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A l'école de Lugdunum


Franchir le seuil d’un édifice aux formes inédites mais d’un gris lugubre, quasi funéraire quand le ciel lyonnais bas et triste pèse sur Gerland ; monter sur les planches – celles, particulièrement glissantes, qui donnaient accès au restaurant par-delà une zone boueuse – ; donner ses premiers cours dans une salle improbable encore dépourvue de l’outil de base que constitue, partout dans le monde, le tableau ; entrer dans une bibliothèque superbe, avec Fourvière en point de mire, mais aux étagères encore bien pauvres en livres : telles sont les images fugaces qui traversent l’esprit en repensant à la première rentrée de l’ENS LSH à Lyon, à l’orée du troisième millénaire. Mais venons-en aux choses sérieuses. 

Ce retour à l’École, comme maître de conférences en histoire antique, quinze ans après la sortie de l’ENS de Saint-Cloud, après quelques années dans l’enseignement secondaire, trois ans à Rome à l’École française, quatre ans en poste à l’université d’Orléans, se faisait dans un contexte, hélas, très particulier. Le regretté Yvon Thébert (63 L SC), dont j’aurais dû être le collègue, mais dont l’état de santé s’était irrémédiablement dégradé, se trouvait finalement en délégation CNRS (il nous a quittés le 2 février 2002). Il s’agissait donc, de facto, de prendre en charge l’intégralité des fonctions en histoire de l’Antiquité. Passons sur l’inévitable stress des premiers cours d’agrégation devant un public hyper-exigeant. Par chance, du fait de mon rattachement au Centre d’histoire urbaine de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud (et d’une proximité géographique avec le site de Fontenay, qui me permettait de fréquenter régulièrement sa bibliothèque), j’avais toujours gardé des liens avec l’École, y compris au moment des colles d’agrégation. L’essentiel était donc de tenter d’accompagner au mieux l’atterrissage de l’ENS en milieu lyonnais. Par fortune, les collègues antiquisants de Lyon optèrent vite pour l’amnésie de quelques propos peu amènes du directeur d’alors sur le niveau scientifique des universités de la capitale des Gaules, ou de leurs propres remarques acides sur la ligne B et sa station Debourg prétendument créées pour nous (et le stade de Gerland alors ?) alors que Bron demeurait au bout du monde. Il fallait donc impérativement proposer au sein du Contrat de plan État-Région dévolu à l’insertion de l’ENS en Rhône-Alpes un projet permettant à tous, de Saint-Étienne à Grenoble, en passant par Chambéry et Lyon 2 et Lyon III – la coutume de l’expression numérique, romaine ou non, était à respecter scrupuleusement –, de travailler ensemble sur une thématique commune qui associait aussi les latinistes de l’École. L’affaire n’était pas mince… Non sans suspense et rebondissements, grâce à la bienveillance, l’énergie et l’habileté d’Yves Roman (Lyon 2), le programme « Normes romaines » se mit en place.

Laissons les manifestations et publications de côté pour ne retenir qu’une satisfaction symbolique : quelques années plus tard, accroché aux grilles de l’École, tourné vers l’avenue Jean-Jaurès, au milieu d’une série nourrie, un panneau de synthèse des résultats s’offrait aux yeux du passant curieux qui aurait souhaité savoir ce que l’on produisait désormais sur un site qui avait naguère fabriqué des tonnes d’attaches métalliques pour les structures en béton. À l’intérieur, ce qui me paraissait primordial et m’a passionné, c’était de contribuer, très modestement bien sûr, à la mise sur pied d’une bibliothèque efficace (il fallait fusionner les fonds des deux écoles, voire ceux des laboratoires, et sélectionner ce qui serait en accès libre). C’est donc surtout avec le personnel de la Bibliothèque, au dévouement et à l’efficience exemplaires, dans un climat de franche cordialité, que je passais les premiers mois. On sentait au demeurant, dans toutes les équipes, du côté de l’administration comme des enseignants-chercheurs, issues de Fontenay ou nouvellement recrutées, la volonté de faire au plus vite de l’ENS LSH un avatar (au sens ancien du terme !) qui, grâce au cadre exceptionnel qui nous était octroyé, dépasserait largement les ambitions et les réalisations que des effectifs trop réduits ou les contraintes franciliennes avaient pu parfois brider.

L’amalgame se faisait ; la recherche prenait un nouvel essor, prometteur et sans précédent. Sur le plan de l’institutionnalisation de cette dernière en revanche, ce fut un peu plus compliqué : le CNRS, qui avait au départ donné son accord à la création d’une UMR qui regrouperait l’ensemble des recherches en histoire, changea d’avis (bien entendu, une fois le lourd et pesant dossier déjà déposé !). Il fallut donc rejoindre une équipe des universités de Lyon, qui, heureusement, commençaient à plus et mieux travailler de concert, comme on l’a dit. Cela me donnait même une position d’électron libre, qui n’était pas inconfortable, en attendant, par une lente et prudente convergence, la création d’une grande équipe unifiée (pour ne pas la nommer, HiSoMA UMR 5189), ce qui prit environ une décennie. Durant ces années, il fut ainsi possible d’animer à l’ENS un séminaire qui non seulement permettait d’initier des élèves et auditeurs à la vie et aux joies de la recherche (plusieurs sont désormais devenus de dynamiques et brillants collègues), mais offrait aussi un vivant lieu de rencontres régulières partagées par les chercheurs rhônalpins (ou nationaux) – dissipant l’impression de bunker périphérique que l’École avait ou aurait pu leur donner.

Prélude à un inévitable départ, soutenir l’HDR à l’ENS de Lyon me parut s’imposer comme une évidence, même si cela nécessitait un léger pas de côté administratif et un assez complexe montage financier, au sens où aucun « directeur de recherches » (dans le langage de l’École, ailleurs « garant ») n’était évidemment en poste sur place en histoire romaine. Mais Pierre Gros s’y prêta volontiers, et, il faut le dire, ce fut l’occasion, pour une large part du jury, en 2011, de découvrir le site de l’ENS lyonnaise. Cela offrit surtout le plaisir d’accueillir dans la salle un public bienveillant de collègues et d’élèves, et donc d’accomplir cet ultime rite de passage, à l’issue de douze ans de travail d’équipe et au milieu de plusieurs promotions, dans une ambiance collective qui donnait le sentiment, ô combien gratifiant, que, d’une certaine façon, je n’étais pas le seul à être ainsi « habilité ».

Jean-Pierre GUILHEMBET (81 L SC), professeur d’histoire romaine à l’Université de Paris, maître de conférences à l’ENS de Lyon de 2000 à 2012, novembre 2021.


Pour citer ce texte : Jean-Pierre GUILHEMBET, A l’école de Lugdunum, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2, 2021, p. 52-53.