Une arrivée qui n’était qu’un départ
« Vous êtes arrivés à Lyon Part-Dieu, terminus du train, tous les voyageurs descendent de voiture ». Je me rends pour la première fois à Lyon en 2010, pour passer les oraux de cette « autre » École normale, dont, il y a peu, j’ignorais encore l’existence.
Dans ma classe préparatoire classique, on prépare à l’ENS (sous-entendu, la seule, Ulm, la parisienne) et on s’étonne un peu des rares originaux qui profitent des débuts de la BEL pour tenter « l’autre » ENS. En 2020, alors que, dix ans après avoir moi-même planché sur ces épreuves de la BEL, je corrige le commentaire de carte pour la spécialité géographie, je réalise les progrès de cette banque d’épreuve pour les étudiants.
J’arrive à la station Debourg devant un bâtiment massif, froid, en nuances de gris et beige, au bout d’un immense parvis, dans un quartier encore très marqué par son passé industriel, et qui contraste avec le Quartier latin autant que les moutons de Soay (qui ne sont pas des mouflons, contrairement à la légende !) contrastent avec les Ernests de la cour qui porte leur nom. Ça fait dix ans que l’ENS (enfin, sa partie LSH) est là, mais on pourrait croire qu’elle y a toujours été.
J’arrive à l’ENS comme dans une belle-famille : « transfuge » de la section d’allemand, je m’intègre à la bande des (« vrais ») géographes comme une pièce rapportée. Notre petit nombre fait toutefois de cette promotion un cocon, où se lient de belles amitiés, où les enseignants nous appellent par nos prénoms (et nous par les leurs), où certains, comme Yves-François Le Lay ou Julie Le Gall (2001 L LSH) nous tutoient (mais que nous avons bien du mal à tutoyer, nos réflexes de préparationnaires sont encore bien vifs), où on peut suivre le cours de SIG de Luc Merchez un gobelet de café fumant à la main. Nous profitons du privilège de ce campus organisé autour d’un jardin caché derrière les grilles, au milieu des bâtiments, qu’on traverse pour rejoindre la bibliothèque de l’ENS, caverne du savoir où le « bip » des badges « horaires élargis » des normaliens sonne comme un « Sésame, ouvre-toi ! ». Comme en famille, nous organisons des repas dominicaux à la résidence, à la coloc de l’un ou l’autre. C’est pourtant la marmite de Gilles Martinet (2010 L LY) – et de Brian, son coloc américain – qui a souvent nos faveurs. Nous partons à Bron ensemble, tous les matins ; nous partons en stage de terrain ensemble, sous la neige de l’Ardèche et la supervision d’Emmanuelle Bonerandi et Emmanuelle Boulineau (94 L FC) ; nous partons même en week-end ensemble, les uns chez les autres.
J’arrive aussi à l’ENS comme dans une famille recomposée où les parents célèbrent leurs noces. Si les subtilités administratives de l’union entre « Descartes » et « Monod » nous touchent peu, en tant qu’élèves, on goûte en revanche la fête et on en apprécie les convives. Un des principaux, pour nous à la Résidence Bonnamour, c’est Bruno Blondot, maître des lieux, qui règle nos petits tracas quotidiens et a toujours deux minutes pour bavarder, la cigarette au coin de la bouche, son chien Duncan couché sur nos pieds. Quel plaisir de retrouver ce vieux cabot, en poussant la grille de l’École, dix ans après, alors que je venais signer mon contrat d’ATER ! Les invités les plus bruyants, ce sont ceux des soirées du BDE, le jeudi, en « festive » ou au foyer, où certains « scienteux » se livrent à des études tribologiques, suivant le protocole dit du « ventriglisse sur surface visqueuse éthylique ». Dans cette École en fusion, les rapprochements entre « lettreux » et « scienteux » passent aussi par les sorties organisées par l’AS à Chamonix grâce à Richard Nemeth, ou dans les cours de sport – en particulier sur le mur d’escalade du gymnase Monod. Mais ce qui commence à se jouer dans cette fusion, au-delà du contact entre les élèves, c’est le contact entre les disciplines, l’incitation à aller voir de l’autre côté de l’avenue Debourg et le début d’un diplôme de l’ENS qui permet de suivre des cours « alter » (pour alterdisciplinaires). Me voilà, seule « lettreuse » parmi les « scienteux », à suivre des cours de géologie dont les contenus m’accompagnent encore aujourd’hui. Le diplôme de l’époque est un format encore mal dégrossi, étrange, en devenir. Aujourd’hui passée du côté de l’équipe enseignante, sa structuration et les cours spécifiques qui y sont proposés – en particulier le module « Environnement » associant géographes et géologues – me remplit de joie, en ce qu’il me semble que le format arrive à maturité, en même temps qu’il fait naître une pointe de regret face à ce diplôme que j’aurais aimé connaître en tant qu’élève.
Dix ans après mon arrivée, à l’heure où j’écris ces lignes depuis mon bureau de l’ancien bâtiment « R » rebaptisé « D4 » – signe ultime de la progression de la fusion ? – la fenêtre ouverte sur les parterres où s’active l’équipe des jardiniers, la fusion semble avoir bel et bien pris, et la forte dimension interdisciplinaire des formations de l’École le montre. Gageons que cette dynamique saura se montrer aussi féconde que nos petits moutons de Soay.
Ninon BLOND (2010 L LY), ATER en géographie à l’ENS de Lyon,
laboratoire EVS (UMR 5600), équipe Biogéophile, 13 avril 2021
Pour citer ce texte : Ninon BLOND, Une arrivée qui n’était qu’un départ, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 83. |