Qu'ils crèvent, les artistes
Hédi Kaddour a enseigné la littérature française contemporaine à Fontenay et à Lyon. Il est poète, traducteur et romancier (Grand prix du roman de l’Académie française, 2015). Ici, il évoque une partie de son action autour de 2000, en tant que chargé de la mission Théâtre.
En 1997, Sylvain Auroux m’avait convoqué dans son bureau : « Je sais que tu veux rester à Paris, mais je vais te faire une proposition que tu ne pourras pas refuser. » Il avait ajouté : « Tu es chroniqueur de théâtre à la NRF, peux-tu me superviser la construction à Lyon d’une vraie salle de spectacle et d’une section lettres et arts, avec les options cinéma et théâtre ? On ouvrira des épreuves spéciales au concours. » Je lui avais proposé d’ajouter la musique et de donner à la salle le nom de Kantor, un auteur et metteur en scène polonais dont je venais de voir le spectacle, Qu’ils crèvent, les artistes.
Pour les épreuves orales, nous étions convenus d’insister sur le côté pratique de ces disciplines : la réalisation d’un court documentaire, un montage de rushes, une répétition avec acteurs ou une exécution à l’instrument. Il avait acquiescé.
Restait la question des crédits : la salle proprement dite était budgétée en tant que salle des fêtes et rien n’était prévu pour l’équipement d’une vraie scène avec plateau, coulisses et gril d’éclairage. « Pour l’équipement de la salle, j’aurai l’argent, m’avait dit Auroux. Pour le reste, vois avec Gaudin (l’architecte) et ne m’emmerde plus. Quant à la musique, s’il te faut des pianos, c’est ton affaire. » J’avais « vu avec Gaudin », qui m’avait d’emblée accordé toute sa confiance pour une raison inattendue : il avait aimé mes recueils de poèmes chez Gallimard…
Pour les pianos, je m’étais tourné vers le conseil régional qui avait accordé les crédits à condition qu’ils fussent achetés à Lyon. Pour la salle de spectacle, j’avais eu recours à l’expertise d’une amie d’amis, Sophie Bourgeois. Elle était à l’époque « Directrice générale des Bâtiments et de la Technique » de la Comédie-Française. Elle avait passé au scalpel tous les devis de la vingtaine de PME concernées par les travaux et les fournitures, et elle avait obtenu plus de 30% de rabais. Elle n’avait accepté en retour que le remboursement de son billet de TGV et un déjeuner rapide à la Brasserie Georges. Une grande dame.
La première fois que j’étais venu sur le site, il n’y avait qu’un immense trou, sur 2500 m² de surface. J’ai passé des mois et des mois avec un casque de chantier et des chaussures à coque d’acier. La bataille la plus rude dût être menée contre deux « experts vidéo » de l’université de Lyon-2 qui avaient décidé que la régie de la salle de spectacle ne pourrait contenir un projecteur de 35m/m et que je devrais renoncer au cinéma alors que j’avais obtenu notre affiliation à la Fédération française des Ciné-Clubs. J’avais quand même fait installer le projecteur un matin, et invité mes deux « experts » à une projection l’après-midi. Un western, Règlement de comptes à OK Corral. Je n’aurais pas dû leur rire au nez ce jour-là. Je me suis fait deux ennemis. Et pour ne pas arranger les choses je réussis également à extraire Jean-Philippe Michaud du département audiovisuel de l’École pour en faire officiellement le régisseur de la salle.
Le plus dur durant les travaux, ce fut la gestion des emplois du temps des installateurs et prestataires, quand les électriciens qui devaient venir le lundi matin poser leurs prises ne venaient que l’après-midi et découvraient que les peintres (venus le matin) avaient caché sous le papier peint la totalité des arrivées de fils électriques. Plus d’une fois j’ai rêvé de faire mon travail avec un fusil de chasse à canon scié.
Je me souviens aussi d’une espèce de factotum qu’on m’avait présenté comme un indispensable intermédiaire entre l’École et le « monde » lyonnais et qui m’avait vite proposé d’aller faire au Canada un audit d’établissements d’enseignement supérieur. Quinze jours de tourisme. L’idée m’aurait plu si le bonhomme ne m’avait pas demandé en retour de renoncer à exiger le remplacement de deux cents stores défectueux et d’autant de poignées de portes branlantes. Je n’eus pas droit au Canada, et je n’eus que partiellement gain de cause pour les stores. J’évitais de laisser exploser des colères qu’on aurait illico mis sur le compte d’un élitisme mal venu.
Nous avions également en régie un caméscope dont un fournisseur – ami de mes « experts vidéo » – nous facturait les bandes deux fois plus cher que Darty ou la Fnac. Je mis bon ordre à cela, comme à bien d’autres histoires du même genre, car l’ENS était souvent prise pour une vache à lait. Un matin, je croisai la directrice-adjointe accompagnée d’un fournisseur : il était en train de lui vendre deux cents fours à micro-ondes pour la résidence des élèves. Je connaissais le prix du modèle proposé pour en avoir acheté un récemment. Il dut en rabattre de quarante pour cent. Le souriant doyen de Lyon-II, devenu un ami, calmait mes emportements en me rappelant la formule utilisée par les Lyonnais à l’arrivée d’un Parisien : « On va le quenelliser ».
Une autre idée importante d’Auroux était que les étudiants devaient rapidement « prendre en mains » la salle et la totalité de ses équipements. Je les invitai à monter une association qui serait dédiée à la pratique des différentes formes de spectacle (c’est l’un d’entre eux, Robin Holmes (98 L SC), qui trouva le nom ENScène !…). Jean-Philippe Michaud se chargea de les former. Pendant la semaine ils avaient accès à tout, mais le week-end, une grande partie des commutateurs et des appareils se trouvait sous clé dans le bureau des « experts ». Ayant supervisé l’ensemble des travaux, je disposais cependant d’un des quatre « passes » qui ouvraient toutes les portes de l’École. Le vendredi soir, avant d’aller prendre le train pour Paris, je le confiais à un élève de confiance.
À l’automne 2005, ce fut la fin d’une ère durant laquelle deux directeurs successifs – Jacqueline Bonnamour et Sylvain Auroux – m’avaient laissé la bride sur le cou, à charge pour moi d’entreprendre et de créer pour le seul bien de l’École. Et d’avoir des comptes en ordre. Le succès de mon premier roman, Waltenberg, et la possibilité de prendre tôt ma retraite (en raison de nombreuses années passées en coopération à l’étranger) me firent un matin décider de ne plus me consacrer qu’à l’écriture. Olivier Faron et le recteur Alain Morvan eurent la gentillesse de m’accorder un départ en cours d’année, dès le 1er février 2006. Il y eut un pot d’adieu dans le hall de l’École. Sarah Mombert fit le speech. Elle rappela son année de préparation à l’agrégation et la panique que j’avais semée parmi les élèves en donnant l’abondante bibliographie de mon cours. Ce qu’elle n’a jamais su, c’est qu’il était prévu de n’emmener à Lyon que des enseignants ayant bouclé leur thèse et que j’avais obtenu (« je ne pars pas sans ces deux-là ») qu’on fît exception pour elle et Michèle Rosellini, deux piliers de la section Lettres.
Certains intervenants pouvaient accepter d’être payés au tarif horaire d’un professeur d’université (55€ à l’époque) mais il était difficile de proposer cela à Luc Bondy, Frederick Wiseman ou Anne Queffélec. J’eus alors l’idée de créer une chaire sur le modèle de ce qui se fait aux États-Unis. Je lui donnai le nom de « Chaire Jean Vilar » (avec l’accord de sa famille), et je la finançai par un appel au mécénat local, banques, grands labos, etc. Je n’eus qu’une vraie difficulté : le paiement, une fois, du grand bouquet de roses à installer dans la loge d’Anne Queffélec. Aucune ligne n’étant prévue à cet effet par la comptabilité de l’ENS, je finis par le payer de ma poche.
Gérant le budget des sections, le comptable de l’École basculait en « réserve » tous les excédents d’une année et il refusait d’en donner le montant. J’ai toujours été un peu bidouilleur et j’avais réussi à pénétrer dans le fichier Excel qu’il réservait à la section Lettres. Sans le lui avouer, je faisais semblant de m’être fait par approximation une idée de ce montant et j’en jouais pour obtenir des rallonges quand j’en avais besoin. Il me faisait d’ailleurs confiance […].
Hédi KADDOUR,
caïman Lettres modernes, 1984-2006
Coll. BM de Lyon @Bertrand Riotord, 29 septembre 2005.
Pour citer ce texte : Hédi KADDOUR, Qu'ils crèvent les artistes, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 71-72. |