La création de l'équipe Genre et société
La création de l’équipe « Genre et société » à l’ENS de Lyon s’inscrit dans un double contexte scientifique. Elle est tout d’abord l’aboutissement d’un mouvement de longue durée qui a permis en cinquante ans de légitimer l’histoire des femmes et du genre. J’ai ainsi soutenu ma thèse de troisième cycle sur l’histoire des institutrices féministes et syndicalistes de la CGTU[1] en 1973 et ma thèse d’État sur les rôles féminins dans la vie privée sous la Troisième République en 1994. J’ai ensuite engagé un nouveau chantier avec l’étude des hommes et des masculinités, indispensable pendant de l’histoire des femmes. Mon recrutement en 2003 à l’ENS LSH prouvait que l’histoire du genre était devenue incontournable. La création de l’équipe « Genre et société » en 2005 semble, au premier abord, en découler puisqu’elle institutionnalisait mon champ de recherche. Mais elle s’inscrit également dans un mouvement plus large qui s’amorce au tournant du XXe siècle. La région Rhône-Alpes a préfiguré ce qui allait devenir la politique du CNRS et du ministère de l’Enseignement supérieur, à savoir la constitution de grands pôles, fondés sur des rapprochements d'équipes et d’établissements. Le retour sur le mécano institutionnel, qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui, peut sembler de prime abord inutile mais il permet d’éclairer le poids croissant des hiérarchies administratives et l’instabilité structurelle à laquelle les chercheurs sont soumis au détriment du travail scientifique.
Dès 2000, le Comité national du CNRS plaide pour un regroupement des centres de recherche lyonnais jugés trop nombreux et repliés sur eux-mêmes. En 2002, lors de la préparation du contrat quadriennal, constatant que les thématiques des UMR se chevauchent, le CNRS propose leur fusion. Le directeur adjoint des SHS, Christian Henriot, également professeur à Lyon-II, réunit donc les responsables d’équipes afin d’organiser le nouvel ensemble. C’est alors que le périmètre de restructuration s’élargit. Les historiens de l’université Lyon-III, initialement tenus à l’écart du projet, ont profité de l’occasion pour s’inviter dans la négociation. De même, les historiens de l’université Grenoble-II qui avaient quitté le Centre de recherche sur l’Italie et les pays alpins pour créer, avec l’appui de la MSH Alpes, l’équipe « Histoire économique, sociale et politique » (HESOP) dirigée par René Favier, optent pour une collaboration avec les universités lyonnaises. Les rapprochements, avalisés en décembre, sont cependant délicats à opérer, car faire coopérer des sœurs ennemies est un défi. En effet, si Lyon disposait dès les années 1960 de deux structures prestigieuses, le Centre d’histoire économique et sociale fondé en 1964 par Pierre Léon et le Centre d’Histoire religieuse créé en 1963 par André Latreille, la partition de l’université de Lyon en 1973 avait fait éclater la recherche historique. L’université Lyon-II a accueilli le Centre Pierre Léon et l’université Lyon-III le Centre Latreille, rejoint bientôt par l’Institut d’histoire du christianisme, consacré à l’histoire des missions. Avant même leur entrée dans la nouvelle UMR, d’ailleurs, les historiens de Lyon-III simplifient leur organigramme et regroupent ces deux centres, ainsi que l’équipe « Enfermements, Marges et Sociétés », dirigée par Olivier Faure, dans une nouvelle entité, RESEA (Religions, Sociétés et Acculturations).
La présence de l’ENS LSH complique encore la donne. Lors de leur installation à Lyon en 2000, les historiens de l’École sont regroupés dans le Centre d’histoire urbaine (CHU). Lancé par des enseignants de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, principalement Jean-Louis Biget (57 L SC) et Yvon Thébert (63 L SC). Ce centre, transpériodique, est pionnier, l'histoire urbaine étant alors peu structurée en France, à la différence de l’Angleterre. Pour les historiens de l’ENS LSH, une école à vocation nationale, l’implantation lyonnaise n’impliquait pas de rompre avec les réseaux scientifiques tissés antérieurement, en particulier avec les grandes universités parisiennes. Le CHU était prêt, cependant, à nouer des collaborations régionales. Annie Fourcaut (69 L FT), sa directrice jusqu’en 2003, s’est ainsi rapproché de René Favier qui avait déposé à l’automne 2001 un dossier au CNRS pour transformer son équipe en formation de recherche en émergence. Ces deux responsables décident alors de présenter au CNRS un projet d’UMR commune réunissant leurs centres de recherche. Le ministère de l’Enseignement supérieur s’y est néanmoins opposé de même que le directeur de l’ENS LSH, Sylvain Auroux (67 L SC), pour qui l’École devait s’insérer dans la recherche lyonnaise, la ville et la région s’étant fortement impliquées, en particulier financièrement, dans son installation. Ce dernier a donc appuyé l’entrée du CHU dans le LARHRA, ce qui a entraîné, à la demande du CNRS, le départ des enseignants-chercheurs médiévistes et antiquisants.
En janvier 2003, Jean-Luc Pinol est élu à Lyon-II sur un poste créé avec l’appui du ministère de l’Enseignement supérieur, et devient officiellement le « chargé de mission » du CNRS afin de prendre la tête de la nouvelle UMR. En avril 2003, l’assemblée constitutive du LARHRA (Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes) dont le nom est trouvé par René Favier soucieux de lier les pôles lyonnais et grenoblois, entérine la disparition de trois UMR ainsi que de trois équipes d’accueil. Elle donne naissance à cinq nouvelles équipes : « Religions, Sociétés et Acculturations (RESEA) », « Histoire de l’art », « Villes, sociétés, populations et politiques urbaines », « Industrialisation, entreprises et marchés », « Sociétés de montagne et territoire ». La tutelle administrative du laboratoire relève de l’université Lyon-II mais Jean-Luc Pinol précise que chaque établissement doit avoir la responsabilité d’un axe : l’histoire religieuse domine ainsi à Lyon-III, l’histoire de l’art et l’histoire économique et sociale à Lyon-II, l’histoire des territoires et des entreprises à Lyon-II et Grenoble-II, l’histoire urbaine à l’ENS LSH dont le centre s’étoffe avec l’apport de chercheurs venus en particulier de Lyon-II où cette spécialité existait depuis longtemps avec des historiens tels Maurice Garden. Si le LARHRA permettait de disposer de moyens financiers et de gagner en visibilité, il remettait en question les habitudes de travail, si ce n’est les egos, de tous ses acteurs.
Rapidement, la stabilité des équipes, pourtant actée pour la durée du quadriennal, est remise en question. À l’automne 2004, l’équipe « Sociétés, Entreprises, Territoires », placée sous la direction de René Favier, naît de la fusion des équipes « Sociétés de montagne et territoire » d’une part, « Entreprises et sociétés » d’autre part. Ce regroupement est principalement motivé par la mutation pour l’université de Genève du responsable de l’équipe « Entreprises », Youssef Cassis, un professeur d’histoire économique renommé. En ce qui concerne le CHU/équipe Ville, le départ d’Annie Fourcaut (69 L FT) en 2003 pour rejoindre l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, a affaibli son autonomie bien que Vincent Milliot (81 L SC) ait pris la relève. En 2004, lors de sa promotion à un poste de professeur, j’ai assuré sa succession mais Jean-Luc Pinol a profité de ce passage de relai pour en revendiquer la direction en tant que spécialiste d’histoire urbaine. Selon lui, les équipes désormais relevaient seulement de l’UMR et n’étaient plus liées à un établissement ; partant, la question de leur localisation ne se posait pas et l’ENS LSH ne pouvait prétendre à la responsabilité de l’équipe « Ville et sociétés ». Cette rupture implicite de la politique de sites, négociée en 2003 entre chercheurs, a été avalisée par le directeur et le directeur-adjoint de la recherche de l’ENS LSH qui n’ont pas appuyé le choix de son-sa responsable parmi les enseignant-e-s de l’école. Il s’en est suivi de complexes négociations, en particulier avec Jean-Marie Hombert, directeur des SHS au CNRS et professeur à Lyon-II, qui autorise in fine Jean-Luc Pinol à cumuler les fonctions de directeur d’UMR et responsable d’équipe, sans oublier celle de directeur de l’ISH de Lyon-II. Ce cumul n’a qu’un temps d’ailleurs puisque, dès 2006, Jean-Luc Pinol abandonne la direction de l’équipe « Ville » à Bruno Dumons, un spécialiste d’histoire religieuse. Ces recompositions ont conduit en 2005 à mon départ de l’équipe « Ville », à la création d’une équipe « Genre et société » jugée par les instances dirigeantes conforme à mon domaine de recherche et, de fait, à un retour à la politique de sites !
L’équipe « Genre et société » a été fondée par un noyau de six chercheuses et chercheurs travaillant de longue date sur l’histoire des femmes, à l’image de Sylvie Schweitzer. Dès sa formation en 2005, elle place son projet sous le double patronage du genre et de l’histoire sociale, une histoire sociale entendue dans une acception large, attentive aux représentations certes mais ne se limitant pas aux discours des seuls « locuteurs officiels ». Ses membres voulaient mettre l’accent sur le vécu et les pratiques des « sans-grade » ainsi que sur les individus et les groupes « marginaux » ou minoritaires, un terrain d’enquête particulièrement intéressant, notamment dans les périodes de transformation politique les affectant directement. Ils se proposaient donc de travailler sur « les relations entre identités et pratiques sociales, entre identités et groupes sociaux, entre réalités et modèles, entre stratégies individuelles et expériences collectives ». S’interrogeant sur les frontières floues du féminin et du masculin, ils souhaitaient analyser les transgressions des barrières sexuelles et les mutations de ce que l’on appelle « la ligne de genre », cette ligne qui définit socialement le « masculin » et ses attributs avec, en regard, le « féminin » et ses attributs. Cette ligne de genre, en effet, est évolutive et historicisable, ce qui est pensable aujourd’hui n’étant pas imaginable hier. L’équipe, enfin, se voulait « attentive à la superposition entre identités sexuées et orientations sexuelles revendiquées ou semi-conscientes ». Les axes de recherche portaient principalement sur les formations et parcours professionnels, en particulier sur les femmes dans les métiers d’autorité et de pouvoir, le domaine de Sylvie Schweitzer, ainsi que sur les enseignements professionnalisants proposés aux jeunes filles et jeunes garçons dès la sortie de l’école primaire, un champ porté par Marianne Thivend. Je me suis, pour ma part, principalement consacrée à l’histoire des hommes et des masculinités avec l’organisation d’un colloque international sur ce thème qui s’est tenu en 2009 à l’ENS LSH et a débouché sur la publication d’un livre aux Presses de l’ENS[2]. À partir de 2007, l’arrivée de nouveaux collègues a permis d’élargir les perspectives de recherche. Outre Michelle Zancarini-Fournel et Vincent Porhel, dont les travaux portaient sur l’histoire des femmes et des années 68 pour l’une, sur l’histoire des mobilisations politiques pour l’autre, deux spécialistes du Maghreb et de l’Afrique, Nasima Majoud et Pascale Barthélémy (92 L FC), ont rejoint l’équipe. Leurs travaux, ainsi que la recherche conduite par Sylvie Schweitzer et les doctorants pour l’Agence nationale pour la cohésion sociale et pour l’égalité des chances (ACSÉ) ont renforcé l’attention portée par l’équipe aux relations entre genre et migrations, entre genre et histoire coloniale/post-coloniale.
L’équipe « Genre et société » a été soucieuse, par ailleurs, d’articuler enseignement et recherche. Elle a structuré son activité autour de son séminaire mensuel qui réunissait enseignant-e-s-chercheurs, doctorant-e-s et étudiant-e-s de master. Ce séminaire a été intégré à partir de l’année universitaire 2007-2008 dans le cursus du master d’histoire moderne et contemporaine, master cohabilité entre l’ENS LSH et les universités Lyon-II et Lyon-III. Un cours obligatoire sur le genre des sources a également été organisé pour les étudiants en master I de l’ENS LSH et de Lyon-II. Sur le plan international, l’équipe a contribué à la mise en place du cursus européen MATILDA (European Master’s degree program in Women’s and Gender History) qui associe alors sur le thème de « l’Histoire des femmes et du genre, XVIIe-XXe siècles », cinq universités européennes : Budapest, Lyon-II, Nottingham, Sofia et Vienne. Le séminaire de l’équipe a été intégré au cursus du master européen et a accueilli à partir de la rentrée 2008 des étudiant-e-s issu-e-s des universités contractantes.
L’équipe « Genre et société » a également noué de fructueuses coopérations avec les sociologues et les littéraires. Elle a ainsi coorganisé à partir de 2007 un séminaire interdisciplinaire sur le genre avec l’UMR MODYS, de l’université Lyon-II, et l’UMR LIRE (Littérature Idéologies Représentations, XVIIIe-XIXe siècles), dirigée par Philippe Régnier, et dont la responsable de l’axe « Masculin/Féminin » était Christine Planté. Dans le prolongement de cette collaboration, l’équipe est devenue partie prenante du Cluster 13 « Culture, patrimoine et création » dont le directeur était Philippe Régnier. Ce projet visait à mettre en réseau les différents chercheurs et acteurs de la culture impliqués dans cette problématique, à travers un portail « Genre et culture en Rhône-Alpes », coordonné par Christine Planté. Il avait également pour objectif de soutenir financièrement les activités des laboratoires déjà engagés dans une recherche sur le genre. L’équipe « Genre et société » a ainsi bénéficié de son appui pour financer le colloque sur l’histoire des hommes et des masculinités. Le Cluster 13 a, par ailleurs, inscrit son action dans le cadre du RING, le Réseau interuniversitaire et interdisciplinaire national sur le genre, dans la constitution duquel l’université de Lyon-II a joué un rôle moteur.
À partir de ma retraite et de l’année universitaire 2010-2011, Pascale Barthélémy (92 L FC) a pris la direction de l’équipe jusqu’en 2016. Cette dernière a ainsi été partie prenante de l’organisation en 2014 à l’ENS (devenue ENS de Lyon) du premier congrès des études de genre en France, sous l’égide du GIS-Institut du Genre[3] créé par le CNRS en 2012. La direction de l’équipe a ensuite été assurée par Marianne Thivend, maîtresse de conférences à Lyon-II et l’une de ses fondatrices. La responsable actuelle est Manuela Martini, professeur d’histoire contemporaine et du genre à l’université de Lyon-II. Cette petite équipe, née des soubresauts administratifs d’une jeune UMR, a su trouver sa place, devenir la référence incontestable en histoire du genre de la région Rhône-Alpes et attirer un nombre croissant de chercheuses et chercheurs. Sans vouloir rivaliser avec l’université Paris-VII où Michelle Perrot et Pauline Schmitt ont organisé dès 1973 le premier cours sur l’histoire des femmes, elle fait néanmoins figure de pionnière au niveau national comme équipe de recherche consacrée à la seule histoire du genre.
Anne-Marie Sohn (65 L FT),
professeur d'histoire contemporaine à l'ENS de Lyon de 2003 à 2010.
[1] Confédération générale du travail unitaire (1922-1926). (Note des éditrices)
[2] A.-M. Sohn (dir.), Une histoire sans les hommes est-elle possible ?, ENS Éditions, 2014, 384 p. (coll. Sociétés, Espaces, Temps). (Note des éditrices)
[3] Voir https://institut-du-genre.fr/fr/le-gis-institut-du-genre/a-propos-de-l-institut-du-genre/ (Note des éditrices).
Pour citer ce texte : Anne-Marie SOHN, La création de l'équipe Genre et société, Cette année-là, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 68-70. |