Éloi Bousquet (1881 S SC). Archive familiale. Droits réservés.

 

Éloi Bousquet fit partie de la première promotion de l'École, lors de sa création en 1881, le cours préparatoire de Sèvres. Il occupa de 1888 à 1909 les fonctions de directeur de l'École normale de Nice, ce qui fut l'apothéose d'une carrière remarquable où ses mérites avaient été unanimement reconnus. Mon grand-père avait conservé soigneusement les carnets de son grand-père, qui lui étaient destinés. C'est avec son autorisation que je rapporte son témoignage sur notre ENS, il y a plus de cent-dix ans de cela, le témoignage d'un des plus anciens élèves de l'École, d'un de ceux qui ouvrirent la voie que beaucoup ont déjà suivie, que certains, comme moi, suivent en ce moment et que bien d'autres suivront.

 

« L'administration supérieure s'apercevant enfin qu'il y avait quelques réformes urgentes à faire dans les Écoles et que, particulièrement, les maîtres-adjoints ne pouvaient pas être des Professeurs capables de tout enseigner, un Décret et un arrêté du 5 Juin 1880 créèrent le titre de Professeur d'École normale, sciences ou lettres. Donc, spécialisation mathématiques et sciences physiques et naturelles et littérature française et histoire et géographie. On ne pouvait pas spécialiser davantage. Et puis, on décida la création de l'École normale supérieure d'enseignement primaire de Saint-Cloud, dont le siège fut d'abord dans les locaux vacants de l'ancienne manufacture de Sèvres. C'est à Sèvres que je suis allé puisque j'appartiens à la première promotion de Saint-Cloud. Il n'y avait rien de prêt à Sèvres pour nous y recevoir. J'ai couché pendant deux mois dans un lit prêté par le lycée de Versailles. Il était si court que mon matelas, qui était neuf et qui avait la longueur voulue, reposait en partie sur ma chapelière[1] que j'avais ajoutée à mon lit. Trois mois après notre arrivée, il y avait encore dans la maison de nombreux ouvriers, plâtriers, peintres et tapissiers. Aucune installation pour l'enseignement des sciences physiques et naturelles. Tous nos cours avaient lieu à Paris sauf pour les mathématiques, la psychologie et la littérature (car nous avions une heure de littérature par semaine commune avec les littéraires et faite par M. Marot, Professeur de rhéto. sup. à Henri-IV). Et alors, le cours de physique avait lieu au Collège de France. Directeur du cours, M. Mascart, Professeur au Collège de France. Professeur : M. Berson, chef de travaux de Mascart ; le cours de chimie organique avait lieu aussi au Collège de France. Directeur du cours : M. Berthelot, Professeur au Collège de France ; Professeur : M. Augé, chef de travaux de M. Berthelot. Quant au cours de chimie minérale, il avait lieu au lycée Louis-le-Grand et avait pour professeur M. Gernez qui était en même temps Professeur de chimie à l'École centrale. Enfin, les cours de sciences naturelles avaient lieu au Muséum d'histoire naturelle dans le laboratoire de M. Edmond Périer, Professeur au Muséum, qui était notre Professeur. M. Edmond Périer a été quelques années après Directeur du Muséum, mais est toujours resté Professeur à Saint-Cloud.

Donc, presque tous nos cours ayant lieu à Paris, nous partions tous les jours, sauf le lundi et le samedi de Sèvres pour Paris. Nous partions de l'École à 7 heures du matin et nous allions prendre le train à 5 ou 600 mètres de Sèvres, à Bellevue[2]. Nous rentrions le soir par le bateau à 7 heures. On nous payait le voyage et on nous donnait 32 sous pour notre déjeuner à Paris. Il y avait alors au Quartier latin nombre de restaurants, fréquentés par les étudiants, à 25 sous. Quand on prenait 12 cachets[3], on ne payait que 22 sous.

La plupart de mes camarades allaient dans ces restaurants et, avec les 32 sous que leur donnait l'École, ils trouvaient le moyen de déjeuner, de fumer un cigare et de prendre une tasse de café. Heureux temps ! Moi, mon estomac et mon excès de travail ne me permirent pas de suivre ce régime. Avec un de mes camarades, [Jean] Dussillol, j'allais déjeuner au Bouland, sur le boulevard Saint-Michel, où nous avons déjeuné ensemble quand tu[4] es allé en Angleterre. Qu'ai-je fait à Sèvres ? J'ai énormément travaillé. Tous mes maîtres s'en sont vite aperçus et m'ont témoigné une sympathie évidente. Au Collège de France, j'ai travaillé, en dehors de tous les autres, avec notre Professeur, M. Augé, dans le laboratoire de Berthelot et devant Berthelot. Toujours au Collège de France, notre Professeur, M. Berson, me donnait toujours une manipulation particulière de physique que je faisais souvent devant M. Mascart. A Louis-le-Grand, M. Gernez me réservait toujours une manipulation de chimie minérale, que je faisais dans son laboratoire, après que j'avais fait, avec mes camarades [Jean] Lalaurie et [Antoine] Dussillol, les manipulations générales de tout le monde. Enfin, au Muséum, je n'y étais pas depuis un mois, que M. Périer me fit ouvrir tous les laboratoires de l'établissement et me fit l'insigne honneur de me présenter lui-même dans ces laboratoires. J'aurais été l'homme le plus heureux du monde si j'avais eu ma famille avec moi. Mais, ta grand-mère et ton père étaient à Gruissan et j'avais une santé qui n'était pas brillante. Mais, enfin les cours de Saint-Cloud prirent fin et, en juillet, je me présentai avec tous mes camarades de promotion, au Professorat des Écoles normales. Je fus reçu dans des conditions assez brillantes. Il n'en fut pas de même pour tout le monde. Nous étions 22 dans la section des sciences : il n'y eut que 11 reçus. Quand notre Directeur, M. Bertrand, nous apporta la liste d'admissibilité à l'écrit et que nous étions tous groupés autour de lui pour savoir si nous en faisions partie, il me répondit quand je lui demandais si j'y étais : « Oh ! Vous, haut la main. » J'étais évidemment très content d'y être, mais, aussi très content d'y être « haut la main ». L'examen fini, je revins à mon École normale de la Gironde où j'étais réclamé instamment par le Directeur pour le concours d'entrée à l'École normale et ce n'est que dans la première semaine d'août que je vins prendre mes vacances à Gruissan et retrouver ma famille que je n'avais pas vue depuis un an. Ceci se passait en 1881. »

 

Puisse ce trait d'union entre le passé et le présent nous permettre de garder intacte la mémoire de ceux qui nous ont précédés et puisse ce témoignage être le dernier hommage d'un arrière-arrière-petit-fils à son ancêtre et celui de notre École à l'un de ses plus anciens élèves qui sut, ô combien, se montrer digne de la formation qu'il y reçut.

Philippe Bousquet (1991 L FC)

[1] Une [malle] chapelière est une malle à compartiments destinée à contenir des vêtements et des chapeaux. (Note des éditrices)

[2]  On descendait à la gare de Montparnasse. 

[3] Un repas au cachet se consommait avec une carte d’abonnement marquée d’un cachet pour chaque prestation à laquelle elle donnait droit. (Note des éditrices)

[4] Il s'agit de mon grand-père, donc son petit-fils, Louis Bousquet, qui sera professeur d'anglais avant d'être censeur à Paris puis proviseur à Compiègne. (Note de Philippe Bousquet)

 

Éloi Bousquet à 82 ans. Archive familiale. Droits réservés.

Cet extrait des carnets d’Éloi Bousquet a été initialement publié en 1993 par Philippe Bousquet, son arrière-arrière-petit-fils, alors élève de 2e année à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud et désormais docteur et professeur agrégé à l’INSA-Lyon,. Nous le remercions d’avoir autorisé la reproduction de ce texte dans la rubrique « Mémoires des ENS » qui n’existait pas en 1993 et de l'avoir augmenté de deux portraits conservés dans sa famille. Les prénoms entre crochets droits ont été ajoutés par les éditrices de 2023.

 Christine de Buzon (1971 L FT), déc. 2023.

Première publication : Philippe Bousquet, "Eloi Bousquet (1881 S SC)", Bulletin  de l'association amicale des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses, Saint-Cloud et Fontenay/Saint-Cloud,n°1, 1993, rubrique « Témoignages », p. 51-53 .