Témoignage de Michel Huby

Promotion 1951, Lettres, Saint-Cloud


Des passages dans le témoignage d’un ancien élève ont attiré mon attention et m’ont incité à apporter une contribution à l’histoire de l’ENS de Saint-Cloud sur deux points principaux : l’alignement de l’ENS de la rue d’Ulm et de celle de Saint-Cloud quant à la préparation à l’agrégation puis le rôle en matière de promotion sociale qu’assignait l’ancienne République à toutes les ENS.


1. Scolarité et agrégation dans les années cinquante


Quand je suis entré à l’École en novembre 1951, la scolarité y comportait déjà depuis plusieurs années (peut-être depuis 1945 ou 1946) quatre ans répartis comme suit (de même pour la rue d’Ulm) :

  • Deux années de bourse (25 000 francs[1] payés à trimestre échu dont 20 000 étaient retenus par l’Intendance au titre du logement et de la nourriture). Seuls les trois mois d’été ne donnaient lieu, et pour cause, à aucune retenue ;
  • Deux années de traitement en tant que fonctionnaire-stagiaire avec retenue pour la retraite ;
  • En outre, les linguistes et les étudiants en lettres modernes avaient droit à une année à l’étranger, intercalée entre la première et la deuxième année de bourse, pour laquelle nous touchions également une bourse qui, en Allemagne, se montait à 539,33 D-Marks, équivalente au salaire allemand d’un cadre moyen avec trois enfants ! 

D’ailleurs nos copains de la rue d’Ulm nous reprochaient ce privilège, car pour eux, l’année à l’étranger faisait partie de leurs quatre ans statutaires.


Avant-guerre, un Cloutier pouvait bénéficier d’une bourse d’agrégation après les années d’École. Ce fut le cas, entre autres, de l’un des conseillers pédagogiques de mon stage de CAPES en 1952-1953. L’agrégation fut introduite à l’École sans doute dès le début de la IVe République[2] puisque les anciens des promotions précédant la mienne avaient passé ou s’apprêtaient à passer, pour un nombre de plus en plus grand avec succès, cette fameuse agrégation. Du reste, avant de passer d’une classe de khâgne (préparant à l’ENS de la rue d’Ulm) à la classe préparatoire à l’ENS de Saint-Cloud du lycée Henri-IV, je m’étais renseigné pour savoir si je pourrais passer l’agrégation. Or la réponse fut plus affirmative que prévu : ce n’était pas « vous pourrez » mais « vous devrez ».

Certes, il y avait encore un certain nombre de Cloutiers dont l’objectif suprême était le CAPES et qui regardaient d’un œil peu amène les pathologiquement ambitieux qui osaient manifester leur espoir de sortir de l’École agrégés, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient été majoritaires. D’ailleurs, seuls un ou deux élèves de la promotion lettres de 1951 ne sont pas parvenus à passer l’agrégation.


2. Des normaliens d’origine modeste ou très modeste


J’en sais assez sur l’origine de ceux que j’ai côtoyés pendant quatre ans à l’ENS de Saint-Cloud pour assurer qu’il n’y avait pas beaucoup de fils d’archevêque parmi eux. Moi-même, je venais d’une famille d’artisans et d’ouvriers imprimeurs et j’étais le premier de ma famille à avoir poussé jusqu’au baccalauréat et au-delà. A mon époque, un fils de professeur agrégé dans un lycée était encore un « nanti » et je ne suis pas sûr qu’il y en ait eu un seul parmi les vingt-cinq lauréats de notre concours.

Élargissant l’horizon, un de mes copains entré à la rue d’Ulm en 1951 était lui aussi fils de cheminot ; un autre, que j’ai connu plus tard, en tant que collègue s’était fait « aimablement » recevoir par les professeurs de son lycée en sixième : « Tiens, voilà les corons qui nous envahissent… ». Son père était en effet mineur de fond. Remarquons qu’il avait bénéficié d’une bourse offerte par le Rotary de sa ville.

Voilà à quoi servait « l’élitisme » tant décrié par la suite, en partie par ceux qui, nés avec une cuillère dorée dans la bouche, n’ont jamais admis que les « classes inférieures » viennent leur barboter les places qui leur revenaient de droit. D’après ce qu’on en dit, ils ont gagné. Un dernier exemple : un de mes copains était le fils d’un ouvrier agricole et, lorsqu’il a dû partir pour l’étranger, ce sont d’autres élèves qui lui ont fourni un manteau, un veston, etc. pour qu’il puisse résister à l’hiver germanique !


Ces normaliens d’origine modeste ou très modeste ont mérité leur réussite et ils étaient là où l’ancienne République souhaitait qu’ils fussent. 

Ces quelques corrections, surtout la seconde me tiennent tout particulièrement à cœur, car il est de notre devoir de rappeler le rôle éminent qu’ont joué les Écoles normales supérieures (et pas seulement la nôtre) dans ce qu’on peut appeler la promotion sociale, non pas de quelques cas d’exception, mais de la majorité de ceux qui y sont entrés dans les années de l’immédiate après-guerre.

Michel Huby (51 L SC)


Michel Huby, agrégé d’allemand et docteur d’État, est professeur honoraire de littérature germanique médiévale à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV). Il fut assistant d’allemand à l’ENS de Saint-Cloud d’octobre 1962 à octobre 1965 et y a exercé les fonctions de directeur adjoint (janvier 1975-novembre 1976) puis de directeur par intérim (novembre 1976-septembre 1977).

Parmi ses publications : 

  • L'Adaptation courtoise en Allemagne au XIIe et au XIIIe siècle, Paris, C. Klincksieck, 1968 (coll. Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Paris-Nanterre), 500 p. Thèse (Lettres, Paris).
  • Prolegomena zu einer Untersuchung von Gottfrieds "Tristan", Göppingen : Kümmerle, 1984, 2 vol., 296 p. et 193 p. (coll. Göppinger Arbeiten zur Germanistik ; 397, I-II) sur Tristan de Gottfried von Strassburg.


[1] Il s'agit de francs "légers" d'avant la réforme Pinay, et non de francs "lourds", tels qu'ils existaient au moment du passage à l'euro. Le nouveau franc, ou franc "lourd", entré en vigueur au 1er janvier 1960, valait cent anciens francs.

[2] La IVe République (27 octobre 1946-4 octobre 1958) a assuré la reconstruction, mis en place la Sécurité sociale et engagé la France dans les alliances occidentales (OTAN et communauté européenne). (Note des éditrices)


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2020, n°2 .