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Comment décrivez-vous votre scolarité à l’ENS ? Quels sont vos premiers souvenirs de l’École ? 

Je suis de la promotion 1983-1987, à Fontenay-aux-Roses. C’était le moment de la fusion des ENS de Fontenay et de Saint-Cloud. Avant, mon parcours fut celui relativement classique d’une classe préparatoire (hypokhâgne au lycée Balzac dans le XVIIe arrondissement et une khâgne au lycée Henri‑IV), avec une spécialisation en histoire. Je suis historien de formation. J’ai intégré l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud à la rentrée de 1983 avec cette mention de spécialité. J’y ai rencontré une sorte de milieu. Il y avait un contexte un peu particulier, la fin de quelque chose, puisqu’on vivait - on commençait à le savoir - la fusion entre Fontenay et Saint-Cloud. Il n’y avait plus la séparation des filles et des garçons. C’était également bientôt la fin de ce lieu. Certes, cela a pris un certain temps mais, une dizaine d’années plus tard, l’École déménagerait à Lyon. Lorsqu’on était à Fontenay, on vivait la première génération de mixité, et j’étais dans la seconde promotion ainsi mixte. L’un des premiers souvenirs que j’ai est la présence d’un club couture, pour vous dire. C’était la fin de l’École de jeunes filles qui était en train de devenir autre chose, saisie par une certaine frénésie d’activités, avec une génération qui arrivait un peu tous azimuts, si je puis dire. Mon souvenir de l’École est donc celui d’une grande énergie, de beaucoup de rencontres, d’un large désir d’aller là où nous n’étions pas forcément formés pour, et se manifestait notamment par la création de nombreuses revues et d’associations.

J’ai ainsi participé très directement à la création d’une revue de cinéma, qui s’appelait, à l’époque, Avancées cinématographiques, qui est devenue assez vite Vertigo, et a existé durant une vingtaine d’années. Nous étions ensuite deux, principalement, à vouloir constituer un club théâtre qui s’est appelé le Théâtre-Machine. Mon partenaire était Stéphane Braunschweig (1983 L FT), qui a travaillé avec Antoine Vitez, continué sa carrière, et dirige aujourd’hui le théâtre de l’Odéon à Paris. Il y avait également une revue littéraire, Le Bucentaure, fondée par Frédéric Boyer (1981 L FT) à présent à la tête des éditions P.O.L. Le fait d’appartenir à cette seconde génération mixte était propice à cette émulation, ce croisement des disciplines. J’étais entré en histoire mais j’ai été assez vite attiré par le cinéma, le théâtre, l’écriture. Les groupes que nous avons formés ne se sont presque jamais quittés : c’est l’une des forces, je pense, de l’ENS, de rassembler une telle communauté intellectuelle, et sentimentale aussi, qui fait que nous sommes restés liés, en contact, et avons travaillé ensemble. Ces relations se sont vraiment cristallisées lors des deux premières années, de l’automne 1983 à l’automne 1985, aux cours desquelles nous avons fait énormément de choses, fédéré toutes ces aventures qui ont continué, sous une forme ou sous une autre. Nous pouvons en ce sens dire que Stéphane Braunschweig est le pur produit du Théâtre-Machine créé à ce moment-là à l’ENS, et que Frédéric Boyer a toujours continué à travailler dans ce qu’il avait mis en place autour de sa revue, et, de même pour moi, d’une certaine façon aussi, par rapport à la revue Avancées cinématographiques. Tout ce petit monde s’étoffait d’une dizaine de personnes qui s’adonnaient à ces activités introduites alors. Il s’agissait moins d’activités issues spécifiquement de l’École, puisqu’à l’époque, il n’était pas question de matérialisation scolaire en termes de maquettes de cours, de validation, de diplômes, dans quelque département que ce fût : je n’étais pas en cinéma, Stéphane Braunschweig n’était pas en théâtre, mais en philosophie, Frédéric Boyer était en lettres, et nous nous dirigions vers ce qui n’était pas encore mis en place. L’un des attraits de ce moment était cette bifurcation vers des activités entièrement nouvelles, comme la revue ou le club, la troupe de théâtre, qui reposaient sur l’importance du collectif. De façon balbutiante, nous pressentions ce qui s’institutionnaliserait vingt ans plus tard. 

Votre intérêt pour le cinéma s’est-il de fait manifesté à partir de ces rencontres, cette expérience collective ou était-ce, d’ores et déjà, une idée en germe malgré votre cursus initial en histoire ? Comment cela s’est-il concrétisé dans votre parcours ? 

Ma rencontre avec le cinéma ne s’est pas faite très tôt, en fait. Je ne suis pas, je dirais, un cinéphile classique, qui, enfant, adolescent, s’est épris du cinéma ; ce n’était pas quelque chose de très présent pour moi. C’est devenu manifeste avec la découverte du cinéma d’Andreï Tarkovsky quand j’étais en hypokhâgne et khâgne. À mon arrivée à l’ENS, j’étais beaucoup plus historien, mais c’est la rencontre de ce petit milieu qui allait faire que ce n’était pas une revue d’histoire que je voulais créer mais une revue de cinéma. Cela est passé par ce collectif, et ce que je venais tout juste de découvrir avec une grande force, sûrement d’autant plus marquée que je n’étais pas préparé à cela, c’est-à-dire, le cinéma de Tarkovsky. C’est à partir de ce moment-là que je suis entré en « cinéphilie ». Il y a eu évidemment un autre contexte qui était lié au début de l’ENS : ce petit groupe formé autour de la revue Avancées cinématographiques/Vertigo s’initiait à certains rituels cinéphiles qui étaient à l’époque encore possibles, et nous nous retrouvions en partie sur les bancs de la faculté à Paris-7 (Jussieu). Le groupe s’est également rendu au festival de Cannes et à la Mostra de Venise en 1984, tournant fondateur pour nous. Là, nous avons croisé la rédaction des Cahiers du cinéma. Nous avons été, si je puis dire, « harponnés » par les Cahiers, notamment par celui qui était le directeur de la rédaction, Serge Toubiana. Nous n’étions pas absolument conscients du contexte : il se trouve qu’au début et au milieu des années 1980, il y avait un certain nombre de rédacteurs qui s’en allaient, comme Alain Bergala, Olivier Assayas, Leos Carax, ou Charles Tesson, c’est-à-dire ceux qui avaient fait la rédaction de la fin des années 1970 et passaient en partie désormais à la réalisation. La direction des Cahiers recherchait donc de nouvelles recrues, et en ayant fondé comme jeunes cinéphiles notre revue, nous avons rejoint ce milieu de la critique. C’est de cette manière que je suis devenu jeune rédacteur aux Cahiers du cinéma : mon premier article était publié en décembre 1984, un an après mon admission à l’ENS et la création de la revue Avancées cinématographiques. Nous étions tout tremblants, presque perdus de nous voir ainsi proposer d’aller voir des films, écrire… C’étaient évidemment les tout premiers débuts, qui, en même temps, ont compté pour le reste de mon parcours. J’allais assez vite marcher sur deux pieds, en continuant mon cursus en histoire, assez classique, par l’agrégation d’histoire et une thèse. Autre contexte important qui était celui du milieu des années 1980 : l’arrivée, en histoire, à la Sorbonne de Michel Vovelle (1953 L SC), et la préparation du bicentenaire de la Révolution française, qui a été aussi un moment extrêmement dynamique et séduisant. Cette période a vraiment été quelque chose de propre à ma génération d’historiens. De l’ENS, nous étions cinq ou six à faire une maîtrise avec Vovelle à la Sorbonne, dans l’optique de la préparation du bicentenaire. Vovelle nous avait trouvé un chantier qui était en train d‘être travaillé et qui m’attirait beaucoup, puisqu’il portait sur les images, les caricatures, ce que nous pourrions appeler les métaphores du corps notamment. J’ai commencé à faire une maîtrise (à l’époque maîtrise et DEA précédaient le doctorat) et j’ai embrayé sur une thèse avec Vovelle, entre 1985 et la sortie de l’École, en 1987, où j’allais être assistant-normalien à Paris-1, en tant que secrétaire, en quelque sorte de Vovelle, pour la préparation du bicentenaire. Je me retrouvais dans ce double contexte : d’un côté, l’aspect critique, avec la création d’une revue, la rédaction aux Cahiers du cinéma, et, de l’autre, la formation d’historien, avec pour champ d’étude la Révolution française, en particulier l’histoire des images, des représentations en période révolutionnaire. C’est cela que j’appelle « marcher sur deux jambes »: j’ai essayé durant la fin de mes études à l’ENS et les années qui ont suivi, marquées par deux anniversaires, le bicentenaire de la Révolution (1989) et le centenaire du cinéma (1995), de ne pas choisir et de mener le plus possible de front l’écriture d’une thèse en histoire, la publication de premiers livres d’histoire sur les caricatures, les représentations de la période révolutionnaire, et ce travail de critique, avec l’anniversaire, entre autres, des quarante ans des Cahiers du cinéma en 1991. Je voulais cultiver cette idée de marier l’information d’historien et de critique, en écrivant l’histoire de la critique, de la cinéphilie, du cinéma. Ce double intérêt s’est manifesté autour de ce double cursus, de ce double regard tout au long des années 1990. 

L’itinéraire intellectuel que vous décrivez m’évoque cette remarque de Jacques Aumont, dans À quoi pensent les films (1996): « Regarder les images, plus encore que l’exercice de goût, est, par ailleurs, la provocation d’une rencontre ». 

Oui, tout à fait. C’est vrai que mon parcours a plus été le fruit de rencontres, de contextes, que d’une passion originelle, adolescente, pour le cinéma. Tout est advenu par ce qu’on pourrait appeler des « rencontres intellectuelles », incontestablement liées à une école comme l’ENS, d’autant plus que nous étions un peu isolés, et cette sorte de « vase clos » a contribué à nous pousser à réaliser des choses qui nous projetteraient vers l’extérieur, comme ce fut le cas avec la revue Avancées cinématographiques, par exemple. 

Vous avez écrit sur la religiosité formelle de la pratique cinéphilique, analysant le phénomène de ces « rituels d’écran » proches du procédé initiatique. Pourrions-nous mettre en parallèle cette définition et votre rencontre avec le cinéma et ainsi parler d’une conversion de votre regard au départ plus académique ? 

Cela m’a incontestablement sorti d’une logique disciplinaire, notamment de la logique historiographique, dans laquelle j’avais été formé. Je peux être toujours très attaché à des méthodes historiennes, au rapport au document et à l’archive qui ne m’a jamais quitté, mais j’ai été amené à appliquer cette conception historiographique du savoir et de la société à des objets hors du champ classique de la discipline. Ces objets sont la pratique culturelle un peu particulière de la cinéphilie, le film et d’autres objets historiques un peu plus décalés, comme j’ai pu le faire ensuite avec L’histoire de la marche [Perrin, 2016], ou l’étude des corps anormaux, un peu à l’écart, avec le crétinisme [Histoire des crétins des Alpes, Vuibert, 2018]. Je suis un historien relativement classique par ses méthodes et son rapport à l’historiographie en « décadrant », pour prendre une métaphore cinématographique, mes objets hors de la sphère académique, d’où ma sortie, je pense, vers ce qu’on pourrait appeler les « formes ». Je suis devenu un historien des « formes », de la contextualisation d’une forme particulière qui est la forme filmique, cinématographique mais qui peut toucher parfois d’autres formes de représentations. Si je devais me définir, je me dirais vraiment « historien des formes ». La naissance de cette pratique de l’histoire avec ces objets peut être directement rapportée à mes rencontres à l’ENS. 

Ce que vous mentionnez correspond à ce que vous avez pu mettre en œuvre dans L’histoire-caméra [Gallimard, 2008  et Le cinéma est mort, vive le cinéma, L’histoire-caméra II, Gallimard, 2021] avec, justement, cette porosité des méthodes, entre la subjectivité du regard cinéphile, et la méthode historiographique de la recherche. 

Absolument. Les deux tomes de L’histoire-caméra, « Les formes cinématographiques de l’histoire » et « La mort du cinéma », sont, il est vrai, l’aboutissement de mon projet épistémologique, historico-méthodologique qu’est la rencontre entre le projet historiographique et les formes. L’objet des « formes cinématographiques de l’histoire » est précisément d’identifier et d’analyser des moments qui sont à la fois des moments d’histoire et des moments de cinéma, où l’histoire fait en quelque sorte « saillie » par la forme cinématographique. Ce croisement entre l’histoire comme méthode et l’objet comme invention s‘est opéré grâce à l’ENS, et, rétrospectivement, cette rencontre des disciplines a déterminé tout mon travail pour la suite. Durant une dizaine d’années, entre 1997 et 2006, j’ai cependant mis entre parenthèses la carrière universitaire pour diriger les Cahiers du cinéma, concevoir un musée pour la Cinémathèque et diriger les pages culture de Libération. Cela a été une expérience de critique que j’ai voulu mener le plus loin possible, en tant que « praticien des formes », avant de revenir à ma carrière universitaire, à la fois classique et relativement innovante, car j’ai été l’un des premiers maîtres de conférence dans une discipline qui n’existait pas vraiment, « l’histoire des images », poste que m’avait trouvé Pascal Ory à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. En revenant à l’université en 2006, les études cinématographiques étaient davantage institutionnalisées et semblaient donc plus accueillantes pour un profil atypique comme le mien. J’avais été journaliste et j’avais enseigné « l’histoire des images » ce qui m’a fait basculer d’une discipline à l’autre. Ce basculement reste purement académique pour moi ; je continuerai toujours à me définir comme un « historien des formes », cherchant toujours à faire tenir ensemble ces deux disciplines.

Est-ce que nous pourrions qualifier cette seconde partie de carrière comme une tentative de « reliance », selon le terme d’Edgar Morin, entre ces deux axes de votre recherche ? 

J’en parlerais en tant que séries d’expériences. J’ai beaucoup aimé être en cela « praticien » en étant journaliste puis maître de conférences dans une discipline inventive, « l’histoire des images ». Être critique a été très formateur, ne serait-ce que dans l’écriture que je ne laisserai pas de côté, et que m’a permis, plus tôt, la création d’une revue à l’ENS. Nous pouvons dire en effet que j’ai été motivé par cette capacité à « faire lien », comme vous dites, tout le long de ma carrière.

Maintenez-vous toujours cette polarité formatrice des disciplines dans vos activités actuelles ? 

A présent, je suis à la tête du laboratoire de recherche SACRe, qui regroupe le Conservatoire supérieur d’art dramatique, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, les Beaux-Arts de Paris, l’École nationale supérieure des arts décoratifs, la Fémis, et l’École normale supérieure. Ces 

établissements se réunissent autour de la pratique de la « recherche-création » visant à former des « artistes-chercheurs ». Mon travail particulier entre deux disciplines se poursuit dans cette volonté d’articuler la méthode de la recherche aux formes inventives des objets d’études en question. Nous pouvons dire que mes projets se poursuivent selon ce même horizon épistémologique qui s’applique désormais à former des étudiants. Je continue d’enseigner à l’École normale supérieure en histoire du cinéma en combinant toujours les deux disciplines qui m’ont guidé depuis mes rencontres à l’ENS de Fontenay. 

Propos recueillis auprès d’Antoine de Baecque (1983 L FT), professeur des universités à l’ENS-PSL, par Manon Grimaud (2019, philosophie), 22 octobre 2021


Première publication de cet entretien: Bulletin  de l'association des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, n°1, juin 2022, p. 34-37.