L’épisode de la BEL
Le 17 septembre 2010, le « protocole d’accord en faveur de l’élargissement des débouchés à partir de la banque d’épreuves littéraires des Écoles normales supérieures » est signé par vingt directeurs d’écoles ou formations en présence de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche dont le soutien au projet a été décisif[1]. La BEL est née.
2000-2010, dix ans pour mettre en place une banque littéraire des ENS
L’association des professeurs des classes préparatoires littéraires, l’APPLS[2] est à l’origine du projet. En juin 2000, après des débats plutôt vifs en interne conclus par un vote favorable majoritaire aux 2/3 lors d’une assemblée générale dans laquelle plus de 60% des adhérents étaient présents ou représentés, l’APPLS adresse aux directions des ENS avec copie à la DGESIP[3] une déclaration d’une page « Les classes préparatoires littéraires : pour une formation initiale en lettres, sciences humaines et arts plus ouverte et diversifiée ». Cette déclaration propose la création d’une banque de notes du groupe des ENS à laquelle se raccrocheraient, selon des modalités à définir, d’autres écoles et formations. La déclaration de l’APPLS illustre des intentions qui vont bien au-delà des considérations techniques. L’exposé des motifs met en avant une « formation initiale », « la pluridisciplinarité », souligne l’intérêt « des habitudes de travail et de rigueur pour la poursuite des études universitaires et l’entrée dans la vie active » et fait de l’accès à des débouchés plus nombreux et diversifiés « le moyen de faire réussir des étudiants que leur parcours scolaire, leurs origines familiales détournaient de ces succès ». Le texte évoque deux pistes : la création de classes préparatoires expérimentales[4] ; la mise en place d’un concours commun aux deux ENS et ouvert à d’autres écoles ou formations intéressées par des étudiants des CPGE littéraires : le texte cite « IEP, écoles de Gestion, Magistères universitaires, écoles des Chartes, du journalisme, des bibliothèques, le CELSA, la FEMIS, la Défense ».
Le chantier est d’abord technique. Il faut d’abord imaginer des épreuves communes pour trois institutions qui partagent le même nom, mais ni la même histoire, ni les mêmes traditions : ENS de Paris, ENS LSH, ENS de Cachan[5]. Il faut ensuite réformer la notation, un 12/20 suffit à être admissible dans les ENS mais éliminerait chez les autres partenaires. L’objectif est de réduire le nombre de concours donc d’épreuves pour les candidats et d’éclairer le labyrinthe dans lequel chaque école ou formation ayant un concours ouvert aux littéraires s’ingénie à mettre en valeur « ses » épreuves. Il y a d’autres bénéfices attendus qui tiennent à la réduction sensible des coûts et des difficultés considérables d’organisation de ce marathon des écrits du mois de mai.
Ces questions techniques en cachent d’autres. Est-il raisonnable, juste et justifiable de préparer et présenter plus de 4 000 candidats pour moins de 200 postes dans les ENS, soit un taux « d’échec » de 95% ? Qu’est ce qui justifie de maintenir des CPGE littéraires dans une centaine de lycées alors même que deux lycées assurent les deux tiers des intégrations à l’ENS de Paris et cinq la moitié à Lyon ? Comment motiver des étudiants à travailler pour un échec assuré, quelle image d’eux-mêmes leur renvoie-t-on ainsi, sans parler efficacité, rentabilité ou bienveillance ? Que proposer à ceux, de plus en plus nombreux, attirés par le journalisme, la communication, l’administration, la politique, les métiers de la culture ? Pourquoi un concours commun aux ENS serait-il impossible en lettres alors qu’il existe depuis des années en sciences ?
L’installation à Lyon d’une nouvelle ENS LSH « séparée de ses sections scientifiques » qui doit s’inventer et se redéfinir, imaginer aussi d’autres horizons pour les normaliens des filières lettres, sciences humaines et arts et qui, symbole fort, met en son cœur un théâtre (2000), joue un rôle central. Les directeurs, les directrices adjointes de l’ENS LSH seront une force d’impulsion et de soutien, essentielle au projet de la BEL.
Dix ans pour passer de ce projet à son exécution c’est finalement assez peu surtout dans un milieu que l’on considérait comme le temple de la ou plutôt des traditions, réticent à l’idée de bouger, craignant d’y perdre son âme, de rompre la transmission d’une certaine excellence. En 2001, échec rapide et prévisible de la première tentative de BEL. Elle se fracasse contre le mur des « traditions irréconciliables » de chacune des ENS. A Paris, l’attachement aux langues anciennes et à l’absence de programme spécifique pour le concours ; à Lyon, l’obligation de la géographie et des programmes annuels pour le concours. Mais il y a dans le même temps pour les disciplines artistiques le choix d’épreuves communes et d’un jury commun aux deux ENS dès 2004, le fruit d’un travail confiant, même enjoué, des équipes enseignantes de ces spécialités récentes[6]. Ce sont ainsi les ENS (associées depuis quelques années dans le groupe des ENS) qui relancent l’initiative en 2004. Elles commandent un rapport sur les possibilités et contraintes d’épreuves communes. Une dynamique s’enclenche alors avec des groupes de travail disciplinaires entre les enseignants des deux écoles : un accord est trouvé en philosophie, histoire et langue vivante étrangère ; à leur tour les professeurs de lettres exigent que leur épreuve soit commune – le commun est devenu porteur. Les services des concours des deux ENS entament un très lourd travail d’harmonisation. Dans le même temps, des contacts sont repris avec les partenaires envisagés. Il s’agit de les convaincre de faire confiance à la BEL pour les admissibilités, les oraux restant propres à chaque école ou formation. Les rapprochements se révèlent inégalement faciles, l’IEP de Paris refuse tout net, les IEP de province sont intéressés. Les écoles de management mettront du temps à se laisser convaincre d’abandonner leurs épreuves spécifiques. Il faut imaginer des jeux complexes de coefficients entre épreuves pour convaincre une école de traduction que la BEL lui permettrait de dégager les profils plus spécialisés dont elle a besoin. Tout l’édifice repose finalement sur l’évolution majeure et ô combien symbolique de la notation[7].
2010-2020 : dix ans de BEL
La BEL est aujourd’hui installée, stabilisée. Toutefois elle n’est plus conquérante et d’ailleurs il n’est pas sûr que cette solution soit encore adaptée à de nouveaux défis.
La BEL a eu trois effets majeurs. Le premier est de dépasser les clivages entre les deux voies Paris et Lyon. La première année de préparation (Lettres Supérieures ou « hypokhâgne ») est commune, quatre des six épreuves de concours sont communes. Le deuxième est de convaincre de l’intérêt d’une formation initiale littéraire exigeante, caractérisée par la pluridisciplinarité : tous les candidats sont évalués en français, philosophie, histoire, langues vivantes à quoi s’ajoutent soit une langue ancienne, soit la géographie et une épreuve d’option/spécialité[8]. Le troisième est la révolution d’une notation qui reconnait des qualités et du travail et qui, couplée avec l’affichage de débouchés plus nombreux, a créé partout des réussites, facteur de motivation et de juste reconnaissance des mérites.
La BEL a trouvé très vite une certaine stabilité. Le nombre de candidats a légèrement augmenté (4700 en 2019 pour 4200 en 2011) ; le nombre d’intégrés est stable autour de 15 à 16% ; les partenaires sont restés fidèles. Les écoles de management ont exercé un grand attrait qui semble se réduire – aujourd’hui 300 intégrations annuelles contre 400 au début. Il y a visiblement des effets d’image chez les étudiants, non sans lien sans doute avec les représentations de leurs enseignants.
Pour les pionniers de la BEL, l’horizon de progrès devait se situer du côté des formations universitaires que la BEL a échoué à attirer. Cela traduit un fond de méfiance pas encore purgé, mais surtout le dynamisme propre de premiers cycles attractifs par des cursus originaux, par exemple des bi-licences incluant du droit[9]. Il est temps de penser au pluriel excellences et réussites. Les anciens étudiants des CPGE constituent, après leurs années d’études à l’université, une part importante des candidats et lauréats des CAPES et agrégations. Le lien possible avec les métiers de l’enseignement et de la documentation n’est pas posé. La BEL a été un facteur de transformations aussi « spectaculaires » en interne que banales en apparence pour ceux qui sont extérieurs à ce microcosme. Cet épisode a pourtant une portée plus générale. Ce qui est présenté comme impossible ne l’est pas toujours. L’évolution n’a été possible que parce qu’au préalable débattue vivement, acceptée puis portée par les principaux acteurs de terrain, les enseignants. La prise en compte des étudiants, de leurs ressentis, de leurs intérêts, du devoir de les accompagner tout en leur offrant plus de liberté et de responsabilité, est la clé de voûte du dispositif. Les évolutions en amont et en aval des CPGE-lycées et des universités – celles de la société, des perceptions et des valeurs sont essentielles. Le soutien des responsables politiques est une clé indispensable. Au-delà, tout se réalise parce que des acteurs engagés se rencontrent, partagent des convictions, des envies, des doutes, des rêves aussi. Si l’évolution n’a de sens que voulue et pensée par le plus grand nombre, elle se réalise par une alchimie entre quelques-uns ou, en l’occurrence, surtout quelques-unes, capables de faire passer, par la confiance et le dialogue, l’intérêt général non seulement avant le leur mais aussi parfois devant leurs propres convictions de départ[10]. Pour transmettre, il faut être capable d’évoluer. Ce qui a valu pour la BEL ne vaut-il pas pour notre ENS ?
François LOUVEAUX (74 L SC), Inspecteur général honoraire,
mars 2021
[1] ENS de Paris, ENS LSH Lyon, ENS Cachan, École des Chartes, CELSA École des hautes études en sciences de l’information et de la communication (Sorbonne Université), 26 écoles de management (banque BCE et banque Ecricom), IEP Aix, Lille, Lyon, Toulouse et Rennes, École supérieure d’interprétation et de traduction (ESIT, université Paris-3), Institut de management et communication interculturels (ISIT), Institut supérieur de management public et politique (ISMaPP). En 2010, Valérie Pécresse était ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Aujourd’hui, en 2021, même liste, plus l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, l’École du Louvre et des licences et master spécialisés de Paris Dauphine et moins les IEP de Rennes et Toulouse.
[2] Dans les classes préparatoires, une forte proportion des professeurs adhère à des associations qui sont les interlocuteurs reconnus des grandes écoles comme des directions des ministères. Dans les classes préparatoires littéraires c’est l’Association des Professeurs de Lettres et Premières Supérieures (APPLS).
[3] Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle.
[4] L’ENS de Lyon ouvre en 2010 une CPES classe préparatoire à l’enseignement supérieur.
[5] On ne parle ici que de la voie littéraire (dite A/L) et pas de la voie lettres et sciences sociales (B/L), plus récente, moins développée mais très attractive et avec des taux de réussite plus forts et une diversité plus grande de débouchés directs (dont les écoles de statistiques par exemple). Les représentants de la voie B/L n’ont pas souhaité participer à la BEL (ils ont ensuite créé leur propre banque).
[6] Les épreuves d’Études théâtrales, Études cinématographiques, Histoire des arts et Musique ont impliqué la création en amont de ces spécialités dans les classes préparatoires par l’Inspection générale.
[7] Extraits du rapport du jury de l’ENS Ulm en 2013 : « […] les notes correspondant à un classement (de 14 à 20 la copie se situe dans les meilleurs 15% et au-dessus de 10 dans les meilleurs 50% des candidats). Les notes reflètent une appréciation (14 et 15 : copie au niveau de l’admissibilité aux ENS ; 10 à 14 pas au niveau de l’admissibilité des ENS dans la discipline, mais le candidat peut gagner des places grâce aux autres matières ; […] moins de 07 : niveau de la copie insuffisant pour que le candidat prétende aux différents établissements accessibles par la BEL) ». Plusieurs copies, dans toutes les disciplines, obtiennent la note de 20/20 ce qui ne manque pas de susciter des interrogations, heureusement fort minoritaires.
[8] La langue ancienne est obligatoire pour l’ENS de Paris, la géographie pour l’ENS de Lyon. L’épreuve dite d’option à Paris et de spécialité à Lyon est un approfondissement – une épreuve simple ou une épreuve double selon les matières (lettres classiques ou modernes ; philosophie ; langue vivante ; langue ancienne ; histoire-géographie ; arts).
[9] Le lycée Henri IV ouvre en 2012 avec l’université Paris Sciences et Lettres (PSL) un cycle mixte intégré CPGE/Université, qui ne prépare pas à la BEL mais propose des formations plus ouvertes et un parcours qui se poursuit à PSL et chez d’autres partenaires universitaires. Le rapport Hirsch fait de ce parcours un modèle à suivre, ce qui rebat les cartes entre CPGE et universités : Diversité sociale et territoriale dans l’enseignement supérieur, 8 décembre 2020 : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid155888/remise-du-rapport-diversite-sociale-et-territoriale-dans-l-enseignement-superieur-preside-par-martin-hirsch-a-frederique-vidal.html
[10] Il est impossible de citer tous ceux qui ont voulu et fait la BEL. On me permettra de saluer celles qui ont fait tout basculer, les directrices adjointes des deux ENS : Christine de Buzon, Sophie Fermigier, Francine Mazière, Marina Mestre-Zaragoza, Estelle Oudot, la première vice-présidente de la BEL Magali Reghezza-Zitt. Une mention particulière aussi à l’inspecteur général Paul Raucy, aux services scolarité des ENS, aux directrices et directeurs des écoles et formations partenaires.
Pour citer ce texte : François LOUVEAUX, L’épisode de la BEL, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 75. |