieur on ne comprend pas – le temps est beaucoup trop précieux pour que l’on continue à le gaspiller de la sorte ». « Il est de certains cas où il vaut mieux ne pas combattre pour imposer ou seulement faire écouter le point de vue d’une minorité. » Pour autant que je l’aie connue, elle ne s’éclatait pas hors de l’École. Nous étions, elle et moi, sur deux planètes différentes.

Je ne regrette pas mon matraquage inadmissible en bonne pratique mondaine, mais conforme au zèle dû à une responsabilité collective. L’action revendicative est affaire de rapport de force, pas de démocratie formelle. J’ai fait mon travail, j’ai rempli mon devoir. Mon échec ? Cuisant pour ma petite vanité de sœur prêcheuse incapable de l’argument qui aurait emporté le morceau ; mais revers banal, dans une lutte.

Le lundi 27 février, jour J…

Dans la journée, une pétition circule, dans les cours auxquels assistent des externes. Les signataires rappellent que, depuis leur entrée à l’École, elles n’ont cessé de juger inacceptables les mesures restrictives imposées par notre règlement et reprennent à leur compte (« nous souhaiterions », « nous voudrions »…) nos critiques et le projet du Cartel. Leur soutien, davantage qu’un simple acte de solidarité, montre que, dépassant la situation des internes actuelles, nos revendications concernent toutes les élèves, y compris celles qui n’ont jamais habité l’École.

Nous tentons aussi d’obtenir la solidarité de nos professeurs et des personnels de l’École. Je n’ai aucun souvenir ni d’appui déclaré, ni de protestations de leur part. Une sténodactylo transmet notre lettre à Madame Maugendre. À part ce fait relaté par Jacques Layani, j’ignore ce qui s’est dit et décidé, dans notre administration et dans notre corps professoral.

Enfin, nous passons à l’acte. Chacune quitte l’École, à l’heure qui lui convient. La plupart, dès l’après-midi ; voire, dès le matin. Les « meneuses » passent une dernière fois dans les chambres, vérifier qu’elles sont bien vides. Puis, franchissent la porte vers les dix-huit ou dix-neuf heures. Nous avons prévenu Madame Maugendre, à la dernière minute : en fin d’après-midi, alors que la plupart des élèves ont déjà quitté les lieux ! Notre « préavis » est aussi une menace : les élèves « sont prêtes à […] poursuivre, si elles n’obtiennent pas satisfaction. » Avec toutes les formules de politesse requises, nous avons clairement quitté le stade de la négociation, pour celui de la fronde ouverte.

Qui au ciné, qui avec un ou des amis, chacune vit sa vie et nous nous retrouvons, en troupe réjouie, pour regagner par le dernier métro notre sérail en ébullition… C’est tout ? C’est tout. Pas de quoi fouetter un chat, direz-vous. Nous avons, pour ainsi dire, fait le mur comme tout pensionnaire qui se respecte. D’accord ! Mais, beaucoup moins courant, nous l’avons fait en chœur et ouvertement. Ce n’est pas seulement désobéissance, indiscipline, mais crime contre l’esprit : révolte concertée contre une autorité bafouée en pleine lumière.

…Et après

Dès le lendemain, Madame Maugendre informe le Directeur de l’Enseignement Supérieur et convoque le Conseil Intérieur. Elle est loin de réagir aussi philosophiquement que la seule lecture de ses écrits peut le laisser supposer. Le souvenir de cette réunion est lointain, mais il me dit qu’elle était exaspérée. Elle n’avait jamais vu ça et je crois que c’est lors de ce Conseil qu’elle éclate : « je trouverai les meneuses ». En fait, elle nous connaît toutes ; ces mots ne font que traduire sa fureur et laissent supposer qu’elle envisage des sanctions. Elle n’a pas l’intention de céder à notre « ultimatum » et nous inflige une leçon de morale et de hiérarchie : nous n’aurions pas dû enfreindre le règlement ; nous aurions dû écrire, sous son couvert, au Directeur de l’Enseignement Supérieur. Tout cela, que nous savons aussi bien qu’elle, nous glisse évidemment dessus. Qu’avons-nous répondu à son discours (si nous avons parlé) ? Je nous vois seulement pouffer sous cape et une fois hors la salle, ricaner sans retenue.

Puis, provocation manifeste, le 1er mars, par courrier directement adressé au Directeur de l’Enseignement Supérieur, nous rappelons nos revendications et leur ancienneté et nous le prions d’intervenir. Nous n’agissons pas en sujets déposant humblement et à travers les intermédiaires habilités, requête auprès de leur suzerain ; nous sommes des mutinées, poursuivant l’épreuve de force. En clair, et tout militant comprendra notre point de vue : « cause toujours ! la hiérarchie, on s’assoit dessus ». Encore une fois, on n’en est plus aux tergiversations et aux ménagements. Madame s’imagine la plus forte ? Elle ne répond pas à nos demandes ? OK ! Elle va voir. Si on avait été en l’an 2000, on aurait pu la séquestrer ! Ça m’aurait plu, je crois…

LA MÉDIATISATION

Devant le piètre résultat de notre bras d’honneur, nous nous offrons le luxe d’ameuter la presse. Non pour nous rendre importantes, mais pour sortir du huis clos et modifier le rapport de force en notre faveur. Rien qui prête à plaisanterie ou à lecture grivoise, dans notre communiqué de presse : il se contente de reprendre sobrement nos revendications et d’insister sur notre détermination.

Au nom de quoi, serait-il plus ridicule que d’autres ? Inutile de chercher ! Au nom du fait que notre action se décline au féminin. C’est là son seul tort. Après avoir ouvert des quinquets comme des lotos devant des jeunes femmes obligées à une subversion massive, simplement pour disposer de leurs soirées, le lecteur du XXIe siècle rira peut-être de l’effervescence genre Kermesse héroïque, Clochemerle, Don Camillo, de ces préhistoriques jeunettes, envers qui s’impose, comme envers toutes les demoiselles de tous les temps, une indulgence affectueuse.

De fait, nombre de journalistes ne se sont pas privés. Certains sont corrects, ou à peu près. Le Monde est plus que bref et on ne peut le lui reprocher. Il passe l’info, en lui conférant la dignité propre à sa tribune et c’est déjà beaucoup. C’est peut-être le seul journal pour lequel notre qualité de normaliennes a pu jouer. Aurait-il donné suite, s’il s’était agi de n’importe quelle autre banale institution ? L’Huma, plus détaillé, fidèle à notre esprit, reprend nos termes militants : les normaliennes « protestent », « ont engagé une action », « dispositions arbitraires », décidées à « poursuivre » si « elles n’obtiennent pas satisfaction ». Les communistes de l’École n’en attendaient pas moins de leur journal ! Le Parisien nous renvoie au registre héroï-comique : les normaliennes « partent en guerre », mais reprend notre communiqué à peu près honnêtement, bien qu’avec les termes d’un journal consacré au fait divers. Le Figaromet entre guillemets le mot « action ». Le titre, « Les normaliennes font le mur… le lundi » nous réduit à des potaches en foire, mais sans volonté de scandale. Pour les autres, la presse mensonge, la presse fesses sang et larmes, on baigne dans la condescendance, la raillerie et la recherche de l’égrillard ou qui se veut tel.

Dans France-soir, nous avons droit à la Une. Le titre « Rébellion à l’école de Fontenay-aux-Roses », accroche le lecteur avec des caractères gras, visant à créer du grivois, là où il n’y en a pas : « “Nous avons le droit de flirter” – affirment 105 fortes en thème que leur directrice traite en petites filles ». Suit un texte truffé d’inventions, s’efforçant de faire vrai, dans l’anecdote gaillarde et amusante. « Jamais on n’avait entendu tel boum à Fontenay ». Les élèves « attendent, impatientes et résolues » que le ministre « leur signe le laissez-passer qui les libèrera de leur cage ». Le journaliste, dont la malhonnêteté a abusé14 les trois élèves qu’il a vues, mérite développement. Sa méthode est éprouvée : calepin ostensiblement rangé, il se met à bavarder comme un vieux copain. Sur leurs gardes, les interviewées avaient jusque-là récité leur leçon fort correctement. L’entretien théoriquement terminé, les voilà qui se lâchent : ce type est tellement sympa ! Le salaud engrange leurs propos hors calepin, pour reprendre dans son article ce qui lui semble rigolo ou aguicheur : le surnom de Zoé que nous attribuons à notre directrice et ses nattes archaïques, à quoi il ajoute ce qui lui passe par le bonnet.

Dans Paris-Jour, le journaliste (lui aussi, méthode éprouvée) invoque une soi-disant enquête, sous la photo prise à leur insu de deux élèves ayant refusé de répondre à ses questions. « Les normaliennes veulent se mettre du rouge à lèvres. » Ce n’est pas aussi fort que « les normaliennes veulent flirter », mais il se rattrape par le contenu. Zoé « garde sa sérénité de vieille dame » face à « ses chères petites ». « Bien brave », Zoé, « mais pas du tout dans la course. La preuve : elle ignore qui est James Dean ! » ; « charmante » mais elle « a oublié sa jeunesse » (tous ces guillemets, encore une fois, mensongers). Après ses mises en garde contre le « rouge à lèvres trop éclatant » et le « jupon trop apparent », « le rouge à lèvres se fit plus agressif, les jupons plus arrogants, les retards plus tardifs encore ». « On bâclait les thèmes et les versions latines pour rédiger des lettres de revendication ». Faux, de A à Z ! Quand on voulait user de rouge à lèvres, on en usait, même si c’était rarement notre genre. Le jupon pouvait être gonflant, il n’était pas apparent : nous n’étions pas des petites filles, modèles ou pas, façon Comtesse de Ségur. Les retards, il n’y en avait pas, il ne pouvait pas y en avoir : ou on revenait par le dernier métro, ou on découchait et si on se faisait raccompagner en voiture tardivement, on devait faire le mur pour rentrer ; ces deux dernières éventualités guère usuelles, je crois. Il nous suffisait d’attendre le week-end, pour passer la nuit dehors. Ce monsieur s’est contenté de broder à partir de France-Soir dont il reprend le titre : « Rébellion à Fontenay ». Il se fait complaisant, évoquant la liberté de nos 20 ans, dont on ne rêve qu’une fois, mais nous replace dans la minoration, « ce petit drame », « ces charmantes personnes » et raconte n’importe quoi qui lui paraît pouvoir à la fois aguicher et amuser son lecteur.

Jusqu’à Libération15 qui nous concède une lutte contre des « brimades », mais accumule les erreurs et donne dans l’humour facile. Oui ! Libé, vous avez bien lu. Pas encore le Libé de Sartre, mais tout de même celui d’une gauche qui se veut sérieuse. Nous aurions fait plusieurs grèves de la faim16. Pure invention, ou alors ma mémoire est bien malade. Les conférenciers du sexe fort nous sont interdits : erreur, les conférenciers de tous sexes nous sont interdits. Nous voulons être traitées comme les garçons des autres écoles. Être traitées comme les Sévriennes, nous conviendrait assez. « L’action » est mise entre guillemets et nous voilà censées décréter « la révolution en marche ». « Veut-on la mort de ces demoiselles », « résolues à toutes les extrémités » ? « Verra-t-on bientôt un cortège de jeunes filles descendre le boulevard St-Michel en scandant « libérez les normaliennes » » ? Ce n’est pas méchant ? Ça l’est ! Ça vaut les suffragettes, c’est le regard paternaliste et narquois habituel, vis à vis des « affaires de femmes », voire de « bonnes femmes ». Heureusement, la télévision ne fonctionnait pas comme maintenant : sinon, que ne nous aurait-on fait dire !

Nos excuses à Madame Maugendre

Dès la parution du premier article, deux déléguées (dont je suis) au Conseil Intérieur expriment à Madame Maugendre nos excuses ès qualité « pour tout ce qui [l’]atteint personnellement » dans l’article paru dans France-Soir et s’attachent à nous démarquer, en situant les responsabilités. « Ni l’assemblée générale des élèves, ni le Conseil intérieur, ni les sections syndicales de l’École n’ont de responsabilité dans la parution de l’article vous mettant en cause personnellement ». Puis, seules ou en groupe, de nombreuses élèves lui envoient des courriers. Copiés en partie les uns sur les autres, mais usant aussi de formulations variées, ils témoignent des nuances de notre vécu. Ils expriment des « excuses », pour tout ce qui la concerne personnellement, dans les articles parus et/ou des « regrets » pour la façon dont a été présentée notre action. Les mots, plus ou moins forts, vont tous dans le même sens : les signataires se disent « navrées », « atterrées », « émue (s) », « désolées » ; parlent du « manque de scrupule de certains journalistes », d’« erreurs » ou de « déformations grossières » d’« une certaine presse » ; d’évènements relatés « de manière scandaleuse » ; « nous déplorons cet incident regrettable », « nous désapprouvons formellement cette publicité de mauvais goût ». Les élèves photographiées, « honteuses » et « désolées que l’École soit touchée par de tels articles », regrettent « d’avoir donné inconsciemment l’occasion de les illustrer ». La plupart de ces courriers restent modérés dans les termes.

L’un d’eux s’exprime pourtant dans les termes du deuil, se lamentant sur le « malheur de l’École » et prenant part à « la douleur » de la directrice. « Nous en éprouvons toutes un très douloureux regret ». Ce « nous » signifie que cette élève n’est pas seule à considérer les articles parus comme une catastrophe et de fait, sur le moment, beaucoup sont atterrées, notamment celles dont les paroles imprudentes ont permis à France-Soir de donner dans l’anecdote. Pour nous qui avons rédigé le communiqué de presse, avec le sentiment de ne rien avoir à reprocher à un texte pesé mot par mot, nous sommes furieuses : une rage impuissante, confrontées à des falsifications dont la malhonnêteté nous dépasse.

Nos excuses peuvent paraître déférentes. Nous utilisons les formules usuelles de politesse et nous n’avons aucune envie, ni aucune raison de donner le moindre camouflet supplémentaire à Madame Maugendre. Il s’agit de rétablir la vérité et de prendre nos distances par rapport à des écrits dont nous ne nous sentons pas responsables. Rien dans nos lettres ne met en cause notre action, rien n’exprime la moindre contrition et nous ne faisons pas machine arrière. Dans la mesure où nous avons contesté l’autorité de notre directrice pour ce qui est du règlement de l’École, cette contestation demeure et la solidarité se maintient : une action « légitime », « dont nous approuvons le principe », « nous réaffirmons », « nous tenons à réaffirmer » « notre solidarité avec nos camarades ». Les élèves continuent à être convaincues du bien-fondé, sinon de toutes les phases de notre action, du moins de nos revendications.

Par une pétition du 6 mars, cent treize sévriennes font part d’une solidarité d’autant plus significative qu’elle s’exprime après les parutions dans la presse. Les initiatrices de cette pétition sont les militantes de Sèvres, en rapport avec celles de Fontenay. Encore une fois, comme le soutien de Marie-Jeanne Durry à Louise Maugendre, le soutien des sévriennes est de femmes à d’autres femmes. L’action menée par le Cartel était pour nous capitale, mais elle était le fait d’une toute petite minorité (le président, le bureau) et nous en étions les activistes. Il est probable que les ulmiens, les cloutiers17, les élèves de l’ENSEP de garçons, y compris militants, pour qui la question du règlement de leur internat ne se posait pas, ne s’intéressaient guère à notre affaire, à supposer qu’ils en aient été avertis. Comment ont réagi les élèves de l’ENSET (mixte) ou de l’ENSEP de filles, j’avoue avoir oublié.

Une seule fontenaysienne se désolidarise, mais absente lors des évènements, elle arrive après la bataille : on peut comprendre qu’elle n’ait pas souhaité être mêlée au spectacle. En pareil cas, c’est facile et c’est humain. Rien ne dit qu’elle aurait réagi pareillement si elle avait été présente, dès le début.

Avons-nous été particulièrement naïves, dans notre appel à la presse ?

Je dis que non. Nous nous étions préparées à d’éventuelles interviews. Pas assez, sans doute, mais sauf à être complètement parano, on accueille avec un préjugé favorable celui qui, d’un sérieux au-dessus de tout soupçon, vous écoute avec attention et prend des notes dont tout vous laisse croire qu’il va s’en servir pour rendre honnêtement compte. Nous n’avons certes pas mesuré les conséquences possibles de notre appel à la presse, mais qui les mesure ? Qui les mesurait, à une époque où l’on n’avait pas encore connu de gros scandales médiatiques ? Nous n’étions pas lectrices de la presse à sensations et de bien moins naïfs que nous se font piéger. Je défie quiconque, même le plus malin et le plus averti, de ne jamais être abusé. Personne ne peut imaginer, sauf à l’avoir expérimenté sur sa propre peau, de quoi certains vendeurs de papier sont capables. Si vous êtes leur cible, ils s’arrangeront toujours pour vous faire dire ce qui leur convient. Et cela, jusque dans des médias qui se veulent irréprochables.

Les conséquences des articles parus ?

Au total, nos vues sont défigurées, mais il y a bien pire et le traitement qui nous a été réservé est plutôt désolant et irritant que tragique. Pour l’École, les amusettes journalistiques n’étaient guère dramatiques. Comme pour toutes les institutions en pareille situation, cela n’a en rien affecté sa marche et elle s’en est vite remise. Pour les élèves collectivement, cela aurait pu, au pire, nous attirer des remarques graveleuses et des chevaliers servants importuns, dans les transports en commun ou dans la rue. Pour nous individuellement, cela aurait pu être très grave. Les élèves photographiées, les interviewées, les responsables des instances de l’École pouvaient se voir demander des comptes jusqu’à être virées et adieu alors, leur beau destin professionnel programmé et leur belle ascension sociale ! En a-t-il été question en haut lieu, je n’en sais rien. Mais il ne serait pas étonnant que notre Zoé, secondée par une Alice outragée, ait envisagé de sévir. C’est son autorité qui était moquée d’une façon intolérable et qu’elle n’avait sans doute jamais connue. Comme je l’ai dit, son état d’esprit était loin de la bénignité, en ce qui concerne les « meneuses ». Pour ce qui la concerne, elle n’a été ni traînée dans la boue, ni calomniée. France-Soir ne fait que relater ce que l’imprudence de certaines lui a fait apprendre et les autres brodent d’une manière qui peut se croire gentiment anodine. L’image ridicule qui est donnée d’elle constitue cependant une atteinte personnelle pénible et humiliante, que l’on détesterait vivre. Nous ne voulions pas cela et c’est ce que lui disent nos excuses. Quels que soient nos démêlés avec elle, nous ne lui voulions pas plus de mal qu’elle ne nous en voulait. Selon mon souvenir, elle était pour nous une vieille dame surannée, contrariante mais brave, à qui nous vouions une sorte de condescendance amusée (ce dont, à notre corps défendant, témoigne très exactement France-Soir), corrigée pour moi et peut-être pour d’autres, minorité dans la minorité de la minorité, par un ressentiment social non négligeable18. Face à son administration, notre « acte d’indiscipline » pouvait déjà lui attirer des ennuis. À fortiori, cet étalage dans la presse. À travers son autorité, c’est l’institution qui était raillée et on sait ce que, jusqu’aux plus hauts niveaux de l’Administration, ce genre d’outrage peut coûter.

Le temps que met le Ministère à lui répondre pose question. Pesanteur administrative habituelle ? Nous ne sommes pas assez importantes, ni notre École, ni notre révolte ? Il ne s’agit que de « regrettables incidents ». Embarras, voire agacement ? Certains, au Ministère, pensaient peut-être qu’en s’accrochant à ses exigences obsolètes, notre directrice avait allumé l’incendie dont elle se plaignait maintenant. À l’époque, nous ignorions tout du fonctionnement des hautes instances ministérielles. Aurions-nous été au courant, que nous n’aurions sans doute pas modifié notre comportement. Madame Maugendre a dû vivre tout cela comme profondément injuste, mais nul ne défend ce qu’il estime ses droits en se préoccupant des répercussions sur son adversaire du moment.

Louise Maugendre quitte ses fonctions à la rentrée suivante. Elle a soixante-dix ans, mais rien ne l’y obligeait.19 Le Ministère lui a-t-il poliment suggéré de partir ? L’a-t-il mise d’office à la retraite, d’accord ou pas ? A-t-elle souffert de la situation, au point de choisir seule de s’en aller ? Les trois sont concevables. Le pli confidentiel qu’elle adresse à Madame Durry, alors que le Ministère tarde à lui répondre, contenait vraisemblablement ses doléances face au dédain dans lequel on la tenait en haut lieu.

La presse, ses lecteurs, les femmes…

Ce qui me paraît le plus grave, au delà de leurs répercussions locales, c’est la signification sociologique des articles parus. En premier lieu, ils font toucher du doigt le manque de respect d’une certaine presse pour ses lecteurs : ceci d’autant plus instructif que les évènements relatés sont sans enjeu, sauf précisément celui de la vérité. Qui échafaude des historiettes ou des interviews bidon, pourrait-on dire en paraphrasant le proverbe, échafaudera de même des couveuses débranchées en Irak, des pseudo sex-shop en Belgique, des charniers en Roumanie…

En second lieu, cette presse fonctionne comme un révélateur de la façon dont on percevait alors les femmes. Le fait que Libé se laisse aller à son déplaisant petit jeu est particulièrement significatif. Si notre histoire a intéressé les feuilles de chou ; ce n’est pas à cause de notre statut de supposée « élite », prétendument prestigieuse. Avant notre communiqué, les paparazzi devaient, comme la plupart de nos concitoyens, ignorer l’existence même de Fontenay. Ce n’est pas, non plus, parce que, posant des jalons féministes, notre affaire pouvait sembler dépasser la simple anecdote. C’est uniquement parce qu’ils y ont trouvé une occasion d’ironie et d’articles supposés croustillants. « Nous sommes en âge de nous diriger nous-mêmes, nous ont affirmé sans rire des révoltées. » Il y avait donc de quoi rire ?

Au final, nos mésaventures journalistiques constituent une leçon : une première expérience qui, si elle ne nous met nullement à l’abri de nous faire à nouveau berner, nous convie à nous méfier des soi-disant informations que distillent certains prétendus « journalistes » qui inventent selon leur bon plaisir ou celui supposé de leurs lecteurs.

L’ORDRE RÈGNE À FONTENAY ?

Le 19 avril, le Ministère répond enfin à Madame Maugendre. Il adresse un blâme aux élèves et, face à notre « acte d’indiscipline caractérisée, aggravé par la publicité qui lui a été donnée », refuse d’envisager « actuellement » une quelconque modification de notre règlement intérieur. Échec donc, sur le papier. Mais sur le papier seulement. Notre mobilisation est, en elle-même, un succès : un apprentissage, selon moi précieux, du combat collectif et de ses aléas. De plus, nous sommes parvenues à ameuter le landerneau ministériel et c’est aussi une performance. Le blâme collectif ? Sans la moindre conséquence individuelle, il nous laisse de marbre. C’était bien le moins, d’ailleurs, si le Ministère ne voulait pas que sa directrice, et lui à travers elle, perde complètement la face. La diplomatie voulait qu’il ne cède pas. Enfin, si la préparation d’un règlement commun à toutes les ENS est reportée sine die, dans les faits, les restrictions de sortie sont désormais supprimées et des personnes extérieures, pas seulement des femmes, acceptées dans l’École. J’ai à la fois souvenir d’ulmiens venus pour des réunions syndicales et de ces nouveaux lundis et mardis où, ayant gagné le droit de sortir, nombre d’habituées de nos séminaires ou réunions n’étaient plus là !

Ma mémoire me dit que c’est dès la fin de l’année universitaire 1960-1961 que ces victoires sont obtenues. Mais même si c’est l’arrivée de Marguerite Cordier comme directrice à la rentrée 1961 qui les a amenées, le départ de Madame Maugendre en retraite, cela peut paraître cruel de le dire, est un succès comme l’est toujours, par exemple, le départ de préfets musclés, à la suite de manifestations sur leur territoire. Il est certain que si rien n’avait changé, nous aurions recommencé. Nous, ou d’autres après nous. Par exemple, en programmant une invasion de l’école par ulmiens et cloutiers…

Action intempestive, remue-ménage hors de propos, notre « tempête dans un verre d’eau »20 ?

Certaines le pensent aujourd’hui. Leur sentiment me paraît traduire une réaction de femmes mûres, qui ont oublié. Peut-être se voient-elles à la place de Zoé ? Celles qui, dès l’époque, expriment de vrais regrets sont des anciennes, bafouées en tant que fontenaysiennes par les articles parus. Non seulement elles ne sont pas en situation, mais elles ont passé l’âge. Par la voix de l’une d’elles, elles nous accusent d’avoir permis par nos paroles et par nos actes que la presse « toujours avide d’évènements sensationnels » présente l’École et ses élèves « sous un jour aussi peu flatteur et qui doit être faux »21. Certaines d’entre nous ont peut-être éprouvé immédiatement pareil sentiment et indépendamment même de tout article de presse, regretté, dès le moment où elles disaient oui, entraînées par le mouvement. Je n’ai pas souvenir qu’aucune ne nous ne les ait agressées et reproché de les avoir entraînées dans cette galère. Mais je ne me fais pas d’illusion, il en est qui ont dû en avoir grande envie, convaincues que nous aurions mieux fait de rester sagement à nos chères études. C’est, là encore, le lot de toute action collective. Quand tout marche bien, tapis rouge pour les initiateurs. Quand on échoue ou quand il y a un os (et comme ici de taille), alors tout se craquelle. Madame Maugendre ne jouait pas le pourrissement, mais la presse a joué le rôle d’un coin dans notre cohésion.

Pour moi, je n’ai rien regretté et aujourd’hui encore, je ne renie rien de notre action, même si je n’ai pas apprécié les inutiles déboires subis par notre directrice. Au-delà de mon exigence de liberté, j’avais un ressentiment personnel à assouvir, contre un monde qui foule au pied ceux dont je viens et dont, probablement sans se rendre compte, elle a été le porte-parole à mon arrivée. Naturellement, j’ignorais tout de ses origines sociales. À la différence de notre intendante (que la rumeur disait placée à Fontenay par Vichy), ce n’était pas une horrible réactionnaire. Des années plus tard, j’ai vu son nom parmi les membres de la Commission Langevin-Wallon. Peut-être chrétien, peut-être d’une certaine gauche, son paternalisme (ou maternalisme), m’était infiniment injurieux.

Certaines, j’en ai conscience, ne se retrouveront pas, ou pas totalement, dans mon récit. Certaines seront peut-être choquées. C’est un récit subjectif, au cours duquel j’ai souvent hésité entre le nous et le je, mais où je me suis efforcée de me tenir au plus près d’un souvenir pas toujours assuré, mais vivace.

Monique ROMAGNY-VIAL

Octobre 2010

* Un grand merci à Régine Boyer et Michel Boyer, pour leurs relectures et leur aide amicale à la mise au point de ce texte.

1. Jacques Layani, Règlement intérieur, un acte d’indiscipline à l’École normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses en 1961, Paris, l’Harmattan, 2008. Toutes les citations de cet auteur sont extraites de cet ouvrage dont la référence est désormais abrégée en J. Layani.

2. Jacques Layani est aussi écrivain. Outre des essais et une biographie, il a publié nouvelles, poésie, théâtre.

3. J. Layani, p. VII et p. 35.

4. Nommée directrice en 1948, Louise Maugendre est ancienne sévrienne, comme Marguerite Cordier, qui lui succéda en septembre 1961. Selon toute vraisemblance, ces choix se réfèrent à la volonté civilisatrice de la République, vis-à-vis des classes populaires. Les premières directrices, non sévriennes, étaient chapeautées par… un directeur ! (De 1880 à 1898 : Félix Pécaut, le fondateur de Fontenay ; puis, Jules Steeg).

5. Fédération de l’Éducation Nationale, Syndicat Général de l’Éducation Nationale, Union Nationale des Étudiants de France.

6. Union des Étudiants Communistes, Parti Socialiste Unifié.

7. Fondé en 1954 à Paris dans le XVIe arrondissement, ce foyer accueille principalement, après le baccalauréat, des élèves des classes préparatoires aux grandes écoles.

8. Des années plus tard, les fontenaysiennes inviteront à nouveau le Planning Familial et Beauvoir… qui, à nouveau, déclinera. Michèle Le Doeuff, Souvenir singulier des années 68…, sur www.sens-public.org, 16 février 2009, p. 6.

9. Regroupement des sept ENS à l’intérieur de l’UNEF.

10. J. Layani, p. 54 [italiques de M. Romagny-Vial].

11. J. Layani, p. 21.

12. J. Layani, p. 51-52.

13. Les citations ci-dessous sont extraites de sa lettre à Madame Maugendre, in J. Layani, p. 36.

14. Madame Maugendre a-t-elle interprété le mot « abusées » au sens sexuel (J. Layani, p. 40) ? Je crois plutôt que, n’ayant pas plus que ses élèves d’expérience de pareils procédés, elle se demande comment elles ont pu être trompées.

15. Fondé en 1941 par Emmanuel d’Astier de Lavigerie, progressiste, avec le soutien du PCF.

16. Il y a eu des grèves de la faim à Saint-Cloud. En quelle année ? Pour quelle raison ? (Voir E. Delteil, « L’ENS de Saint-Cloud, dans les années 1930-1940 », Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves, Lyon, Saint-Cloud, Fontenay-aux-Roses, 2010, n° 1, p. 29).

17. Michel Boyer (Saint-Cloud, 1962-1966) s’est dit surpris des contraintes de vie qui nous étaient imposées, sans doute en tant que filles, à cette époque. « Dès mon entrée à Saint-Cloud en 1962, je me suis senti complètement libre de mes mouvements, plus libre « qu’à la maison ». »

18. J’ai évoqué ce ressenti dans Chronique d’une parvenue, Paris, Arcantère, 1986. Marguerite Gentzbittel, fille de femme de ménage, raconte dans Madame le proviseur, Paris, Seuil, 1988, un vécu comparable, à son arrivée dans l’École, en 1957.

19. Il est difficile de se retrouver dans le maquis des textes officiels légiférant sur la retraite. Sauf erreur, si elle avait atteint la limite d’âge pour les fonctionnaires de son niveau, son activité pouvait encore être prolongée, année après année, pendant encore cinq ans (Cf. Décret présidentiel du 21 décembre 1928).

20. J. Layani, p. 35.

21. J. Layani, p. 51-52.