Un souterrain du château de Saint-Cloud
Gilbert BOILLOT (53 S SC)
Professeur honoraire de géologie à l’université Pierre et Marie Curie et spécialiste de géologie marine, Gilbert Boillot est aussi un dessinateur, un peintre et un écrivain (http://gilbert.boillot.free.fr). Pour la rubrique « Mémoire des ENS », il est revenu sur le récit d’une fête nocturne donnée l’année de sa sortie de l’ENS avec d’autres camarades naturalistes. Nous remercions les éditions Harmattan d’avoir autorisé la reproduction d’un extrait de l’ouvrage Les sables de l’estuaire. Récits et réflexions de ma septantaine, L’Harmattan, Paris, 2013 (Deux infinis, Science et Littérature).
« Je me souviens de la fête qui nous avait rassemblés, une quinzaine de filles et garçons, au temps lointain des copains. Nous avions découvert par hasard l’entrée d’un souterrain dans la cave du bâtiment ancien où nous logions, à l’orée du parc de Saint-Cloud. À l’âge que nous avions, la mémoire des romans de cape et d’épée restait encore fraîche dans nos esprits. Le souterrain était-il le reste d’un passage secret, creusé au temps du duc d’Orléans, quand notre résidence d’étudiants appartenait aux communs de son château ? Notre curiosité en tout cas nous avait fait forcer la porte qui en interdisait l’entrée, et même renverser le mur de briques qu’elle cachait. Il ne conduisait plus nulle part, notre souterrain, sinon à un infranchissable éboulis ; mais il était long assez pour que l’idée nous vînt d’en faire le lieu d’une fête secrète, sous ses voûtes anciennes et mystérieuses, où chacun d’entre nous inviterait son amie du moment… Il nous fallait pour cela éclairer et sonoriser les lieux en prévision du souper et des danses, les meubler de chaises et de tables, emprunter une vaisselle, commander le repas chez un traiteur, et, au lendemain de la fête, laver la masse énorme des assiettes, des plats, des verres avant de les rendre dans l’état où on nous les avait prêtés. Cela se passait en 1957.
J’avais invité deux amies, Sophie et Nicole, encore incertain de ma préférence, compensant ainsi le déséquilibre provoqué par un invité sans cavalière. Je n’avais pas prévu que cet esseulé s’intéresserait autant à Nicole, et qu’il m’interrogerait sur sa « disponibilité ». Et me voilà petit coq, tenant toute la soirée balance égale entre mes deux copines, au grand dépit du prétendant gentiment éconduit. Je me revois aussi au petit matin, dans le parc de Saint-Cloud, désert à cette heure, me rafraîchissant avec les noctambules fatigués, et tenant Nicole d’une main et Sophie de l’autre… C’était il y a plus de soixante ans. Combien frivoles me paraissent aujourd’hui ces marivaudages, au regard de ce que la vie en a fait…»
© Éditions l’Harmattan, 2013.
Et pourtant, c’est bien en ce temps de copains et de fêtes souterraines que se sont nouées les amours et les amitiés les plus fortes, celles que seule la mort pouvait défaire. Sophie est devenue ma femme sous un autre prénom un an plus tard, tandis que Nicole est partie dans la fleur de l’âge, comme on dit, terrassée par un foudroyant cancer. Et combien d’autres l’ont suivie depuis. La vieillesse, c’est aussi cela : perdre les amis de sa jeunesse, les plus sûrs, ceux avec qui l’on a le plus de souvenirs en commun.
La retraite venue, nous nous sommes réunis tous les étés, les anciens copains d’École, accompagnés de nos amies d’autrefois devenues les mères de nos enfants, bientôt les grand-mères de nos petits-enfants. Chaque couple a invité successivement les autres à parcourir quelques jours son pays d’enfance ou de jeunesse, partageant ainsi la mémoire de son passé. Et puis le groupe s’est rétréci d’année en année. Aujourd’hui, je suis le seul survivant de la joyeuse bande d’autrefois. Adieu, Georges Biondi, Jean Valérien, Pierre Lamarque, René Monéger, Claude Hartmann, et tout récemment, Michel Gaudichon.
Mais où sont les soleils d’antan ?
15 février 2019.
Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2019, n°1 .