Jean Jacquart, vers 1947, Wikimedia Commons.
Une fois n’est pas coutume, « Mémoires des ENS » propose la présentation de courts extraits d’une publication posthume, le Journal de Jean Jacquart (1947 L SC). Cet historien était « un des pionniers de l’histoire rurale et le jeune représentant d’une grande école de disciples de Marc Bloch, dont Pierre Goubert, Pierre de Saint Jacob, Emmanuel Le Roy Ladurie et quelques autres ont illustré l’émergence dans les années 60. » (Nicole Lemaître, « In memoriam Jean Jacquart, Histoire et sociétés rurales, n°11, 1999, p. 147). Le rayonnement de J. Jacquart s’étendit bien au-delà de l’université.
J. Jacquart avait fait don de ses archives professionnelles et personnelles - y compris son journal intime - aux archives départementales de l’Essonne à Chamarande. Le Bulletin n°2 de 2021 (p. 79) a annoncé la publication de larges extraits par Nicole Lemaître, Sylvie Le Clech, Philippe Hamon (1981 L SC), Claude Michaud (1958 L SC) : Jean Jacquart, Journal, Carnets de jeunesse (juin 1944 – septembre 1966), Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 656 p. Ci-dessous, toutes les références renvoient à cette édition.
Claude Michaud a transcrit et annoté les Journaux 4, 5 et 6 et ce qui concerne l’ENS de Saint-Cloud. Nous le remercions d’avoir accepté de présenter des extraits concernant les années d’École de celui qui fut plus tard un président respecté et influent de l’association des anciens élèves de l'ENS de Saint-Cloud (hommages dans le Bulletin n°1,1999, p. 5-22).
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Jean Jacquart (1928-1998) entra à l’ENS en octobre 1947 et la quitta quatre ans plus tard, reçu au concours de l’agrégation d’histoire de 1951. Ce furent parmi les plus belles années de sa vie, non seulement parce qu’elles lui apportèrent les succès universitaires qui inaugurèrent sa brillante carrière dans l’enseignement supérieur, mais tout autant car il y noua de solides et durables amitiés qui lui étaient tout aussi vitales que l’air qu’il respirait, que la musique dont il était un amateur sensible et exigeant, les expositions et les musées qui satisfaisaient l’esthète éclairé, le cinéma dont les critiques de films enthousiastes ou mesurées ponctuent les pages de son Journal. Issu d’un milieu fort modeste, élevé par une mère abandonnée par son mari, Jean Jacquart est le pur produit de l’école publique, laïque et républicaine. Voué à des études modernes, donc sans latin, lacune qu’il rattrapa ensuite par des leçons particulières, il fut reçu au concours d’entrée à l’ENS de Saint-Cloud au terme d’une seule année de préparation au lycée Chaptal. S’ensuivit le cursus classique du normalien, deux ans pour les quatre certificats de licence, une année pour le diplôme d’études supérieures – mémoire principal d’histoire moderne sous la direction de Gaston Zeller sur le marquis d’Effiat (1581-1632), grand-maître de l’artillerie de France et maréchal de France, et mémoire secondaire en histoire médiévale avec Charles-Edmond Perrin (ENS 1908 l) sur le polyptique d’Irminon [ou Dénombrement des manses, des serfs et des revenus de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés sous le règne de Charlemagne] – et une dernière et seule année consacrée aux concours, au terme de laquelle il fut reçu premier au CAPES et 13e à l’agrégation.
Entrer à Saint-Cloud, c’était pour Jean Jacquart non seulement la voie royale des études supérieures dégagée des soucis matériels, mais aussi s’extraire du milieu familial parisien oppressant, une mère très aimée mais dont la curiosité, inquiète et inquisitoriale, mettait à vif les nerfs d’un adolescent sensible contraint de cacher ses orientations sexuelles, le petit appartement de la rue Ferdinand Duval, sombre, sans confort, surpeuplé, avec une mère et une grand-mère s’accrochant sans cesse, où il ne disposait d’aucune intimité, ni même d’assez d’espace pour caser ses livres. C’est avec un triple Alleluia qu’il apprend le 18 juillet 1947 sa réussite au concours « C’est réussi ! Je suis reçu et ce qui était hors de toute espérance, je suis reçu 8e ! Grâces soient rendues à Dieu et à Notre-Dame » (p. 203). À la veille de la rentrée, le 21 octobre, il s’écrie : « Demain commencera une nouvelle vie, une nouvelle année scolaire, un nouveau milieu, demain j’entamerai un nouveau cahier » (p. 219), c’est le Journal n°5 qui couvre cette première année à Saint-Cloud. Et il poursuit le lendemain :
C’est qu’aujourd’hui débute pour moi une nouvelle vie toute différente de celle menée jusqu’ici. Découverte de l’internat, découverte de la vie en commun, du travail en commun, découverte d’une forme originale d’enseignement, d’une atmosphère qui n’existe qu’à Saint-Cloud. (p. 222).
Peut-être un peu déçu de ne pas loger à Valois, dans le beau bâtiment classique à l’entrée du parc, qu’il avait salué lors d’une promenade en vélo le 12 avril précédent, il s’approprie véritablement le nouvel espace qui lui est dévolu, une turne dans une maison au confort assez sommaire, qu’il partage avec trois condisciples, dont deux anglicistes ; l’un d’eux fut de son petit cercle. Deux jours après, le 23 octobre, il « se sent déjà lointain à l’égard de [s]a maison » (p. 222). Et désormais, à chaque départ pour des vacances, il dit ses regrets de laisser des lieux qui lui sont si chers, et à chaque retour, le plaisir de s’y réinstaller et de revoir ses condisciples. Le 5 janvier 1948, après les congés de Noël, c’est la « joie de reprendre contact avec ses camarades, de les retrouver cassant la croûte selon les meilleures traditions, de se mêler à eux. Mode de vie tellement agréable, un rien bohême, mais tellement familier » (p. 237). Le 5 avril, à la rentrée de Pâques, « joie de rentrer dans cette turne qui est mienne et d’y retrouver mes compagnons » (p. 254). Le 28 juin, il est heureux d’être en vacances – bien que collé à l’oral du certificat de géographie générale–, mais légèrement déprimé à la vue des « chambres [qui] se vident peu à peu […]. Les armoires montrent leurs planches vides, les matelas sont dépouillés » (p. 268). À la rentrée d’octobre 1948, où il partage une chambre dans la maison Bonnet, une villa dans le parc de Montretout, même si ses deux coturnes ne lui sont guère sympathiques, il débarque, « tout joyeux de retrouver cette atmosphère qui me plaît tant. Heureux aussi de secouer un peu la tutelle familiale » et de mettre à l’abri des yeux maternels telle correspondance intime de ses camarades (p. 292). En janvier 1949, il enrage qu’une grève des agents de l’internat retarde la rentrée au 9. Il lui « tarde de retrouver [s]a paisible résidence ». Du moins calme-t-il son impatience en citant, certainement avec amusement, les stances de Polyeucte :Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse (p. 308).
Le 10, « Enfin la vraie rentrée ! J’ai retrouvé ma chambre, mes amis et mes livres. Il était temps, car la maison devenait un terrain de lutte » (p. 310). Un trimestre plus tard, le 9 avril, alors qu’il se prépare à un voyage d’études dans le Jura, « le cœur me peine, dit-il, de quitter cette chambre ravissante, ensoleillée, où je suis si libre » (p. 326). Même déchirement le 26 juin, à la fin de l’année universitaire : « Me voici de nouveau seul dans ma délicieuse chambre, qu’il me coûtera de quitter » (p. 336). En octobre 1949 :
La joie de la rentrée éclipse tout le reste. Je les [ses amis] ai tous retrouvés semblables à eux-mêmes, tels que mon cœur amical les souhaitait, tels que je les rêvais la nuit passée… Que de poignées de mains distribuées […]. Joie de découvrir de nouveaux visages encore anonymes pour moi. (p. 353)
La seule ombre au tableau est que sa promotion, où il avait de très chers amis linguistes, est partagée par le logement : eux sont à Valois, lui a désormais une chambre luxueuse dans le nouveau bâtiment de l’école, avenue Pozzo di Borgo, une ancienne clinique psychiatrique réaménagée, une « chambre si gaie, si chaudement mienne » (p. 364). À la rentrée de janvier 1950, il s’épanche longuement sur sa « vie normale, celle [qu’il vit] à Saint-Cloud » :
L’atmosphère de l’école, le voisinage des amis, la tiédeur de ma chambre, tout cela m’est devenu nécessaire. Je ne me sens moi-même qu’ici et me demande comment je réagirai quand je devrai dire un adieu définitif à cette vieille maison. […] Je me sens merveilleusement bien. (p. 366).
Et c’est toujours avec peine qu’il quitte pour les trois mois d’été « cette accueillante et si chère maison » (p. 400). En octobre 1950, entré en année d’agrégation, il piaffe d’impatience, « je brûle de retrouver mon cher Saint-Cloud, les vieux compagnons de turne, les nouveaux à découvrir » (p. 426). Avec allégresse, il déballe livres, cours et notes et retrouve avec émotion son journal qu’il a laissé à l’École à l’abri des indiscrétions maternelles. Protégé par ces « murs familiers », coturnant ou entouré de ses quatre plus chers amis qu’il « peut trouver en cas de besoin » (p. 430), il augure bien de cette nouvelle année. Sa chambre, c’est l’espace de liberté où il peut confier sans crainte à son journal et ouvrir à ses intimes le drame de sa vie, celui du chrétien face à l’homosexualité. L’écriture de son journal est indissociable du lieu où elle surgit. Mettant un terme le 23 décembre 1950 au Journal n°6, il note : « Ce seront donc les derniers mots que j’y écrirai dans le cadre aimé de cette turne de Saint-Cloud » (p. 439). Et le suivant, le n°7, s’ouvre le 2 janvier 1951 par la joie habituelle du retour : « Me voici réinstallé à Saint-Cloud, encore seul dans ma grande chambre un peu froide, mais si heureux de me retrouver dans un cadre familier » (p. 444). Ce sont les derniers mois qu’il va passer à Saint-Cloud, dans son « fief » (p. 461). Et le 11 août 1951, l’agrégé de la veille dit adieu à sa chère École :>
Je contemple avec un poignant sentiment de déchirement les placards de la turne, vidés de tout ce qui les faisait vivre. Tout à l’heure, je quitterai cette vieille école où j’ai vécu les plus belles années de ma vie. Il y a quatre ans, j’y pénétrais, le cœur empli d’espérances, à la découverte des autres et de moi-même. J’y ai fait du bon travail, j’y ai aimé, je m’y suis trouvé et les traits de mon visage s’y sont fixés pour l’éternité. J’ai l’impression d’une mort. Ce lit où je reposais encore hier soir me fait l’effet de mon propre cercueil […]. C’en est à jamais fini des longues conversations dans les turnes, des promenades au Parc, des descentes au café… Je n’aurai plus Martial ou Pierre à côté de moi, amicalement détendu. Je me sens terriblement dépouillé. (p. 466)
Qui dira ce qui l’emportait en ces derniers instants, l’« immense joie de cette réussite, une grâce de plus et combien gratuite » (ibid.) ou la panique existentielle devant la dissolution de tout ce qui avait constitué son univers, la peur de l’avenir… Le 24 janvier 1952, lors de son service militaire à Constance, il évoque avec nostalgie les « jours heureux de Saint-Cloud » (p. 476).
La turne, mais aussi le parc de Saint-Cloud qu’il aime parcourir, attentif aux transformations de la nature au gré des saisons, à la douceur de l’air, aux couleurs des feuillages, aux premières violettes, aux arbres en fleurs, aux chants des oiseaux, bref à la splendeur de la création. Il apprécie du parc l’ordonnance classique, « le cadre idéal pour la rêverie et les fêtes galantes » (p. 368), mais le futur historien ruraliste, qui va en été faire « l’août » en pays cauchois et aide ses grands-parents dans le jardin de Morangis, aime sentir la terre sous ses pieds, « molle encore des pluies de ces derniers jours » (p. 312). Le parc, c’est aussi le paysage sentimental de promenades avec un compagnon, un lieu qui par son calme et sa sérénité invite aux confidences et à l’abandon.
Saint-Cloud, ce fut aussi l’apprentissage du métier d’historien. Jean Jacquart n’est pas très prolixe sur les enseignements qu’il a reçus pendant ces quatre années, soit à l’École, soit à la Sorbonne. Il cite une vingtaine de professeurs, la plupart du temps un simple nom. Quelques-uns ont droit à une mention laudative. En Sorbonne, Pierre Renouvin, le spécialiste des relations internationales, emporte les suffrages. Le jugement de Jacquart est d’une justesse que tous les auditeurs du maître peuvent confirmer :
Quel grand bonhomme ! Toujours clair, toujours ordonné avec une pointe d’ironie et une bonne douceur bourrue. On se sent accru après un cours avec lui. (p. 224)
En histoire du Moyen-Âge, Louis Halphen le surprend :
Je l’imaginais barbu, gâteux. Il n’est plus jeune, et ses discours se répètent un peu, mais son esprit est éveillé et ses yeux pétillent de malice. C’est vraiment sympathique d’écouter d’aussi grands maîtres. (p. 298-99).
Édouard Perroy a droit à deux mentions : « passionnant » (p. 362), « remarquable cours, plein de choses neuves, personnelles » (p. 374). Avec Gaston Zeller, son directeur de mémoire, les rapports sont confiants ; il lui rend visite à son domicile le 26 octobre 1949 : « Accueil aimable, je n’aurais pas cru qu’il puisse l’être autant » (p. 353). À Saint-Cloud, Maximilien Sorre (1899 L SC), ancien élève de l’ENS à laquelle il demeure très attaché, spécialiste de géographie humaine, a toute la sympathie du jeune étudiant :
L’air d’un gros paysan madré, tanné par le soleil et le vent, pas d’allure du tout, un gros homme, petit, moustachu et pourtant un géographe de première grandeur, un esprit fin qui sur un débit très lent expose des idées très intéressantes. (p. 225)
Il apprécie également Philippe Arbos (ENS 1904 l), professeur de géographie humaine à Clermont-Ferrand qui dispense un cours « exquis, nourri de citations bibliques pour montrer la pérennité du climat syrien. […] C’est vraiment épatant d’avoir un si grand maître pour soi, dans un petit groupe, familier, tout proche » (p. 242). Un troisième géographe a droit à plusieurs mentions, car d’une relation de vacances en bord de mer au pays de Caux, il en a fait un ami : Aimé Perpillou (ENS 1923 l), « très brillant » (p. 296), avec la fille duquel il danse au bal de Saint-Cloud dans les salons de la Sorbonne, chez qui le jeune agrégé est reçu : « J’y fus disert, aimable, très en forme, soignant ma réputation et ma future chaire de faculté… » (p. 510). Des historiens à l’école, il ne mentionne qu’Émile Tersen, titulaire de la khâgne de Louis-le-Grand, dont le cours « sur l’Angleterre au XVIIIe siècle [est] clair, précis, complet » (p. 356). Curieusement, il ne fait que mentionner Claude Fohlen à qui il doit pourtant son poste d’assistant à Besançon et Roland Mousnier qui l’a accepté en thèse.
Saint-Cloud, ce fut aussi le groupe « tala » et les brillantes conférences de l’aumônier de l’école, le père Daniélou, futur cardinal, débordant d’érudition théologique, d’humour et de spontanéité, la lecture d’Esprit, la découverte des membres de l’école personnaliste, le chef du mouvement surtout, Emmanuel Mounier « qui a parlé avec aisance, presque sans notes, durant une heure et demie » (p. 249) et dont il salue la mort en mars 1950, « lourde perte pour ce groupe de chrétiens dont je suis, qui essayent de faire prévaloir une politique absolument sociale, attachée à la valeur de la personne humaine, repoussant et le capitalisme et la forme trop dure du socialisme russe. Je me souviens de sa venue parmi nous il y a deux ans, de son regard clair, de sa foi vibrante. Une grande voix s’est éteinte » (p. 378). En quelques traits, il fait le portrait de Jacques Madaule, collaborateur d’Esprit, « venu nous parler de Dostoïevski ».
Je l’imaginais jeune, grand. C’est un tout petit homme, dont le crâne quasi tonsuré laisse demeurer une couronne et deux petites houppes sur le devant de la tête. Il parle avec une de ces voix de Centre-Sud, où les r roulent dans un débit rapide, remuant sans cesse les mains, les yeux mi-clos semblant considérer un monde dont il parle. (p. 229).
La vie culturelle, ce fut aussi le ciné-club de l’école, inauguré en janvier 1948 avec Quai des Brumes et où André Bazin (1938 L SC), ancien élève et grand critique de films, vint faire de remarquables conférences. Ce furent aussi les auditions de disques, l’école ayant fait l’acquisition d’un électrophone, et les concerts de piano de Melle de Mayo, à laquelle l’auditeur exigeant et raffiné qu’était Jean Jacquart, ménageait ses compliments : bon pour Liszt, moins bon pour Bach, franchement mauvais pour Chopin : « elle s’est fait un style, pas fameux à mon goût, et l’applique à tout le monde » (p. 303). Le boulimique de films, de concerts et d’opéras, de peinture aussi, trouvait à l’école un petit cénacle de condisciples avec lesquels prolonger par des discussions passionnées les émotions ressenties.
Et puis le plus important, les camarades, les amis, les compagnons de tous les jours. Avec certains d’entre eux se tissèrent des liens affectifs forts, passionnés, exigeants, intenses, enthousiastes, exaltés, brûlants, douloureux, déçus, avoués ou celés, entretenus bien au-delà du temps de l’école. En octobre 1952, après la visite d’un de ceux-là, il se réjouit :
…mes belles années d’École, les voici qui se perpétuent… Le groupe n’est point encore disloqué, que nous formions là-bas. Je me raccroche à cette vieille maison comme à ma jeunesse, ma liberté, à ma joyeuse insouciance. (p. 500)
Il est certain que les années d’école lui permirent, tout comme l’écriture de son Journal, de traverser les terribles crises de désarroi intime où le précipitait ce qu’il nommait alors son mal et, citant Verlaine, son « grand péché radieux ». De ce qui fut la trame d’une vie quotidienne souvent tragique, de cet essentiel existentiel difficile à porter, il y aurait tant à dire et à analyser… Par incompétence et par retenue, je n’en dirai pas plus.
Ayant quitté l’école et ayant accompli son service militaire en Allemagne dans des conditions somme toutes favorables, Jean Jacquart fut nommé au lycée de Melun. Mais il n’abandonna pas l’école où il fut chargé de cours dès la rentrée de 1952. Il s’y rendait le samedi. Il y retrouvait de nouvelles têtes, mais aussi les amis de sa promotion qui n’avaient pas réussi l’agrégation et qui, disait-il, l’auraient méritée autant que lui. En cette première année, il donne un enseignement d’histoire moderne qu’il pense profitable puisqu’au concours de 1953, les agrégatifs sont tombés sur d’histoire rurale et sur Louis XIV dont il avait beaucoup parlé. À la rentrée de 1954, c’est un cours d’histoire byzantine qu’il professe, qui lui demande un investissement de travail lourd à côté de ses classes de lycée. « Mais la semaine sera quand même dure (Saint-Cloud) » note-t-il en février 1955 (p. 565), et en avril, « semaine paisible, n’allant pas à Saint-Cloud samedi » (p. 568). Mais quelle récompense au bout du compte : « Je viens d’apprendre le succès de deux de mes agrégatifs, sur les cinq qui passaient le second oral [session de 1955] » (p. 586). Notons ici la chaleur du possessif. Il se réjouit de cette « situation stable à Saint-Cloud » où il continue à préparer les agrégatifs pour le concours de 1957, alors qu’il a intégré en octobre 1956 comme assistant la faculté des lettres de Besançon. Il tient à cet enseignement par attachement à son école, par la solidarité qui le lie aux siens, les normaliens, disons-le aussi parce qu’il a l’achat d’un appartement parisien à payer. D’où son émoi quand il apprend incidemment, par un de ses élèves cloutiers en octobre 1956 la future nomination d’un « caïman » d’histoire à l’école, un agrégé de l’année, Michel Vovelle (53 L SC), le futur grand historien de la Révolution française. S’il ne dit rien de l’étonnement qu’il dut éprouver de ne point avoir été tenu au courant plus officiellement, alors qu’il enseigne dans la maison depuis quatre ans, s’il veut se réjouir pour l’école de ce renforcement du potentiel enseignant, il est profondément affecté des circonstances dans lesquelles tout ceci s’est passé :
Pourquoi faut-il que cela se soit, paraît-il, accompagné d’une discrète campagne de dénigrement à l’égard de mon travail là-bas ? J’attends des nouvelles de Canac [Henri Canac (1921 L SC) secrétaire général de l’ENS] pour être fixé, mais je ne me laisserai pas “limoger“ sans protester. Les agrégatifs ou rien… Tout cela m’a empêché de dormir hier soir ou plutôt ce matin. N’y plus penser, attendre. Il y a place pour deux à l’École. Je n’ai jamais pensé boucher le chemin aux jeunes, mais pourquoi cette attitude inamicale ? Je m’inquiète peut-être pour rien, encore qu’il n’y ait pas de fumée sans feu. Mieux vaudrait collaborer plus franchement. (p. 611)
Ce fâcheux épisode n’altéra en rien l’attachement qu’il portait à cette école où il avait été si heureux. On sait son dévouement lorsqu’il fut, de 1976 à 1993, président d’abord de l’Association des anciens élèves de l’École normale supérieure de Saint-Cloud puis de l’Association des anciens élèves de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses, et qu’il fallait mener le combat pour une nouvelle implantation qui ne soit pas indigne d’un si riche passé.
Pour moi qui ai connu Jean Jacquart d’abord à Besançon, puis à Saint-Cloud et à Paris, le professeur qui fut de mon jury de thèse d’État, le collègue toujours amical, l’esthète avec qui nous échangions nos impressions à l’entracte de l’Opéra, ce fut à la fois un plaisir et un devoir que de participer à la publication de son Journal. Que ces quelques lignes donnent tout simplement le désir de lire ce « journal intense », comme le qualifiait Le Monde des livres du 19 novembre 2021.
Claude Michaud (1958 L SC), professeur des universités émérite,
université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 26 mars 2022
Ce texte est publié dans le Bulletin de l'association des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, n°1, juin 2022, p. 44-47.