Source de la photo : https://www.academiamh.com.mx/miembros/jean-meyer/
Selon Le Monde, Jean Meyer est un historien « célébré au Mexique ». Il « a bataillé pendant trois décennies afin de révéler un épisode tragique de ce pays et pour que ce dernier en reconnaisse l'existence : l'assassinat de 250 000 paysans catholiques, entre 1926 et 1929. Après la révolution de 1910, les soldats de l'État ultra laïque ont massacré ces paysans qui entendaient célébrer la messe et qui criaient leur foi en le Christ-Roi. D'où leur nom de « cristeros » et celui de leur mouvement, la Christiade. » (Le Monde, 10 janvier 2013). Membres de plusieurs académies, historien du Mexique depuis sa sortie de l’École mais aussi historien de la Russie depuis trente ans (en particulier sur les questions agraires et religieuses), romancier et toujours enseignant, il a bien voulu nous donner un CV résumé et quelques souvenirs. Nous le remercions.
1965-1969 : détaché au Colegio de México (México) par la DGRCST (Direction générale des relations culturelles, scientifiques et techniques).
1969-1973 : CNRS, médaille de bronze.
1973-1987 : université de Perpignan, fondateur et directeur de l'Institut d'études mexicaines, doyen de la Faculté pluridisciplinaire de 1974 à 1978.
1978-1979 : détaché un an au Colegio de México.
1979-1987 : université de Perpignan et Colegio de Michoacán à Zamora, Michoacán, Mexique. Fondateur en 1980 du Centre d'études rurales.
1987-1993 : détaché à Mexico auprès du ministère des Affaires étrangères comme directeur du CEMCA (Centre d'études mexicaines et centraméricaines), un des 27 Instituts français de recherche à l'étranger (IFRE).
1993 : renonce à son poste à Perpignan. Détachement administratif jusqu'à la retraite au CIDE (Centro de investigación y docencia económicas) de Mexico. Fonde en 2000 la Division d'histoire internationale et la revue d'histoire internationale ISTOR.
2010 : Docteur honoris causa de l'université de Chicago.
2011 : Prix national (Mexique) des Sciences humaines et sociales.
2024 : toujours en activité au Centro de investigación y docencia económicas (CIDE), Mexico.
En montant pour la première fois les rues pavées et les escaliers qui conduisaient au pavillon XIXe siècle de la rue Gaston Latouche, notre logement en première année, à six ou huit par chambrée, j’ai revu les images de Zéro de conduite, de Jean Vigo. Cela n’avait guère changé. Je dis « merveilleuses années » parce que, à l’exception de la quatrième année, celle de l’agrégation (1963-1964), ce fut la plus longue, la seule période de ma vie d’otium au sens cicéronien du terme. Les deux années de licence furent légères et agréables, avec des cours en Sorbonne ou en écoutant Radio Sorbonne ; celle de la maîtrise fut d’une liberté totale, avec une fois par semaine, en soirée, le séminaire de l’extraordinaire et impressionnant Pierre Renouvin – il avait perdu le bras droit et deux doigts de la main gauche à la guerre -, sur les origines de la Première guerre mondiale : il me donna à lire et analyser le gros dossier publié par la Commission sénatoriale américaine, de l’isolationniste Nye, qui cherchait à prouver que les industriels de l’armement et les banques des États-Unis avaient poussé à la guerre.
Le reste du temps ? Le glorieux otium. Quelques cours de philosophie à la Sorbonne, un ou deux séminaires de Lacan à la rue d’Ulm, entrainé par les amis philosophes. Mais la rue d’Ulm c’était d’abord la cinémathèque d’Henri Langlois. On y connut les jeunes Chabrol, Godard, Truffaut, le moins jeune Melville, le vieux von Stroheim en pleine forme qui présentait son Ange bleu. Dans la foulée, on fit de la figuration pour André Michel, l’inspirateur de La Bataille du rail et, il s’en fallut de peu, pour la Jeanne d’Arc de Bresson avec Florence Delay.
Temps libre de contraintes matérielles, temps consacré, certes, à l’étude, mais aussi à l’art : le jazz rue de la Huchette, les concerts à l’Olympia (le Duke, Ella Fitzgerald), les musées moins connus que le Louvre : Galliera, Gustave Moreau, le théâtre : TNP de Jean Vilar et l’Odéon, La Résistible ascension d’Arture Ui, le Rhinocéros, Tête d’Or avec Alain Cuny et Laurent Terzieff ; le sport, judo à l’École et la course de fond dans le parc de Saint-Cloud. Et les « manifs » contre la guerre d’Algérie, où, inconscients, nous allions presqu’une fois par semaine comme à la fête. Un sit-in pacifique aux Champs-Élysées nous valut de passer des heures place Beauvau (je crois) et d’y écouter le vieux et noble Louis Massignon, embarqué comme nous.
Nous prenions un dernier café, tard dans la nuit, à la gare Saint-Lazare quand le télescripteur affiche : coup d’État à Alger, les généraux Maurice Challe, Raoul Salan, Edmond Jouhaud et André Zeller…
Blindés de la gendarmerie sur le pont de Saint-Cloud. On attend les paras…L’ami François Lebovits (philosophe, numéro un de la promotion 1960) nous dit, de la part de Régis Debray, que Malraux, dans la cour du Louvre, préside à la distribution d’armes… On y va : « Avez-vous une carte du RPR ? Non ». Nous n’entrons pas et je n’ai jamais su s’il y eut des armes distribuées. Meeting à la Sorbonne : dans la grande cour, entre autres orateurs, Henri-Irénée Marrou (ENS-PSL 1925L), notre formidable professeur d’histoire ancienne, prit la parole. A la fin, alors qu’on appelait à défiler sur le boulevard Saint-Michel - le Boul’Mich -, il dit : « A mes élèves je dis que je fais cours comme d’habitude. Cultivons notre jardin ». Nous y sommes allés et, au lieu de poursuivre son cours sur les mutations de l’empire romain aux IVe et Ve siècles, il nous fit une histoire de la torture à travers les âges.
Un beau jour de mars 1962 nous ne logions plus à la maison Latouche, mais dans les préfabriqués de l’avenue Pozzo di Borgo - le collègue scientifique et ami, Ramdane Ouahés (1960 S SC), algérien, lavait sa voiture en écoutant la musique de son transistor ; je briquais ma moto Triumph Tiger 110, une belle occasion. Soudain la musique s’arrête et on annonce la signature des accords d’Évian, la paix en Algérie ! Nous nous sommes tombés dans les bras.
L’École, ce fut aussi des amitiés pour la vie. Nos deux caciques, François Lebovits, philosophe, puis psychanalyste, et Michel Le Borgne, angliciste puis cinéphile, professeur de cinéma, père de cinéaste ; mon cothurne Michel Fenneteaux, entré comme germaniste, devenu philosophe avant de passer à la psychanalyse, mon compagnon au Mexique à l’été 1962, voyage qui a orienté toute ma vie puisque je suis devenu franco-mexicain, après une thèse de doctorat sur le conflit religieux dans la révolution mexicaine et sa dimension guerrière avec le soulèvement des catholiques, la Christiade. Alain Rouquié (1959 L SC), dans la chambre d’à côté, hispanisant et futur politologue, spécialiste d’Amérique latine, que je retrouverai ambassadeur de France à Mexico : c’est à la résidence que fut célébrée, après la signature des accords de Chapultepec, la fin de la guerre civile au Salvador. Rouquié avait joué un grand rôle dans ce processus durant son ambassade à San Salvador. Ce jour-là, Bernard Kouchner représentait le gouvernement français. Bernard ! « Le petit Kouch », disait Lebovits en admirant la combativité de notre compagnon, alors étudiant en médecine, lors des manifestations contre la guerre d’Algérie.
Et Georges Miroux, historien, dans le sillage de Marrou et de saint Augustin, le géographe Jean Revel-Mouroz, l’italianisant Christian Depuyper, le philosophe (encore un !) marocain Allal Sinaceur, alors marxiste athée, proche du disparu Ben Barka : il dirigera la philosophie à l’UNESCO, avant de retourner, gracié au Maroc, et devenir ministre du roi. Jean Piel, historien du Pérou puis de l’Amérique centrale, après un long séjour en Afrique…
Nous les historiens, agrégatifs de 1963-1964, avons eu la chance extraordinaire d’avoir pour « caïman » Daniel Roche (1956 L SC) : tous les superlatifs seraient insuffisants pour dire tout ce que nous lui devons, sans compter une amitié qui a duré toute la vie. Venaient nous donner des cours - quel luxe ! - Pierre Vilar, Albert Soboul et deux excellents géographes dont François Morand (1954 L SC). « Tu as huit mois pour effacer ton accent provençal » me dit Daniel après ma première leçon de cinquante-cinq minutes. Ce fut fait. Mais l’accent revient dès que je ne suis plus professeur.
A l’École je dois aussi, même si c’est indirectement, d’autres grandes amitiés : Fouad El-Etr, le poète de La Délirante, Nikos Poulantzas, Natacha Michel, Florence Delay…
J’ai eu la chance de réussir l’agrégation du premier coup, en queue du peloton, certes, à cause d’un zéro en géographie au grand oral : « sujet pas compris », alors que les copains me disaient « tu auras un dix-huit ». Cela m’a valu une cinquième année qui me permit de réaliser mon rêve mexicain. Au séminaire de Pierre Chaunu, je présente un projet sur Emiliano Zapata (à cause du Viva Zapata ! d’Elia Kazan avec Brando et Anthony Quinn), mais un des étudiants mexicains, le P. López Moctezuma S. J., dit : « Si vous cherchez un sujet totalement vierge, voici la Cristiada, l’insurrection catholique de 1926 ». Et Chaunu de me dire qu’il ne faut pas hésiter, mais que je devrai faire comme Oscar Lewis, parler avec les gens, car ni l’État, ni l’Église n’ouvriront leurs archives. Il en fut ainsi et je suis parti au Mexique. J’y étais encore quand l’ENS de Saint-Cloud s’est rappelée à moi en me recommandant deux normaliens – dénomination que nos amies parisiennes réduisaient à « nonos - Serge Roterman (1967 L SC) et Thomas Calvo (1966 L SC), le premier, littéraire et musicien, venu faire une maîtrise sur la musique populaire mexicaine, le second, en démographie historique de la période XVIIe-XVIIIe siècles en la Nouvelle-Espagne. Ils sont au Mexique aujourd’hui, comme moi.
De l’École, je n’ai que de bons souvenirs et pour elle je n’éprouve que de la gratitude.
Jean Meyer (1960 L SC), Centro de investigación y docencia económicas (CIDE),
Mexico, 28 février 2024.
Pour en savoir plus sur le parcours de Jean Meyer : « Jean Meyer : el historiador de la libertad religiosa », Letras libres, n°135, mars 2010, p. 62-69, entretien par Christopher Domínguez Michael. En ligne https://letraslibres.com/revista-mexico/iii-jean-meyer-el-historiador-de-la-libertad-religiosa/
Sur les étapes de la reconnaissance de ses travaux : « Ce Français qui a révolutionné l'histoire du Mexique » par Paulo A. Paranagua :
Son œuvre est considérable. Ne citons que quelques ouvrages :
Publiés en France :
Apocalypse et révolution au Mexique, Archives, 1974.
La Christiade. L'Église, l'État et le peuple dans la révolution mexicaine, 1926-1929, Payot, 1975 (puis en anglais à Cambridge).
Le Sinarquisme, un fascisme mexicain ? 1937-1947, Hachette, 1977.
La Révolution mexicaine 1910-1940, Calmann-Lévy, 1972, puis Tallandier, rééd. 2023, postface de Gilles Bataillon).
Masque d'or, ou le dernier roi des Indes, roman, Gallimard, 1992, 176 p.
Les chrétiens d'Amérique latine, XIXe et XXe siècles, Desclée, 1991.
Le prophète du nouveau monde, Louis Riel, Gallimard, 2024, préf. J. M. G. Le Clézio, trad. Albert Bensoussan de El Profeta Del Nuevo Mundo. Louis Riel, Taurus, 2022, 459 p.
Publications au Mexique :
- sur la Révolution mexicaine, l’histoire agraire et sociale du XIXe siècle mexicain : Problemas campesinos y revueltas agrarias (1821-1910), México, 1973) ; Si se pueden llamar arreglos...: crónica del conflicto religioso en México, 1928-1938, México, Centro de Investigación y Docencia Económicas, 2021. La cruzada por México. Los católicos de Estados Unidos y la cuestión religiosa en México, Tusquets, 2008.
- puis, à partir de 1992 sur l'histoire de la Russie et de ses empires (Historia religiosa de Rusia y sus imperios, 2022. En ligne voir le compte rendu : « Rusia y Ucrania, la historia como arma » par Rafael Rojas. Et El campesino en la historia rusa y soviética. México, Fondo de Cultura Económica, 1996.
- l'antisémitisme : La fábula del crimen ritual. El antisemitismo europeo (1880-1914) , México, Tusquets, 2012. Estrella y Cruz: la conciliación judeo-cristiana, 1926-1965, Penguin Random House, Grupo Editorial México, 2016. La Gran Controversia: las Iglesias católica y ortodoxas desde los orígenes,Tusquets, 2006.
El celibato sacerdotal: su historia en la Iglesia Católica, Tusquets, 2009.
La liste des dizaines d’ouvrages publiés au Mexique par Jean Meyer figure sur la page https://es.wikipedia.org/wiki/Jean_Meyer.