Raymond TORAILLE

promotion 1941, Lettres, Saint-Cloud
promotion 1948, Inspecteur, Saint-Cloud

Raymond Toraille (promotion 1941, agrégé de Lettres Modernes) a été doyen de l’Inspection Générale de la formation des maîtres. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont des manuels.

Je suis entré à l’École en octobre 1941. J’avais fait toute ma scolarité au lycée Chaptal (alors collège) et j’y avais préparé le concours d’admission à Saint-Cloud pendant l’année scolaire 1940-1941.

Ainsi, à l’automne 41, les nouveaux élèves étaient réunis dans le réfectoire pour recevoir informations et instructions du secrétaire général, Henri Canac. L’École était, depuis sa création, installée dans le Pavillon de Valois, vestige du domaine et du château de Saint-Cloud, à l’entrée du Parc. Le Pavillon de Valois accueillait les chambres des élèves (nous étions deux par chambre), les appartements du Directeur de l’École et du Secrétaire général, et de modestes locaux (bibliothèque, salle de détente avec un piano et une table de ping-pong, salle de lecture).

L’enseignement était assuré alors dans un bâtiment de construction récente pour l’époque, qui comportait, au rez-de-chaussée, les locaux destinés aux « scientifiques », et, au premier étage, ceux des « littéraires ». L’effectif total, tous élèves confondus, devait être d’une soixantaine d’élèves. Rien à voir avec l’équipement et le fonctionnement d’aujourd’hui. Nous devions préparer la deuxième partie du professorat des Écoles Normales et des EPS (Écoles primaires supérieures1). Mais, Vichy ayant supprimé les Écoles normales, les élèves sortis de l’École se sont retrouvés professeurs de collège. Aussi, l’incertitude sur notre avenir professionnel était grande, mais elle nous préoccupait moins que notre devenir dans une France occupée.

Le régime disciplinaire de l’École était très libéral. Si la matinée était réservée pour les cours, nous disposions de nos après-midis pour le travail personnel, et les sorties à Paris. Il nous suffisait de mentionner notre absence sur un cahier ad hoc, placé près de la loge de la concierge. Henri Canac nous rappela que nous devions respecter les horaires, notamment ceux des repas, et ajouta que, si nous voulions faire des galipettes, il valait mieux que cela ne fût pas dans le Parc de Saint-Cloud.

Ainsi, à la rentrée de 1941, tout était en place pour moi, avec l’entrée dans un monde nouveau.

Henri Canac fut, pendant les années difficiles de la Guerre et de l’Occupation, le gardien vigilant et efficace de l’École et de son esprit. Récemment nommé secrétaire général, il était le collaborateur d’Oscar Auriac2, notre directeur d’alors. En 1941, Auriac venait de perdre son fils, professeur de médecine à la Faculté de Bordeaux, engagé dans la Résistance, et qui s’était suicidé pour ne pas tomber aux mains de la Gestapo. À ce deuil familial s’ajoutait une épreuve physique : la perte progressive de la vue. Dans cette période, Auriac, défenseur de son École, montra une dignité exemplaire. Accueillant, devant nous, notre nouveau professeur de français qui succédait à Pierre Clarac, il ne présenta pas le professeur à ses élèves, mais les élèves au professeur, soulignant leurs origines et l’esprit animant leur formation. C’était une belle leçon de morale civique que le professeur, qui arborait à sa boutonnière la francisque du Maréchal, reçut sans broncher. Canac était alors auprès d’Auriac…

Canac se qualifiait « d’homme de quarante ans », pour caractériser sa sagesse, et pour marquer sa mission de tuteur auprès de nous. Chaque matin, avant huit heures, il frappait à la porte de nos chambres. On apercevait sa tête porteuse d’un béret basque. Il s’assurait, discrètement, de notre état, le cas échéant pour apporter une aide à ceux qui en avaient besoin. Lors de son passage, il nous trouva toujours, Edmond Coulet et moi-même, à notre table de travail, prêts à commencer la journée. Sans rien céder de ses convictions laïques, Canac était respectueux de celles de tous les élèves, et notamment du groupe « Tala » dont Marcel Durliat, élève sortant et bibliothécaire, était l’animateur. Je pris l’initiative de fonder un groupe laïc en face du groupe catho. J’inaugurai les réunions de ce groupe par une présentation de l’école de Jules Ferry dont Pécaut fut l’incarnation lors de la création de notre École Normale. Jusqu’à sa retraite, Canac, auprès des directeurs successifs, fut celui qui a maintenu une certaine continuité, alors que la formation assurée par l’École était profondément transformée, Saint-Cloud n’apparaissant plus que comme un sous-produit de la rue d’Ulm.

Un soir du début 1942, au cours d’une alerte aérienne, l’École fut fermée par les Allemands, et un officier exigea de rencontrer le directeur. Monsieur Auriac le reçut dans son bureau, Canac debout derrière lui. Bien que connaissant l’allemand, Monsieur Auriac demanda que l’on traduise les propos de l’officier. On fit alors appel à des germanistes de première année, Taquel (disparu récemment) et moi-même. L’officier expliqua qu’on avait remarqué des signaux lumineux provenant du bâtiment de l’École. Il exigeait de la visiter. Finalement, on put lui expliquer que, la fenêtre d’une chambre étant restée ouverte, un rideau mal tiré laissait percevoir par intermittence ce qui pouvait passer pour des signaux convenus. Satisfait de cette explication, l’officier se retira et l’affaire en resta là. Mais des appels renouvelés à la prudence nous furent donnés. Il est vrai que l’École, située entre les usines de Billancourt et l’entrée du tunnel de Saint-Cloud transformé en dépôt de munitions, pouvait constituer un lieu stratégique…

En février 1942 eut lieu un bombardement de Renault par l’aviation anglaise. Des avions survolaient à basse altitude les alentours des usines. Des fusées retenues par des parachutes éclairaient les lieux. L’ombre des avions nous accompagnait tandis que nous quittions nos salles de cours pour gagner un abri dans les caves de l’École. Ce bombardement ne causa guère de victimes, grâce à sa précision relative.

Il n’en fut pas de même au début d’avril 1943, par un dimanche ensoleillé, quand des avions américains, volant à très haute altitude, lâchèrent leurs bombes sur les usines et leurs alentours. Ce dimanche-là, notre camarade Trocmé (un naturaliste de première année) était venu attendre sa fiancée, fontenaysienne, à la sortie du métro Pont de Sèvres. Une bombe tomba précisément à cet endroit, et les deux jeunes gens furent déchiquetés. Ainsi Trocmé, brillant élève, et animateur sportif de sa promotion, disparut brutalement. La guerre, par la suite, devait faire d’autres victimes dans notre promotion.

Au lendemain du bombardement, à l’initiative, je crois, de Jacques Maillet nous sommes allés aider les habitants de Billancourt à poser des panneaux pour remplacer les vitres soufflées par les explosions. Puis la vie reprit son cours « normal » à l’École, mais les menaces se précisaient sur notre devenir en fin d’études. Le STO (Service du Travail Obligatoire) voulu par Pierre Laval nous attendait, et il s’agissait pour nous de lui échapper, en France comme en Allemagne. Cependant, nous préparions la sortie de l’École, l’examen final ayant lieu en juin 1943.

En juin 1943, l’examen de sortie terminé, l’ensemble des élèves de première et deuxième année, littéraires et scientifiques, se réunit dans la grande salle de cours du premier étage pour une soirée d’adieu. L’atmosphère était chaleureuse, mais grave. Nous savions que nous partions pour une vie incertaine et menacée. Jacques Maillet, nommé à Amiens, fut tué en 1944 dans un bombardement allié. Bernard Mirey, qui s’était engagé en zone non occupée, dans la mine de lignite de Fuveau, pour ne pas partir en Allemagne, eut le crâne fracassé par un wagonnet de minerai… D’autres reçurent une affectation de début. Quant à moi (classe 42 destinée au STO), j’entrai comme réfractaire dans la clandestinité. En octobre, sur la suggestion de Canac, que j’étais allé trouver à Saint-Cloud, je me présentai au Ministère où on m’accorda une délégation rectorale pour le collège de Bernay (Eure). J’y débarquai donc un soir, dans une ville inconnue, où je devais passer quatre mois, avant d’apprendre que j’étais recherché par la police. C’est Canac qui m’en avertit. C’était l’intendant qui, par imprudence ou sottise, avait indiqué aux enquêteurs policiers que je me trouvais à Bernay. Sans crier gare, je quittai Bernay. Une nouvelle étape de ma vie commençait, et Saint-Cloud n’avait plus place dans mes préoccupations…

Ce sont là quelques miettes de souvenirs d’un temps incertain. Lors de son premier cours, en octobre 1941, Henri Gouhier avait développé le thème de « l’existence sous la menace ». C’était bien cela qui se produisait donc.

Je conserve aussi de cette soirée d’adieu l’image de Georges Jean, alors maigre et brun de cheveux, lisant avec lyrisme un poème dédié à ses camarades : « Au revoir pour les amis ». On sait qu’à côté de sa carrière professionnelle, il fit une carrière honorable de poète…

Tout cela montre bien que Saint-Cloud, à cette époque, était une petite communauté, réunissant des garçons d’origine modeste, venant presque tous des Écoles normales primaires où ils s’étaient distingués comme bons élèves. Le vaste ensemble constitué depuis le 1er janvier 2010 par l’École Normale de Lyon, a recueilli, dans une certaine mesure, l’héritage de Saint-Cloud. Mais combien d’élèves en sont-ils conscients ?


1Le primaire supérieur est finalement supprimé par l’article 5 de la loi du 15 août 1941 due à Jérôme Carcopino. Les écoles primaires supérieures, les écoles pratiques du commerce et de l’industrie et les cours pratiques deviennent des « collèges modernes » ou des « collèges techniques ». Le Brevet supérieur était l’examen terminal non seulement des EPS et des Écoles normales primaires mais aussi des lycées de jeunes filles qui n’auront pas officiellement le droit de préparer au baccalauréat jusqu’en 1924 (note des éd.).
2 Né à Saint-Girons (Ariège) en 1878, mort en 1949. La phrase suivante évoque son fils Jean-Jacques, animateur du réseau de résistance Auriac-Bergez, né le 9 mai 1906, mort le 19 juillet 1941.

Voir sa notice dans le Maitron en ligne (note des éd.).


Ce témoignage a été publié initialement dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1 (2012) p. 12-14.