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De vastes jardins obscurs


Vue de la bibliothèque la nuit, novembre 2000. Photo Jacques Caffin / ENS de Lyon

Dans mon souvenir, l’ENS, ce sont d’abord les jardins de Gilles Clément. De vastes jardins obscurs où les graminées se penchaient sous le vent et où se dressaient de grands artichauts aux feuilles graphiques. On passait de larges prairies ouvertes à des chemins sinueux avant de longer les carrés des plantes aromatiques et potagères. J’habitais dans la résidence des étudiants et pour me rendre à la bibliothèque, je devais traverser le parc. 

 J’avais pris la résolution d’écrire tous les soirs, et quand je terminais, j’étais incapable de m’endormir. L’écriture nourrissait mon cerveau d’intranquillité. Alors, je me rendais à la bibliothèque qui, toute la nuit, projetait sa lumière orangée au-dessus des jardins. 

 Entre deux et quatre heures du matin, on trouvait dans cette bibliothèque une faune de noctambules d’un genre spécial. Des gens qui se croisaient, se reconnaissaient, mais ne se parlaient pas, respectant sans doute ce qu’on était venus chercher là – un silence d’un grain particulier, une solitude partagée au milieu des livres endormis – et on piochait dans les rayonnages au hasard, ou bien on passait minutieusement leurs tranches en revue jusqu’à tomber sur celui qu’on lirait cette nuit-là. J’emportais mon oreiller, pour pouvoir m’asseoir dessus, au milieu des étagères, au grand dam des nombreux fauteuils vides qui attendaient sagement près des tables que quelqu’un vienne les occuper. Parfois, à la fin de la nuit, on emportait un livre chez soi, ce qui ne devait pas être exactement autorisé, mais à quatre heures du matin, qui se soucie des protestations d’un portique antivol ? D’ailleurs, nous finissions par le rapporter, à l’occasion d’une autre nuit d’insomnie.

Le jour, j’étais souvent un peu embrumée. J’observais les lignes brisées des bâtiments, leurs courbes inattendues. Ce n’était pas la poésie des pierres anciennes, mais c’était une architecture marquée par l’imagination créatrice et j’aimais me sentir entourée d’autre chose que d’angles droits. L’esprit s’incarnait là aussi et il nous aidait ainsi à tracer notre propre chemin dans la masse de savoir qui s’offrait à nous, et devant lequel je me sentais parfois démunie.

La bibliothèque et le parvis la nuit, novembre 2000. Photo Jacques Caffin / ENS de Lyon

Le mercredi, je me rendais aux rencontres organisées par Jean-Marie Gleize (47 L SC), qui invitait dans sa classe des poètes contemporains, dont j’avais ignoré le nom jusque-là. D’ailleurs j’ignorais beaucoup de choses et puisque j’étais désormais toujours entourée de têtes pensantes, j’essayais de me faire discrète pour qu’on ne découvre pas trop vite ma propre incompétence. 

Un après-midi, c’est le poète Claude Royet-Journoud qui était l’invité. Il passa la séance à démonter méthodiquement les questions qu’on lui posait. Il revendiquait de ne rien savoir. Il disait qu’en écrivant sa Tétralogie, il avait noirci des pages entières pour n’en garder finalement que quelques mots. C’était cela aussi l’ENS – un basculement régulier de nos certitudes.

Mais l’ENS, c’était aussi une sorte de microcosme familial. Un soir, j’avais frappé à la porte de l’atelier d’écriture d’Hédi Kaddour où se réunissait un petit groupe d’aspirants-écrivains. 

On m’avait accueillie sans poser de questions. Un été, j’avais confié mon ficus en pot au jardinier de l’école, qui en avait pris soin jusqu’à la rentrée. Sur le campus, les repas au self se transformaient en pique-niques dans la prairie, les apéros chez les voisins en discussions sur la physique quantique, et on ne savait jamais trop où on mettait les pieds quand on poussait une porte, à l’image de ce jour où des étudiants avaient transformé une salle en squat hippie à grand renfort de fleurs en plastique. Une rencontre anodine vous conduisait à animer un groupe de théâtre pour enfants, à improviser au violon sur un spectacle de théâtre contemporain, à participer à des ateliers de musique orientale ou à des débats politiques. Les idées et les projets croissaient dans le campus avec autant de vigueur que les artichauts dans les jardins de Gilles Clément et on aurait dit que leur feuillage immatériel nous entourait lui aussi en permanence, nous conduisant vers des voies insoupçonnées qui s’ouvraient au détour d’un chemin dans nos vies d’étudiants.

Katrina KALDA  (01 L LSH), 17 septembre 2021

Katrina Kalda est conservatrice de bibliothèque (enssib. promotion DCB 23) à l’université de Tours. Elle a publié son premier roman en 2010 et le dernier, La mélancolie du monde sauvage, en 2021 chez Gallimard (voir rubrique En librairie).

Pour citer ce texte : Katrina KALDA, De vastes jardins obscurs, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2, 2021, p. 61-62.