L’alliance des sciences et des humanités

Voici la transcription de l’entretien accordé par Sylvain Auroux (67 L SC) et diffusé en ligne lors de l’événement virtuel qui marqua l’anniversaire des vingt ans de l’inauguration de l’ENS LSH (ENS de Fontenay-Saint-Cloud à Lyon) le 11 décembre 2020. Comme l’ont rappelé Jean-François Pinton (80 S SC) et Pierre-François Moreau (ENS 1968 Lettres), le projet de Sylvain Auroux était de refonder l’École sur les sciences humaines (au sens large) et les nouvelles technologies. Sylvain Auroux évoque ici le choix de Lyon, le cursus à l’École, l’alliance souhaitable des sciences et des humanités mais aussi l’encouragement à la liberté intellectuelle et à la créativité dans l’exercice de cette liberté. 

De Fontenay à Lyon. Pourquoi Lyon ?

Une fois qu’on a acté le départ de Paris, pour installer un établissement d’enseignement supérieur de haut niveau, que vous reste-t-il comme choix ? Deux éléments : un, l’environnement universitaire - Lyon est, après Paris, le meilleur site universitaire français – et, deuxièmement, dirais-je un petit peu rapidement, le financement. Et Lyon était la seule ville capable de financer la construction, le déplacement de l’École. Donc il n’y n’avait pas vraiment le choix. Nous avions étudié d’autres possibilités, par exemple dans le domaine des Fontaines à Chantilly, ou des choses comme ça mais bon, cela ne faisait vraiment pas une concurrence. Non, Lyon était quelque chose qui s’imposait de soi.

Est-ce que le fait que l’ENS Lyon se soit installée treize ans auparavant à 400 mètres du site Descartes a joué ? 

Le fait que le site de l’ENS Sciences était à 400 mètres a joué un rôle important. D’abord pour le fait même de choisir Lyon. Ensuite, dans Lyon, nous avions diverses possibilités, mais, bien entendu, le fait d’être à côté était un élément essentiel. Puisque, qu’est-ce qu’une ENS ? C’est dans le fond, un ensemble de disciplines qui se côtoient, qui coopèrent, qui s’enrichissent les unes les autres.

A l’époque vous avez parlé de refondation. En quoi l’arrivée à Lyon et la création de l’ENS LSH étaient-elles une refondation ?

Les ENS étaient en fin de compte des espèces de « dortoirs de luxe ». Nous avions des chambres. Les élèves y habitaient, ils mangeaient ensemble, ils se côtoyaient, ce qui était important. Et il y avait quelques cours pour aider à suivre ou à précéder, dirais-je, l’enseignement universitaire mais ce n’était pas quelque chose qui était institutionnel. En arrivant à Lyon, j’ai souhaité qu’il y ait un véritable cursus interne à l’ENS quand bien même il y avait coopération très étroite avec les universités. Et c’est en cela que l’ENS a changé de dimension en devenant non pas seulement formatrice par les à-côtés de l’enseignement mais formatée directement par le fondamental même de l’enseignement.

Comment définissez-vous le terme « humanités » ?

Le terme « humanités » est un terme très ancien - il date de la Renaissance - et qui renvoie à un ensemble de pratiques qui sont des pratiques créatives – je pense à la création littéraire - et en même temps des pratiques réflexives sur les pratiques précédentes, à la différence des sciences humaines qui ont des protocoles de description, de vérification, etc.

Quelles étaient les trois-ou quatre principes, les trois ou quatre valeurs-clés qui vous ont animé lors de la création de l’ENS LSH ?

Lors de la création de l’ENS LSH le premier problème qui se posait c’était de conserver ou d’améliorer l’excellence d’une ENS qu’on délocalisait de Paris – Paris, c’est toujours ce que l’on considère comme irremplaçable - vers une ville que l’on qualifiait volontiers de provinciale. Donc l’opposition au déplacement de l’École, c’était cela, c’était la perte de Paris. Donc, arrivés sur Lyon, il a fallu réfléchir à compenser tous les inconvénients qu’avait cette délocalisation tout en profitant des avantages qui sont nombreux, bien entendu.

Les premières réalisations de l’École qui ont pu vous rendre le plus fier, quelles étaient-elles ?

Je crois que j’ai été le plus fier quand nous avons fait nos premières représentations théâtrales. A Fontenay, il y a toujours eu des troupes théâtrales dans les ENS de Fontenay et de Saint-Cloud qui étaient assez bonnes, assez vivantes, mais elles « s’exhibaient » dans le réfectoire. Là, j’ai eu l’opportunité de faire construire un vrai théâtre et quand on a représenté notre première pièce c’était quelque chose d’extrêmement nouveau et j’avais l’impression que l’École était désormais sur une voie supérieure à ce qu’elle était dans la banlieue parisienne.

Dix ans après la création de l’ENS LSH vient la fusion entre les deux ENS lyonnaises. Quel regard portiez-vous à l’époque sur cette décision ?

La fusion des deux ENS ! Soyons clair. La séparation des ENS a été parfaitement conjoncturelle. C’était une époque où on n’imaginait pas que Lyon puisse offrir une base suffisante en excellence, en quantité, en extension aux humanités, donc elles étaient restées sur Paris. Donc revenir à, je dirais, « l’unité » était effectivement le but même du développement. C’est pourquoi, d’ailleurs, j’ai choisi un site qui était voisin de celui des scientifiques pour construire l’ENS Lettres.

Ce regard est-il le même aujourd’hui ?

Bien entendu. Je crois que, soit vous avez des scientifiques destinés à devenir des techniciens (ce sont les écoles d’ingénieurs), soit vous avez des scientifiques qui s’engagent dans la créativité scientifique, dans la recherche, et ceux-là ont besoin d’une base conceptuelle, intellectuelle, affective beaucoup plus large et c’est pourquoi leur association aux humanités est indispensable.

Une ENS est par essence un lieu d’enseignement et de recherche pluridisciplinaire qui allie les sciences et les humanités. Qu’apporte selon vous cette alliance ?

L’alliance des sciences et des humanités nous amène à considérer les sciences non pas au niveau de la pratique expérimentale et routinière mais au niveau de la constitution conceptuelle de la discipline. Il n’y a pas de grande différence entre la vision du monde d’un physicien de haut niveau et celle d’un philosophe très engagé dans la recherche. Par conséquent il va de soi que séparer les humanités et la recherche scientifique, ce serait une absurdité. Cela n’a jamais existé ; cela n’existera jamais.

Quels sont le rôle et l’avenir des humanités aujourd’hui dans cette interaction entre sciences et humanités ?

Les humanités, il y a toute une partie qu’on oublie volontiers dans leur définition, c’est qu’il faut y inclure la créativité. Les humanités, ce sont les gens qui écrivent des romans, des poèmes, des pièces de théâtre, qui font du cinéma, et ça, c’est une part essentielle de la liberté intellectuelle et je crois que ça participe de la formation des chercheurs, toutes disciplines confondues, compte tenu finalement que la recherche, que ce soit en mathématiques, en philosophie ou en histoire, c’est inventer des concepts, passer sur des chemins assez difficiles cognitivement. Donc je crois qu’effectivement cette association est la meilleure discipline pour la formation des futurs chercheurs quelles que soient leur orientation et leur discipline.

 Propos recueillis auprès de Sylvain AUROUX (67 L SC) par Marie-Christine GIORDANO (service communication), enregistrés par ENS Média et transcrits par Christine de BUZON (71 L FT).