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Les philosophes débarquent à Gerland


Octobre 2000, rentrée dans les nouveaux bâtiments lyonnais – un seul, à vrai dire, car le bâtiment recherche n’est pas encore « livré ». Et même le bâtiment formation n’est pas totalement prêt la première semaine : c’est à Monod que je fais mon premier cours pour les agrégatifs de philo. Ensuite… on récupère peu à peu les bureaux, les salles, les livres, et l’École se remet en marche, sans trop de difficultés – grâce au travail sans relâche de Sylvain Auroux (67 L SC), de Francine Mazière (60 L FT) et de Jacques Deschamps. Qu’est-ce qui change ? la tradition de recherche chez les philosophes était liée à quelques grands enseignants : Martial Gueroult, Jean-Toussaint Desanti, Alexandre Matheron, Bernard Besnier (62 L SC) côté Saint-Cloud, Monette Martinet, Michèle Le Dœuff (66 L FT), Michèle Crampe-Casnabet (56 L FT) côté Fontenay ; sans compter quelques invités de marque comme Jean-Paul Dumont ou Jean-Pierre Osier… Peu à peu, dans l’École unifiée et désormais mixte, les séminaires étaient venus se juxtaposer aux cours d’agrégation – mais parfois la distinction était mince, car certains cours systématiques valaient comme de vrais états de la recherche. La nouveauté, dans les années 90, ce fut, dans l’air du temps, la constitution de vraies structures de recherche : le travail individuel n’était pas périmé, mais il venait désormais s’insérer dans des entreprises collectives ; c’était un moyen d’obtenir des crédits, certes, mais c’était surtout un effort pour établir des dialogues avec d’autres lieux, avec les autres disciplines, pour conjuguer les méthodes et encourager les étudiants, par l’exemple, à s’initier à un large éventail de démarches théoriques. La prise de conscience, peut-être, d’une vérité à laquelle l’Université française avait longtemps été rétive : on ne construit pas du nouveau tout seul – même en philosophie.

Nous avions ainsi, à quelques-uns, constitué le CERPHI, qui rassemblait philosophes, littéraires et historiens des sciences. Le R, pour « rhétorique », était dû à la sagacité de Christian Biet – hélas disparu il y a quelques semaines – qui l’expliquait ainsi : « centre d’études en rhétorique, philosophie et histoire des idées », pour qu’il soit clair que nous prenions aussi pour objet la façon dont les idées se diffusent et se transforment, et non pas seulement les doctrines où elles s’élaborent. Lorsque fut décidée la relocalisation de l’École à Lyon, nous nous étions bien sûr souciés d’établir d’avance des liens avec le seul endroit où l’on enseignait notre discipline – la faculté de philosophie de Lyon-3 – mais aussi d’insérer le CERPHI dans une configuration plus vaste, l’Unité mixte de recherches animée par Antony McKenna, qui regroupait des équipes de Lyon, de Saint-Étienne et de Clermont-Ferrand. Elle s’occupait comme nous de l’âge classique au sens large, depuis l’humanisme jusqu’aux Lumières, et pratiquait des approches des textes et des évolutions historiques très semblables aux nôtres. Une fois encore, les philosophes rencontraient des spécialistes de littérature, sur ce terrain commun que constituait l’histoire des idées. Le rapprochement institutionnel se fondait donc sur une véritable unité théorique. Ces collègues nous avaient accueillis chaleureusement, dès 1996, et nous avions donc commencé à travailler ensemble ; de ce point de vue, notre implantation lyonnaise était un simple développement de cette œuvre commune. Ainsi, lorsque nous sommes arrivés en ce mois d’octobre 2000, nous y étions déjà en quelque sorte d’avance : pour une fois, la chouette de Minerve n’avait pas attendu la fin de l’histoire…

Pierre-François MOREAU (ENS, 1968 Lettres),
professeur de philosophie émérite à l’ENS de Lyon (1992-2017), 19 octobre 2020


Pour citer ce texte : Pierre-François MOREAU, Les philosophes débarquent à Gerland, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2, 2020, p. 41.