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Joël Boissière et Éric Bruillard : entretien à propos de L’école digitale (Armand Colin)

Publications

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25/01/2023

Joël  Boissière (ENSET SES 1980) et Éric Bruillard (ENS de Saint-Cloud sciences 1975) ont publié L’école digitale, Une éducation à construire et à vivre, Armand Colin, 2021. L’ouvrage mis en vente à l’été 2022 est consultable en version numérisée sur la plate-forme CAIRN depuis juillet 2022.

« La crise sanitaire a encore resserré l’emprise du numérique sur nos quotidiens. » Henri Verdier, préface

Cette expérience singulière a incité les auteurs à approfondir une réflexion sur l’école digitale. Lors d’un entretien  avec Marie-Laure Micoud (ENS de Fontenay-aux-Roses, 1974, géographie et ENA , 1982), ils ont partagé le tour d’horizon qu’ils décrivent et décryptent dans leur livre pour nous aider à relever les défis de l’éducation.

MLM Le digital dans notre environnement modifie-t-il réellement toutes les manières d’apprendre des élèves ?

JB Les élèves n’ont peut-être pas modifié leurs usages en classe, mais chez eux, certainement. On constate une place croissante de YouTube dans leurs apprentissages. Leur rapport au monde passe par là. C’est le passage du monde de compréhension de l’écrit à celui de la navigation sur l’écran, un monde où l’importance de l’avis des pairs est fondamentale, où ce qui distingue le vrai du faux n’est pas aisé à discerner. Désormais ils suivent une logique d’association d’images ou de faits plus que de raisonnement.  De même, le rapport des enfants au smartphone : tout, tout de suite, en permanence. Cela change la façon dont les élèves apprennent. L’OCDE (enquête PISA 2018) a d’ailleurs mesuré la compréhension de l’écrit électronique, les compétences nécessaires pour le faire et la France se situe à peine au-dessus de la moyenne. 

EB Il faut nuancer nos jugements car le changement est complexe. Ainsi, les élèves écrivent beaucoup sur smartphone mais dans une autre langue. De même, les éléments tirés d’internet  sont souvent très complémentaires de ce qu’ils acquièrent en classe, la video et les images sont des outils très puissants pour comprendre les dynamiques. Quant aux smartphones, ce sont des appendices du corps très utiles pour agir, mais incitant à l’accélération, alors qu’il faudrait ralentir pour apprendre. La pédagogie, c’est l’apprentissage du différé. Favoriser l’usage en décalé doit être un objectif de l’école. L’éducation est d’abord celle de la curiosité et de la prise de distance.

Dans l’actualité récente, les débats sur l’intelligence artificielle ChatGPT, sur les conséquences sur l’apprentissage (de la rédaction, du raisonnement, de la connaissance) renforcent au contraire le rôle de l’éducation. Les débats ont été les mêmes pour les machines à calculer, d’abord interdites puis autorisées. Les systèmes scolaires ont des difficultés à s’accommoder d’instruments qui réalisent en partie les tâches demandées aux élèves. Comment aider les élèves à se servir de ces nouveaux instruments, à la fois très productifs et perfectibles ? 

JB Je voudrais souligner tout le capital ignoré du rôle que pourrait jouer Wikipédia dans l’apprentissage. Cette encyclopédie collaborative est un véritable bien commun qui devrait être beaucoup plus utilisé dans les établissements scolaires. De manière plus générale, il faut renforcer l’apprentissage du bon usage des médias.

MLM Et pour les enseignants ?

JB Selon les matières, leur utilisation varie beaucoup, même si pour la préparation des cours elle est généralisée. Pour introduire le numérique en classe, il faut sortir de la matière unique et du lieu unique. C’est compliqué à mettre en œuvre dans notre système historique robuste mais peut être trop. Dans la préface, Henri Verdier parle de la puissance de la transformation et suggère que « la première révolution industrielle pourtant pourrait nous éclairer. Elle n’a pas seulement vu naître les hauts fourneaux et le chemin de fer. Elle a aussi fait naître un prolétariat, une structure de la vie politique, un urbanisme, une esthétique, des loisirs, et des techniques d’organisations qui ont conduit une génération de décideurs [..] à façonner, selon les principes de l’organisation scientifique du travail, l’école que nous connaissons aujourd’hui encore. »

MLN  Est-ce une opportunité pour personnaliser la pédagogie ? et renforcer la lutte contre les inégalités ?

EB Pour ce faire, le modèle enseignant devra évoluer vers un exercice plus collectif et qui fasse plus confiance au local. Sans mesures compensatoires complémentaires, l'utilisation de technologies nouvelles, même si elle peut avoir un aspect bénéfique, tend à accroître les inégalités. On a pu le constater avec la télévision éducative (notamment le programme Sesame Street), l'usage des ordinateurs et d'Internet à la maison, les MOOCs (cours massifs en ligne) et plus généralement avec l'enseignement à distance (ce qu'a encore confirmé le confinement). Le numérique peut permettre de personnaliser l'éducation, mais souvent avec une visée de performance individuelle au détriment de la gestion collective, vers la compétition plus que la coopération. Comme l'ont montré diverses analyses, l'apprentissage personnalisé va trop souvent de pair avec une éducation dépersonnalisée. 

En matière d’innovation d’usages ce qui fonctionne ce sont les innovations ascendantes. La pédagogie ne se prouve pas, elle s’éprouve. J’ajouterai que je n'aime pas l'expression « pédagogie numérique », ce sont les instruments utilisés qui sont numériques, pas la pédagogie (qui n'a rien de numérique). Une autre façon de le dire est que la pédagogie numérique est à la pédagogie ce qu'est la musique militaire à la musique ou la démocratie populaire à la démocratie.

MLN Votre livre décrit et documente les nouvelles expérimentations et pratiques du numérique éducatif, en France et à l’étranger. Partagez-vous les conclusions du Cercle de la réforme de l’État dans son rapport récent sur l’incapacité de l’État français de passer à l’échelle les conclusions de ces expérimentations ?

JB Le passage à l’échelle pointe les problèmes de la formation continue des enseignants. L’Éducation nationale n’a pas mis (pas pu mettre ?) les moyens suffisants pour introduire la transformation numérique. Certes, les premiers programmes du PIA (Programme d’investissements d’avenir) ont prévu de financer la recherche pédagogique sur la transformation numérique. Ainsi e-FRAN a été créé pour ce faire dans le cadre du PIA mais ces dépenses n’ont donné – à ce jour - aucun résultat réplicable. De même, la formation des adultes au sein des ESPE n’est pas suffisamment pensée pour la formation initiale et continue des enseignants sur les usages du numérique dans l’éducation et, plus généralement, les transformations liées au numérique.

EB « Le passage à l’échelle » ne doit pas être pensé comme conduisant à une diffusion descendante de méthodes issues de pratiques. Il suffit de tirer les leçons des études américaines faites sur les MOOCs : les traitements qui fonctionnent localement ne passent pas à l’échelle. Pour prendre un exemple, les territoires d’innovation pédagogiques (PIA 3) ont peiné à financer 32 projets de moyen terme combinant machines, enseignants, parents, privé, public. Pour l’instant les résultats sont faibles et les premières analyses montrent les mêmes limites connues depuis une trentaine d’années.

MLN  La troisième partie du livre est consacrée aux défis à relever. Le Cercle de la réforme de l’État appelle de ses vœux une clarification de la stratégie du ministère et une lisibilité pour tous les acteurs de l’éducation, en insistant sur une vision stable sur le long terme. Partagez-vous ce souhait ? sur quels points ?

JB La Cour des comptes l’avait déjà souligné dans un rapport de 2019 sous-titré Un concept sans stratégie, un déploiement inachevé  : la répartition des compétences est le vrai problème. Pour le haut débit, la santé, l’État a su favoriser des plaques territoriales, mais dans l’Éducation nationale, tout reste à dire et à faire. De plus, il faut donner du temps au temps pour faire une évaluation sortant des normes inadaptées de l’Éducation nationale qui permette de progresser.

Un autre sujet a émergé durant la pandémie : quelle souveraineté des services est souhaitable et qui peut gérer les données pour le bien commun, en toute sécurité ? Pour l’instant, il n’y a pas de stratégie visible de gestion des données, leur qualité est insatisfaisante et la culture de la donnée n’est guère partagée entre ministères.

EB Le rapport évoque les mêmes défis que nous avons relevés mais il appelle une méthode ascendante qui ne me parait pas adaptée à la pédagogie.  Celle-ci nécessite toujours une réinterprétation locale, et implique de faire confiance aux acteurs locaux.

Propos recueillis auprès d’Éric Bruillard (ENS de Saint-Cloud, 1975, sciences) et Joël Boissière (ENSET, 1980, sciences économiques et sociales) par Marie-Laure Micoud (ENS de Fontenay-aux-Roses, 1974, géographie et ENA , 1982), janvier 2023.

Illustration : de gauche à droite , Joël Boissière et Éric Bruillard, Paris, été 2022. Droits réservés.

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