Témoignage de Maïté Bouyssy
Promotion 1963, Lettres, Fontenay-aux-Roses
Mes années d’École, c’est quelque chose qui présente désormais peu d’intérêt à mes yeux, car tout se brouille du fait de l’éloignement, lequel rend en revanche l’affaire intéressante pour les plus jeunes. Oui, à un certain âge, l’intérêt de parler et d’être présent, par exemple en cet après-midi du 27 mars 2021 où j’ai échoué dans ma liaison technique à l’assemblée générale de l’Association des anciens élèves de ce qui fut l’ENS de Fontenay-Cloud et maintenant Lyon, est de faire « don du temps » à de plus jeunes. C’est de Tiphaine Samoyault (ENS L 1989) que je tiens cette expression, et moi comme elle, avons compris cet apport en fréquentant le comité de l’ex-Quinzaine littéraire. Désormais, c’est moi qui fais, avec d’autres, figure d’ancienne auprès des plus jeunes du comité d’En attendant Nadeau. Et cette semaine, j’ai aussi mesuré mon « ancienneté » au séminaire de Pierre Serna (Paris-1, IHRF) : il lance ses étudiants sur la Révolution et l’enseignement, thème qui a vaguement accompagné ma vie entière, une sorte de vieux socle de mes réflexions sociétales, et j’ai découvert comment de jeunes titulaires de chaire (oui, des personnes instituées et apparemment pas sans avenir) posent dans l’exotisme doublé d’une relative ignorance ce qui de notre temps « allait de soi » ; on n’aurait jamais eu idée de s’en prévaloir, sauf, selon une autre expression, datée à vouloir « faire des embarras ».
Bref, il m’a sauté à la figure que si nous avions encore dans ce couvent de jeunes filles non enfermées, certes, la figure tutélaire de Félix Pécaut, le cofondateur de l’École dont le buste dominait l’aquarium, la petite salle de réception des visiteurs, si nous savions aussi parfaitement qui était James Guillaume, anarchiste et pédagogue - la seule discussion portant sur la prononciation de son prénom, à l’occitane, comme la tour Saint-James de Bordeaux porteuse de sa Grosse cloche ou James, à l’anglaise -, nous nous moquions de cette culture républicaine qui était la nôtre, mais nous la portions. Elle se trouvait juste amendée de quelques méditations progressistes liées au projet Langevin-Wallon issu de la Résistance. Or, ces paramètres passent pour porteurs, non d’une distinction éthique, ce qu’ils seraient s’ils vivaient encore, mais de plate érudition et en sus ils ont été institutionnellement travestis. Le ministère entend désormais confier à l’idéologie de ses « soutiers », les enseignants nos successeurs, la responsabilité de diffuser l’écran de fumée qui nie le caractère antidémocratique d’une institution modifiée par les réalités du néo-libéralisme ambiant.
Cela dit, il reste que des années d’École représentent un vécu et un apprentissage disciplinaire et préprofessionnel. Toutes les institutions sont désireuses de dire leur histoire. La facilité d’écrire, de consigner et de faire circuler que représente l’informatisation généralisée y invite particulièrement. D’autres, plus sociologues, insistent sur la fierté de la petite différence renforcée du goût de l’exaltation du moi des nouvelles plumes. Or le vécu ne s’exhibait guère en des temps d’éducation classique et rigoriste, et les apprentissages humanistes sont des choses plus fluides que ne le laissent entrevoir des filiations institutionnelles ou intellectuelles. Dire un héritage est difficile surtout quand on l’a pratiqué de biais, dans l’incertitude de ses buts en dehors de ces buttes témoins initiales : vouloir un savoir aussi large que possible pour le plus grand nombre en se sachant de parfaits hussards noirs de républiques – au pluriel, oui – dans une sorte de mondialisme heureux qui aurait succédé au cosmopolitisme élitiste - en voie de démocratisation. La naïveté institutionnelle de l’époque nous a en sus permis de croire au progrès, et par idéologie à la perfectibilité des individus. Ces convictions étaient nécessaires à qui allait entrer dans une classe, mais cet impensé, alors commun, pouvait mener à différentes politiques, toutes apparemment plus progressistes les unes que les autres. Cette source d’incohérences fit le bonheur de chaque ministre réformateur d’une Éducation qui n’était plus vraiment nationale malgré le retour de l’adjectif car le néolibéralisme se gausse de l’usage des termes.
Sur le plan du vécu, je n’insisterai jamais assez sur le côté Bécassine en École qui fut le mien et celui de nombre de filles, parce que filles, parce que provinciales, parce que dans une École de second rang, même si parfaitement prestigieuse dans sa catégorie. Avoir intégré signifiait n’avoir plus jamais « ni froid ni faim », hantise des plus modestes, et cela était vrai dès l’École normale primaire, et a fortiori, lorsque l’on intégrait en bizuthe, sans la khâgne, à dix-huit ans. Nos lacunes renforçaient nos émerveillements : la découverte de Paris et du théâtre, les musées à gogo, le cinéma en accès doublement libre, en continu, entre deux cours au Quartier latin. Je regrette encore cette façon d’entrer n’importe comment dans une histoire, de se saisir d’un son, d’une atmosphère et de ressortir non moins librement. Je ne supporte pas le respect de l’auteur/réalisateur. Je ne vois pas pourquoi le cinéaste se prévaudrait de ce que Stendhal lui-même ne peut nous infliger : de commencer un livre par le début. Je n’aime sans doute pas les romans pour cela et je me targue d’ouvrir au hasard tout livre avant de le reconsidérer « dans l’ordre ». Nos apprentissages, c’était cela, et avoir vingt ans au Quartier latin en 1965, l’année de tous les tremblements épistémologiques, fut fabuleux, d’abord parce que j’avais vingt ans, ensuite parce que je découvris le monde, armée, disons de trois viatiques : la préface de Sartre à Aden Arabie, Les Choses de Georges Perec et le Concile d’Amour parmi mille autres balivernes majeures de la petite collection Pauvert, et cela, afin de lire Les Mots et les Choses de Foucault. Cette reconstruction est sans doute réductrice, mais cette mémoire n’est pas fausse.
Je raconte toujours comment ce dernier livre m’a laissé un goût répugnant de Nescafé tiède. Nous n’avions qu’une bouilloire à plusieurs, ou encore était-ce celle de Halima Ferhat (63 L FT) la plus adonnée aux cafés de nous toutes. C’était une nuit de printemps, je voulais continuer ma lecture, mais à cette heure-là, impossible de ne pas réveiller Halima qui avait le sommeil léger, et en cas de réveil, l’humeur massacrante d’une insomniaque. Je me contentais donc de me faire des Nescafés à l’eau tiédasse du lavabo. N’empêche que j’avançais fiévreusement dans ma lecture, que le jour vint, brillant, et que mon esprit embué n’en était que plus illuminé. Il faut dire que l’attaque avec les Ménines et Vélasquez me bluffa d’emblée, que les questions épistémologiques dressées frontalement me satisfaisaient. Elles venaient combler tout ce que nous humions de-ci de-là dans les séminaires d’Emmanuel Le Roy Ladurie (ENS L 1949) et de François Furet, voire sous l’ironie complexe et retorse d’Alphonse Dupront (ENS L 1925) qui, tout antinomique qu’elle fut, n’était pas matriciellement indifférente à notre réception car les ressorts de la dialectique sont sans fin. Depuis, tout le monde fait peu ou prou commerce de Foucault, que je n’avais entendu qu’une fois au séminaire de Furet, mais dont on en entendait parler par cette bande de jeunes-turcs des Hautes Études. Ce fut la bassine dans laquelle je tombai, mon nouveau liquide amniotique, le lieu où il me fut à jamais naturel de barboter, car l’évincement du moi et de l’homme comme raison de toute chose me convenait radicalement.
Si je me souviens de mes années d’études, ce fut d’abord ma sidération totale devant les prestations de Denis Richet le lundi matin à huit heures. Là, point question de barguigner, on savait pourquoi on avait quitté sa province. Jusque dans l’École en pénétraient la culture de classe et une culture critique adossée à une bibliographie imparable. La synthèse et la clarté des analyses qu’il s’agisse de 1492 ou de Staline me laissaient pantoise. Oui, il était possible de penser, oui, cela pouvait « servir » dans la vie, à savoir pour comprendre le monde en ses arcanes. L’exercice de l’esprit n’était peut-être pas que jeu. Si je me mis à « bosser » en ayant la conscience de mon impossibilité à aller vers de pareils sommets, ce fut bien pour avoir, au départ, rencontré ces cours. Et je ris, bien plus tard, un jour où j’écoutais à la radio, soit aux « Lundis de l’histoire », soit chez Emmanuel Laurentin, un élogieux rapport d’HDR : l’auteur, fort satisfait de lui, n’ânonnait qu’un cours de licence de Denis Richet quarante ou cinquante ans plus tard. Ainsi devient-on « élitiste », difficile dans ses lectures, nécessairement sycophante en tant que critique. Par ailleurs Richet était d’une infinie gentillesse pour nous aider dans nos débuts de chercheurs. Je ne sais s’il avait conscience de débourrer nos esprits comme on débourre un cheval prometteur (ou pas). C’est lui qui, n’étant qu’à Tours, nous donnait le goût de l’histoire moderne et nous aiguillait vers Emmanuel Le Roy Ladurie. Le Roy recevait chez lui à Fontenay-aux-Roses et n’avait pas encore pied dans la moindre institution. Il me proposa de travailler sur l’Heptameron, je ne sais comment nous en étions arrivés là, le temps de brefs échanges, et je partis chez Alphonse Dupront, détenteur d’une chaire d’histoire moderne en Sorbonne qui signait les papiers et chapeautait ces jeunes historiens encore inconnus et qui n’avaient pas droit au chapitre dans l’alma mater.
Dupront, dont chacun peut se douter qu’il n’appréciait pas les cotutelles, me fit remarquer que le manuscrit était à Genève, que la nuit d’hôtel y était chère, ce à quoi je répondis que j’étais capable de camper, et me demandant d’où je venais, propos facile vu mon nom et mon accent, il me fit promettre de passer trois jours à Bordeaux à chercher les fonds d’archives qui pouvaient m’intéresser. Évidemment, je tombais sur le « Musée » de Bordeaux, la société de Lumières qui, en 1783, forte de sa devise « Liberté-Égalité » flattait la société civile émergente en rivalité avec l’Académie. Cela n’avait alors été étudié par personne, et c’était parfaitement approprié à mon questionnement d’époque : tenter de saisir et de comprendre « le plus bas niveau de diffusion des Lumières ». Je ne savais bien sûr pas que Daniel Roche (56 L SC) travaillait sur les Académies. L’ENS de Saint-Cloud était un établissement frère, mais son caïman n’était pas le nôtre. En revanche, ce que Dupront ne voulut absolument pas entendre, et je ne compris pas que, là, je tombais sur un de ses jardins secrets, c’est que je lui dise que j’étais aussi intéressée par Peire Godolin (Pierre Goudouly) et la littérature baroque occitane de célébration. Il me répondit sèchement : « Mademoiselle, vous avez trop d’avenir pour cela », propos bien sûr doublement erroné, mais c’est une autre histoire. En cours d’année, lors d’un entretien de travail, alors que je voyais que je ne bouclerais pas mon mémoire en un an, et que je sollicitais de ne point regarder une quelconque série fiscale destinée à établir le train de vie de mes « riches Crésus » du Musée (ainsi persiflait-on les riches négociants qui se piquaient de culture dans cette société proche de l’Intendance), il partit en gascon, sur des considérations existentielles, sans aucun rapport avec mon angoisse du jour. J’en fus épatée. Comment, à pas cent kilomètres de chez moi - Ségalas, le village d’origine de mon père -, une langue aussi pure existait-elle ? Je ne savais évidemment pas que le bon normalien devenu romain (par l’École française) et passé par la Roumanie (il fut le directeur de l’Institut français pendant toute la guerre) avait retravaillé son vernaculaire avec soin : je l’entendis, mes oreilles le surent, mais je n’y compris rien, avant que d’avoir moi-même récupéré, du moins scientifiquement, cette langue qui fut aussi mon autre vernaculaire, mais perdu à jamais, pour moi et les autres, puisque je n’ai rien su transmettre.
De ces années, je ne me souviens que des séminaires de ce quarteron de gloires en devenir et de Dupront, le Maître, comme nous disions familièrement pour mettre à distance son personnage fait d’ombres polymorphes d’un terme qu’il affectionnait. Tous s’y retrouvèrent, non seulement nos aînés, François Furet et Mona Ozouf (ENS L 1952), mais Michel de Certeau, Jean-Louis Flandrin, Geneviève Bollême, Michel Taillefer (ENS L 1963), Étienne François (ENS L 1964), Roger Chartier (64 L SC), etc. Quant au séminaire de Furet et d’Emmanuel Le Roy Ladurie, il se faisait en alternance, les deux larrons se partageant un strapontin aux Hautes Études. Non seulement la matière était dense mais variée, et très vite, ils invitèrent toutes les célébrités à venir, contribuant d’ailleurs autant à présenter leurs travaux qu’à les faire recruter à Paris. Ainsi en fut-il de Maurice Agulhon (ENS L 1946) et de bien d’autres. Pour la première année, nous n’étions que très peu, Mona venait parfois en amie, d’étudiante « vraie » il n’y eut au départ que moi, Dominique Julia (ENS L 1960) étant déjà agrégé et en thèse de 3e cycle. Ce que je sais aussi, c’est que la première fois que j’allais à la Bibliothèque nationale, j’avais rendez-vous avec Furet qui m’attendait dans la grande allée, et m’emmena directement à l’Hémicycle dont je ne savais pas que c’était le Saint des Saints, me présentant au président de séance, dont je n’imaginais ni la fonction moins encore la compétence, un petit monsieur courbé, caricature de rat de bibliothèque du XIXe siècle que je revis parfois au séminaire de Dupront. Là encore, je ne compris rien, en tous cas, je ne savais pas pourquoi on faisait cas du fait que j’avais identifié comme de Saige le Catéchisme du citoyen, de 1775 jusque-là un anonyme que republiaient en partie mes Muséens, d’où mon besoin d’accéder aux anonymes : j’avais travaillé deux ou trois jours à Bordeaux, j’avais lu des manuscrits et des imprimés, sans doute plus trouvés que cherchés, mais cela m’a toujours paru l’ordinaire du métier. Bref, je fus initiée aux arcanes de la BN à Richelieu, où j’eus très vite mes habitudes aux Manuscrits. Dans la grande armoire m’attendait chaque jour le registre des délibérés de ma société savante, un volume prêté par la Bibliothèque municipale de Bordeaux, ce qui ne m’empêchait d’y faire régulièrement des passages pour d’autres volumes.
C’est ainsi que je passais dans l’équipe de Furet pour Livre et société au XVIIIe siècle, d’un accord commun avec Dupront paraît-il. Je n’imaginais rien de tel, ni que l’on devait solliciter quoi que ce soit de l’un ou de l’autre. Bon petit soldat, je me contentais d’aller à l’heure dite où l’on me disait d’aller – ce qui me faisait toujours problème, je me souviens de Furet m’expliquant au téléphone, moi ne comprenant rien, que les Hautes Études toutes neuves étaient sur l’emplacement de la prison du Cherche-Midi, ce qui me fit pouffer de rire, sottement, mais j’y voyais toute la logique de l’enfermement du savoir : moins du pur Foucault que la réalité d’un savoir enkysté, du pur Nizan de pierre sans que cela m’éclaire davantage en terme de métros. Je n’ai d’ailleurs jamais circulé à pied dans Paris, je n’y ai pas pratiqué la « promenade ». Furet eut l’idée de m’associer au Père Brancolini, érudit théologien toscan, ce qui nous permit de faire un improbable binôme. Michel Foucault, le vrai, pas l’homme de papier, rigolait franchement quand nous partions au café par la grande allée de Richelieu pour discuter boulot, fort innocemment, moi en mini-jupe d’époque, Brancolini grand, vieux et courbé dans son éternelle soutane de janséniste peu soucieux de Vatican II.
De fait j’entrai dans ce cercle, moins par la puissance d’un concours que par un choix d’élection. Je ne parlerai pas des cours de la Sorbonne qui nous insupportaient souvent : trop lents, trop ternes, trop proches d’une érudition stérile, encore que les camarades d’École soient partagées, au point qu’une partie d’entre nous traitait l’autre, les plus conformistes, de façon peu amène. Narcissisme de la petite différence, dirait Christophe Charle (ENS L 1970), arrogance normalienne, ni oui ni non : à cet âge, on cherche sa voie, et le normalien n’est qu’un potache. L’exercice « adolescentesque » satisfait ceux qui ne sont pas assez avertis socialement pour se situer en impétrants du champ universitaire, et en réalité, pour nous, filles, et filles de Fontenay, sous-classe d’une sous-classe, le plaisir du jeu intellectuel, le pied de nez et l’insouciance appartenaient à des logiques sans stratégies. Certes, notre École veillait au grain, elle entendait nous aider – nous obliger – à « réussir », au moins nos examens puisqu’elle était là pour cela, mais, en dehors de la géographie, les ENS de Fontenay et de Saint-Cloud ne peuplaient les facultés que par second choix, et vouloir résolument faire de l’histoire était déjà une dissidence.
Tout d’abord, le latin créait une première discrimination. Pour Fontenay, point de latin au concours, mais j’en avais fait jusqu’à plus soif, propédeutique incluse car la propédeutique de Bordeaux en histoire n’avait pas le même programme que le concours parisien, il fallait donc, si l’on voulait préparer l’IPES salvateur prendre des matières sans programme. Pour moi, ce fut le latin et l’espagnol. Donc je pouvais passer le certificat d’histoire ancienne qui exigea jusqu’en 1968 de commenter un texte dans une langue morte. Ma camarade, Colette Campagne (61 L FT) pour ne pas la nommer, et pour rester en histoire, par conviction marxiste a appris le latin en deux ans avant de partir… géographe dans le Constantinois, pour aider la jeune Algérie indépendante à établir je ne sais quel dessin des bassins hydrauliques. Pour autant, la fac était assez le cadet de nos soucis, et je me souviens d’être allée passer des examens de je ne sais plus trop quoi sans même en savoir le programme et vaguement avertie de la nature de l’épreuve dans le train de la ligne de Sceaux. Même insouciance quand je fis mon DES en deux ans ; Dupront pensait que je passais en IIIe cycle, une toute nouvelle invention, mais j’aurais dû gérer moi-même mes inscriptions et j’étais bien en peine de trouver le bon couloir en Sorbonne. L’École me réinscrivant en Diplôme, c’était parfait, j’en restai là, et mal m’en prit, car il m’en coûta cher par la suite, n’ayant pas en poche cette petite thèse. Mais ce n’était pas vraiment mon affaire. Alors que j’étais perdue dans le gauchisme, François Furet, édita mon travail en microfiches Hachette-AUDIR à partir de sa version pelure non corrigée que je lui avais remise, soit bourrée de coquilles sur les noms propres. Ne sachant pas où me retrouver, alors que j’étais restée au même numéro de téléphone, le bon à tirer a été un faux… gentiment pratiqué par Thérèse, la secrétaire de confiance du puissant CRH des Hautes Études. Les voies de la bienveillance sont imprévues !
Néanmoins un mélange de belles figures et de personnages étranges peuplait la Sorbonne. Le géographe Jean Dresch transformait une courte méthodologie de géographie physique en théâtre spectral, Monbeig enseignait le monde en ancien fonctionnaire colonial reconverti et se promenait sans nous convaincre dans les villages du haut Mékong. J’aimais, évidemment l’accent de Pierre Pédelaborde, et peu importe que la climatologie qu’il enseignait – révolutionnairement alors -, et que j’ai enseignée par la suite, soit devenue totalement caduque. Je sais aussi que j’eus des figures repoussoir, Louis Girard (ENS L 1931) qui faisait de l’humour sur l’autoritarisme du Second Empire surimposé à l’actualité gaulliste. Le niveau de l’Album de la Comtesse du Canard Enchaîné était le viatique des pépés rad-socs et de copains de prépas décidés à devenir de rondouillards inspecteurs académiques. Moi, je n’étais pas venue à Paris pour en rester à ces vannes usuelles. Oui pour les voir, ces sénateurs alors d’opposition de gauche, écharpe tricolore en bandoulière en tête de manifs - dont ils s’abstenaient d’ailleurs -, non pour voir leurs astuces de cafés du Commerce érigées nec plus ultra du savoir. Or, cet homme, Louis Girard fut, d’après Antoine Prost (ENS L 1953), un bon patron. A vrai dire, Girard, fondateur du Centre d’histoire du XIXe siècle où j’enseignai plus tard, de 1995 à 2010, fut la parfaite incarnation d’un milieu, ce qui lui donna la possibilité d’intervenir dans les carrières et de permettre des réalisations. Il fit le bonheur d’étudiants moyens qui se satisfaisaient de ce niveau convenu d’accès à la pensée et travaillaient sur une base méthodologique balancée en série et appliquée à des corpus de presse non moins mécaniquement épluchés. Ce dispensateur de diplômes ne représentait pour moi que la simple négation de toute opération de pensée.
Parmi les figures de la chaire, les modernistes se distinguaient. D’une part, Victor-Louis Tapié, un vrai Tapié de Celeyran, usait baroquement de sa chevelure blanche, de sa cape et de sa canne pour faire cours, salle Marc Bloch, dont l’estrade était alors près de l’entrée, ce qui en troublait nettement l’apparat, mais cela ne l’empêchait aucunement de déambuler sans espace devant une salle archicomble à qui il racontait la Montagne Blanche et la guerre de Trente ans. Cela ne m’importait que peu : l’Europe centrale ne me faisait penser qu’au baroque mexicain, ce que j’aurais terriblement aimé étudier. Mais toujours pareil, je considérai mon manque de moyens financiers et tout en devenait imprudent, trop lointain etc., de plus, chaque réseau gardait ses ouailles, donc point de Mexique ni de rêve latino. Quant à Ernest Labrousse, il représentait l’exact contraire de Victor-Louis Tapié, et pas seulement dans le champ politique. Tout petit et d’une voix assez désagréable, il évoquait Jules Guesde qu’il avait entendu en meeting et qu’il disait grand, grand… on aurait cru Mirabeau-Mouche (Thiers) évoquant, je suppose, au moins La Fayette. Tous sont devenus les personnages mythiques d’un autre temps, mais le positivisme ambiant n’excitait guère mon enthousiasme, même si l’on raisonnait en conjonctures faites de conjonction de crises, et si l’on croyait aux crises alimentaires d’ancien régime, l’essentiel de ce que Labrousse nous enseignait avec foi.
Il y avait aussi pour les relations internationales, Pierre Renouvin, dont je mis du temps à voir qu’il avait perdu un bras à la guerre (de 14-18), tant les appariteurs prévenants qui ouvraient les portes l’aidaient à reprendre serviette et documents, étant entendu que les professeurs arrivaient toujours en cours par leur propre entrée, près de l’estrade, au bas des amphis. En revanche, je me souviens avec émotion d’Yves Renouard (ENS L 1929), le médiéviste spécialiste des villes italiennes, qui d’un débit extrêmement rapide et passionné faisait vivre ses marchands qui couraient le monde ; on le vit s’effondrer en chaire. Évacué, ce qui ne nous étonna qu’à moitié vu son essoufflement visible, cela ne nous inquiéta pas outre mesure. Ne pensant à rien de particulier, on revint en cours la semaine suivante dans un amphi vide. Seule, l’ENS de Fontenay n’avait pas su son décès. J’eus aussi en cours Michel Mollat du Jourdin qui racontait je ne sais quoi de très correct, mais dont je n’ai gardé aucun souvenir. C’était un homme fin, physiquement et de pensée. En revanche, je n’eus pas en cours Henri-Irénée Marrou (ENS L 1925), mais j’allai le voir pour mon diplôme annexe ; je l’avais bien entendu, mais du haut d’une tribune à la Mutualité. Je ne sais d’ailleurs pas quels enseignants j’eus en histoire ancienne, qui, s’il s’agissait de William Seston (ENS L 1920), permettait de travailler sur polycopié, car cet ancien normalien, élève direct de Jérôme Carcopino (ENS L 1901), était parfaitement limpide. Si nous avions à la même heure quelque TD obligatoire à Fontenay, on puisait dans les cours ronéotés par l’UNEF bien que souvent fautifs : tout dépendait du niveau de compétence de l’étudiant qui s’en chargeait et tous les professeurs ne les relisaient pas bénévolement. Les sources sûres étaient les cours du SEDES, eux, fiables car pris par des sténographes de métier et relus par les professeurs qui en gardaient les droits. Les groupes de travail ne se pratiquaient guère avant l’agrégation, le binôme fonctionnait parfois, se passer les cours, oui, mais la technologie du papier carbone, et la cherté incroyable des photocopies dissuadaient la diffusion sauvage des reproductions.
L’École doublait l’enseignement de la Sorbonne dont les amphis éclataient lors de cette première vague de démocratisation par un enseignement local inégalement heureux. Les TD nous intéressaient du fait qu’ils nous obligeaient à faire des exposés et, rétrospectivement, je peux dire que c’est le regard des camarades plus que l’enseignement donné qui favorisaient la vie intellectuelle, et même le simple enracinement dans une discipline. Le commérage et la convivialité font apprentissage avec tout ce qui tourne autour du « présentiel », comme l’on redécouvre en ce moment. Tout groupe se clive et se déchire en rivalités agonistiques et cela est formateur avant toute pensée carriériste. On crée alors ses objets d’admiration, de haine et de dérision, car il faut bien que jeunesse se passe, que les ethos se constituent. Des inimitiés et des amitiés durables en découlent. Je me souviens d’avoir eu en TD, à Fontenay, Claude Lepelley, spécialiste de Leptis Magna en Libye ; il n’aimait guère les sophistications de la pensée, sa silhouette massive s’accordait à ses préjugés, ou laissait présumer de ses préjugés. En histoire grecque, j’ai écouté Henri Van Effenterre (ENS L 1930), autre mutilé de guerre en Sorbonne (mais de la Seconde guerre mondiale) et je suppose aussi en agrégation, ainsi que Jacques Tréheux (ENS L 34) ; mon souvenir est des plus vagues car je comptais résolument sur les dossiers de Roland Étienne (ENS L 1964), ami depuis Bordeaux car c’est sa mère qui, par trois fois, décida de mon destin. Je l’eus en effet comme professeur dès ma 6e, ce qui me donna le goût de l’histoire, puis en première où elle décida que je ferai la préparation à Fontenay, et puis en classe préparatoire, en m’obligeant à choisir l’option histoire et en me faisant intégrer largement grâce à ses excellents cours. Je n’eus, bien sûr, pas Albert Soboul en licence, il n’était pas encore arrivé en Sorbonne, mais son prédécesseur, Marcel Reinhard, qui faisait compter les boucheries parisiennes sous la Révolution, tâche évidemment méritoire, qui n’a pas pu entraîner la moindre vocation, du moins pas la mienne.
Et la géographie, ah, la géographie ! C’était la grosse affaire de l’École qui en faisait sa carte d’excellence. Elle nous a laissé à toutes d’impérissables souvenirs, pas nécessairement les meilleurs, mais cela me fut redoutablement utile en tant que professeur du secondaire. La géographie, alors parente pauvre des sciences humaines, n’avait guère de place à l’ENS (Ulm) malgré l’excellent Marcel Roncayolo (ENS L 1946), leur caïman. Il restait donc des chaires de province à pourvoir pour peu que nous nous y appliquions. Nous eûmes en TD de géographie physique Jeannine Raffy (59 L FT), sage produit local. Je ne me souviens que des devoirs sur table du samedi après-midi : une carte topographique, la coupe, la carte géologique, la coupe, et le culot qu’avait ladite J. Raffy de parler de flexure indue quand le crayon avait un peu fourché. Il va de soi que la règle était interdite, et que les personnes, Halima Ferhat et moi, qui écrivions mal et tremblions, tout comme en couture, selon une incapacité qui accompagne tous mes gestes de précision et nous empêcha à jamais d’empocher le fruit de notre compréhension de la carte. Je me souviens par ailleurs d’excursions, modestes, pour voir les couches du bassin parisien dans la tranchée que faisait l’autoroute naissante vers Limours ou Montlhéry. J’ai aussi découvert la modernité, une expérience nouvelle, quand on a visité le port de Rotterdam tout fait de pontages et de flux qui renvoyaient les docks et les Liberty du port de Bordeaux à une civilisation antérieure. Nous allâmes aussi à Saint-Denis pour des raisons d’histoire, mais je mélangeais tous ces gothiques pleins de trous et je trouvais la France du nord, l’Oïlanie de Le Roy Ladurie, tristement exotique. En revanche je râlais quand on traversa le Massif central sans s’attarder dans les églises romanes. J’en ai gardé la volonté de sortir moi-même mes classes, toujours et partout, envers et contre tout, ce que je fis.
La géographie physique nous obligeait aussi, la première année, à suivre André Guilcher sur les plages bretonnes afin d’apprendre tout de la schorre et de la slikke, termes barbares qui me sont restés en mémoire. Le plus fantastique étaient les excursions avec l’inénarrable – et très savant – Pierre Birot. Levés avant l’aube, nous devions descendre du car aussi vite que ce petit homme leste, fin et gris, qui commençait aussitôt son explication d’une voix qui ne portait pas pour disserter avec conviction sur les rañas tertiaires du Minho au Portugal. Il était très enthousiaste de ces choses, des formes d’érosion en climat aride qui n’existaient pas en dehors du Caucase, du moins pour l’Europe. Ce bonheur de connaissance et de reconnaissance dans le paysage me laissait assez froide : j’étais infiniment plus sceptique que le jeune Louis Poirier (ENS L 1932), futur Julien Gracq, découvrant les marnes vertes, la marne verte sous la canne et le marteau de Martonne, mais lui au moins, sut en faire un grand moment de littérature (Lettrines II, Corti, p. 149). De cette excursion, je me souviens de trois ou quatre choses : sous notre hôtel passa, à Valladolid, la procession des Pénitents blancs de la Semaine sainte, spectacle d’une Espagne franquiste et costumbrista que j’ignorais totalement, Bordeaux ne connaissant que des Espagnols républicains, et mon séjour à Burgos en 1963 ne m’avait montré qu’une Espagne qui rongeait son frein. Chose plus stupéfiante encore, au petit matin blême, sur un plateau embrumé du Minho, un cavalier surgit, le car ralentit à peine, l’homme jeta ses rênes à un petit homme sorti du fossé tel le diable de sa boîte et sauta littéralement dans le car pour tomber dans les bras de Birot, son homologue. Ce jinete, car on ne pouvait penser en termes anglo-saxons l’homme au delantal, le tablier de cuir des cavaliers qui vont dans les hautes herbes, possédait à peu près tout le plateau sur lequel nous évoluâmes. Il détenait la chaire de géomorphologie aux environs ou à Lisbonne. Le soir, cet homme qui était fort content de bavarder et de bavarder en français, nous fit goûter d’excellentissimes portos, et l’heure avançant, Jacqueline Bonnamour (45 L FT), coresponsable de l’excursion pour l’École partit se coucher tranquille, nous gratifiant, Nicole Couturier (62 L FT), sortie l’année d’avant de la même classe préparatoire que moi, et moi, d’un franc sourire et d’un « bonne nuit les Bordelaises ! », qui disait qu’en elle, la Bourguignonne, ne doutait aucunement de notre capacité à encaisser l’alcool, endurance vérifiée peu avant à Reims. Lors de cette précédente sortie de géographie on mit à l’écart l’église Saint-Rémi, tant pis pour les historiennes, au profit des seules cuestas indispensables à la compréhension du positionnement des batteries de l’artillerie de 1870 et de 1914. Après avoir pataugé de carrière en points de vue, nous assurâmes la civilité de la maison interprofessionnelle des vins de champagne. Mais, à jeun depuis cinq ou six heures du matin, presque personne, sauf ces rares Bordelaises, ne pouvait déguster et je m’en rendis compte quand une camarade m’arracha littéralement ma flûte vide et me mit non moins décisivement une flûte pleine dans la main, puis une autre, et une autre ; je crois que nous ne fûmes pas une poignée à écluser l’offrande de bienvenue à une possible future clientèle.
Bref, la géographie devait entrer par tous les moyens, et si je n’arrive pas vraiment à croire aux formes décrites, moi qui ai été élevée dans un pays de molasses, ce qui suscite la commisération des géomorphologues, tant il en va de formes anomiques, et si je ne reconnais presque jamais spontanément les formes classiques, il m’en est resté le goût de prouver par la vue et la visite ce que les hommes font d’un paysage. J’ai sans fin fait visiter des entreprises et des sites, des paysages et des musées à mes élèves d’Arnouville-lès-Gonesse et de Vincennes. Devenue notre caïman, Jacqueline Bonnamour, qui aimait en moi la fille de terroir me poussait à faire de la géographie rurale, plus exactement à continuer les paysans de Moyenne-Garonne du fondateur de la géographie humaine française, Pierre Deffontaines. C’était, universitairement parlant, judicieux mais cela ne me convenait aucunement. Pourquoi aurais-je travaillé des années pour « faire rire Sarcelles » comme je le formulais alors, soit les gens des Flanades alors aussi prometteuses qu’un Parly II ? Ils n’ont qu’à faire l’effort de savoir un certain nombre de vérités par eux-mêmes. On ne donne pas en pâture le secret de famille et le malheur des uns, la baisse tendancielle de la valeur des produits de la terre et de la rente foncière, aux couches montantes. Ainsi ai-je refusé de faire de la géographie, outre qu’une agrégation qui marginalisait la géographie humaine me paraissait au-dessus de mes forces. Des coupes, plus jamais ! Or, malédiction, en agrég’ d’histoire, à l’oral, je tombais sur la carte du Mont-Blanc qui ne me disait rien, je ne reconnus même pas les remonte-pentes.
Les cours d’histoire existaient sans doute à l’École, mais si je me souviens de la salle lors de l’agrégation, une salle pleine car des élèves auditeurs nous y avaient rejointes, j’ai du mal à mettre des noms et des têtes tant cela était terne et sans charme. Même en agrégation, j’étais indifférente à ce qui me paraissait simple corvée et corvée angoissante. Ayant à peine sucé le venin de la recherche et de la pensée libre, même la venue d’Annie Kriegel me semblait banale. Oui, il y a des débats en histoire, et après ? Je crois aussi que Georges Castellan nous expliquait que les ouvriers de la Ruhr avaient voté Hitler, bon, et après, où est le scoop quand on a vécu dans un quartier à Caudéran, maintenant annexé par Bordeaux, où l’on sait les positions et les votes de tout un chacun, quand au village, la sociabilité dépend, en marge de la toute récente Résistance, de positions prises par les notables sous le Second Empire puis répétées mutatis mutandis et que l’on a une tripotée de maires dans sa parentèle ? Croiser le fer contre une idéologie quelconque me semblait… simplement normal. La politisation et la radicalisation des positions se faisait autrement. Les petits-déjeuners permettaient de converser à telle ou telle table, avec les unes plutôt qu’avec les autres les lendemains de réunions de l’UJCML naissante, ou encore du séminaire d’Althusser. Le vent du vrai de la pensée était puisé dans les ruptures au sein de l’UEC, où je n’étais absolument pas, me contentant d’un SGEN actif dans la déconfessionnalisation de la CFDT, les remous des scissions estudiantines alimentaient toutes les discussions, outre que nous fonctionnions pour partie en caisse de résonance d’Ulm et de Saint-Cloud en tant que Cartel des ENS (l’ensemble des ENS) de l’UNEF. Nos aînées de peu avaient participé au FUA (Front universitaire antifasciste) de la guerre d’Algérie sur la position qui promeut la politisation du syndicat. Cet engagement permettait de ne pas réduire le rôle social de l’UNEF à une coopérative de polycopiés plus ou moins proprement pris. Bernard Besnier (62 L SC, 1943-2015) en était alors la vedette à Saint-Cloud et il défendait ces positions avec vigueur, lui qui avait aussi intégré en bizuth, en 1962, faute d’avoir le temps et les revenus familiaux qui permettaient de faire une khâgne. Marc Kravetz (61 L SC) était plus lointain et s’embrouillait dans ses stratégies nationales.
Ce que le grand public et les récits médiatisés ont perdu de vue devant des figures de réussite au moins partielle de cette génération, c’est le coût humain de la démocratisation et ses conséquences intellectuelles. Si nous étions du gibier pour radicalisations potentielles, ce n’est pas par esprit de ressentiment mais de partage. Avoir senti le couperet passer si près nous rendait éminemment réceptifs à la revendication sociale articulée. Alors deux attitudes sont possibles face aux jeux de l’esprit et à l’avenir prometteur. Les uns en sentent l’inanité et plongent dans la dépression, la tentation de se marginaliser, de se suicider socialement ou physiquement. D’autres, selon le modèle Pompidou, se socialisent par anticipation dans une classe d’accueil de moyenne bourgeoisie intellectuelle, chose facile pour les filles - je l’ai largement expérimenté par ailleurs - parce qu’en dehors des ENS, aucune autre école ne nous était ouverte avant 1972. Cette plus-value sur le marché matrimonial était entretenue par le bal de l’École, des Écoles et celui dit des Grandes écoles : notre trousseau de pensionnaire exigeait même une robe du soir. Je me souviens d’un petit fourreau noir fort médiocre que je détestais. Je n’entendais pas participer au marché aux bestiaux. Je filais au cinéma, n’importe où, voir n’importe quoi ce soir-là, car mon refus était bien celui d’un monde à la Jacques Tati. L’idée d’une villa, avec piscine et enfants, un mari probablement polytechnicien, quelque part en banlieue ouest me terrorisait. J’ai d’ailleurs toujours eu horreur de l’eau et des enfants et si j’ai bien dû considérer qu’il pouvait y avoir des gens charmants à La Celle Saint-Cloud ce fut quand la famille d’une de mes amies de toujours m’y accueillit, mais cela ne changeait rien à la question, ce n’était pas pour cela que j’étais venue à Paris, je ne suis pas une Annie Ernaux.
Il faut aussi savoir qu’« en ce temps-là », nos directrices, à qui en tant que supérieures hiérarchiques, nous, professeurs-stagiaires et donc fonctionnaires, devions signaler nos mariages, répondaient à la notification selon une gradation des formules plus qu’explicite : de très chaleureuses félicitations pour un ulmien, de chaleureuses félicitations pour un cloutier et un polytechnicien, je ne sais plus trop où se situait le centralien mais de simples félicitations suffisaient pour la suite des grandes écoles et dans le cas d’un simple étudiant ou de l’appartenance à la société civile du conjoint, l’administration ne faisait qu’en prendre note. Dureté sociale que ces manières, mais aussi infinie protection quand le planning familial était là, discrètement, le samedi matin, juste en face de la lingerie, en quasi demi-sous-sol à la pointe extrême du bâtiment neuf où nulle ne passait, sauf au moment de remettre et reprendre son linge. Cet accompagnement majeur pour l’époque était dû au fait que nous avions bien sûr une directrice avisée, Marguerite Cordier, mais aussi par nécessité absolue parce que nous étions pour beaucoup mineures, et que, de ce fait, rien ne nous était permis. Or, la directrice - qui paraît-il, avait fumé le cigare sur les ramblas à Barcelone pendant la guerre civile -, était une scientifique qui avait aussi ouvert l’université de Reims en physique, et son féminisme tranquille et sûr de lui, à l’ancienne, la rendait efficace et probablement hédoniste, à voir son superbe persan bleu allongé sur son bureau ; ses amitiés dans les cercles de Picart Le Doux, en faisaient aussi indubitablement une progressiste. Son raisonnement était que nous arrivions plus ou moins en larmes de nos provinces, pour avoir quitté quelque soupirant, que nous ne nous consolions que quelques mois plus tard, et qu’imprudentes, nous serions dans la catastrophe ou obligées d’avorter au moment des examens, ce qui ferait tomber « nos statistiques », celles de la maison, subséquemment celles du chef d’établissement qui en a la responsabilité. Sur la même base, elle refusa les visites masculines dans l’École, dont la structure, la non-isolation phonique et même l’absence de serrures des portes interdisaient toute intimité, mais elle arguait aussi que cela nous obligeait à trouver des petits amis, nous ne disions pas encore des mecs, avec appartement. D’autre part, nous savions que la MGEN tenait à notre disposition une possibilité d’emprunt de 5000 francs sans aucun justificatif : le coût présumé d’un avortement en Hollande. Il fallait à tout prix être dans la possibilité de faire face, donc d’être autonomes sans le secours parental, lointain et sauf exception, financièrement déficient, car l’École n’était socialement pas un sous-Sèvres, son histoire était autre, son idéologie et les canaux de recrutement aussi. Voilà qui me remettait dans les clous d’une saine éducation radicale telle que le Sud-Ouest l’entend : politiquement affidée à tout ce qui se voulait mutualité, MGEN et MAIF en tête, sans pouvoir imaginer un instant la faillite – ou le remaniement – de ces idéaux.
Par ailleurs, nous étions mineures, bien mineures, et pas seulement les jours de manifestations. Nous ne pouvions recevoir notre traitement que par le livret de la Caisse d’Épargne, et nous ne pouvions retirer de l’argent que dans des conditions déterminées, pas trop à la fois. Nous n’avions pas de chéquier, et je ne sais plus comment nous payions nos plus gros achats, sûrement en liquide, pour moi d’abord un électrophone de la meilleure qualité (Thorens), qui engloutit un mois de salaire. Je me souviens encore des quatre premiers disques que j’ai commandés à je ne sais quelle coopérative plus ou moins liée à l’éducation populaire. Je dois dire que j’ai à peu près gardé les mêmes goûts au fil d’une vie, peut-être ces morceaux-là se sont-ils usés et leur support plus encore, mais rien n’en a été démonétisé par le temps. Je ne récuse toujours rien de Mahalia Jackson ni de Lotte Lenia ; en musique de chambre, j’achetai aussi deux disques de quatuors à cordes : l’un de Mozart et Schubert (en la mineur) à faire pleurer les pierres, et l’autre avec celui de Debussy et celui de Ravel en fa majeur, un vrai bonheur. On aimait cette musique raffinée et sans prétention, alors que je n’aime plus du tout une bonne partie du jazz que je n’ai d’ailleurs découvert que peu à peu en vrai, et plus tard. En revanche, j’allais déjà à l’Odéon pour le Domaine musical. J’ai découvert aussi la musique contemporaine sous la houlette de Pierre Boulez dont je ne remarquais même pas qu’il dirigeait sans baguette. C’est Marcel Reggui, figure politique du PSU et parfait agitateur culturel qui, depuis Orléans et ses multiples cercles, entraînait ses amis et éduquait sans relâche les jeunes générations peu ou prou amies de ses filles. Je me souviens aussi d’avoir écouté à Pleyel le jeune Aldo Ciccolini, que je trouvais trop sec, trop cérébral. Je pense aussi que j’ai écouté pêle-mêle Brassens à Bobino, Barbara je ne sais où, mais le véritable éblouissement culturel fut de voir du Gatti à l’Odéon, plus tard le Bread and Puppet. En revanche, j’ai peu de souvenirs, du moins j’ai porté peu d’intérêt à Kantor.
Plus précisément, 1965 fut l’année du film Le Bonheur exactement tourné à Fontenay, dans notre rue, la rue Boucicaut et dans le bureau de poste qui abritait notre livret d’épargne. On ne comprit pas pourquoi, à la rentrée, un coiffeur, une mercière, un fleuriste et un droguiste avaient simultanément repeint leurs vitrines dans les couleurs guimauves qui marquent le film – pas encore sorti en salle. Cependant, la nature genrée de nos implications sociales intervenait au-delà de la romance. Oui, nous étions à la fois discriminées et favorisées, protégées et dans un espace d’autant plus arbitraire que sa raison d’être devenait obsolète. Il fallait bien produire des professeurs, la démocratisation du secondaire l’exigeait, mais la filière Fontenay-Saint-Cloud destinée depuis 1880 à fournir des professeurs d’EN primaire se fondait dans le paysage général, et l’IPES rendait les services voulus. Nos écoles, filles de la République opportuniste de 1880, nous donnaient force avantages, ne serait-ce qu’une représentation auprès de l’administration. Les bourses sont devenues un présalaire, puis en 1964, nos années d’école comptèrent en années d’exercice pour la retraite – et je me souviens de Bernard Besnier en vantant l’intérêt, lui qui n’était pas spécialement attiré par les faits de carrière ! Notre règlement en fut questionné, d’autant que René Capitant qui était au conseil de l’École et n’était pas le plus obtus des gaullistes était un réformateur, mais ces délibérations n’étaient que tonneau des Danaïdes. Je fis partie de celles qui préféraient ne rien changer afin de tout se permettre : nous étions encore censées ne sortir que le dimanche après-midi, chapeautées et en première classe. Si j’ai porté des chapeaux plus qu’à mon tour et toute ma vie, ce n’est bien sûr pas par allégeance à ce règlement mais pour éviter le coiffeur et de longs cheveux ne tiennent, en chignon, qu’arrimés sous chapeau ou bonnet. Quant à un règlement, si évidemment inapplicable, c’était une bénédiction : tout devenait possible et notre souci était de gérer notre quotidienneté dans le flou des usages. Ce même double standard était celui de mon père qui me signait l’autorisation, dûment attestée par tampon du commissariat, de franchir les frontières de mon choix, le nom du pays étant laissé en blanc. Mais il exigeait que dès le début de la rue de l’École normale je revienne gantée et jamais « pieds nus », soit sans bas, serait-ce par 35° de chaleur et plus. Bien plus tard, lors d’un mariage estival de cousins agenais, j’ai remarqué que les Bordelaises portaient toutes des bas, pas les Toulousaines.
Nous fûmes bien une pépinière de « bons profs » ayant le sens du devoir d’enseignement, à ne pas confondre avec la pédagogie telle que la conçoivent les inspecteurs, moins encore le pédagogisme qui pointait timidement son nez : je me souviens d’avoir lutté pour que l’on n’introduise pas dans l’École lesdits cours de pédagogie, et je fus indubitablement et à jamais, pédagogue, mais sans pédagogie. La discrimination genrée était par ailleurs évidente : nous ne pouvions passer qu’une agrégation « d’histoire et géographie » dont les épreuves nous ségrégaient : pas de commentaire de texte à l’écrit, l’épreuve reine, celle que j’adorais et où j’excellais – en principe. A l’oral une épreuve d’histoire de l’art renforçait le stigmate autant que nos prétentions à savoir trois bricoles, et le grand chic, passant l’oral du CAPES, fut de n’en pas savoir le programme. Je me contentais en réalité d’un vrai goût pour l’art contemporain et d’acquérir une sérieuse culture de dix-huitiémiste. Une bonne initiation en archéologie romaine, de sages sorties hivernales au Louvre, un bon refuge pour qui détesta les rues haussmanniennes, leur orientation nord-sud aberrante car les vents et la bise s’y engouffrent épouvantablement, complétaient mon programme. Il est vrai que mon premier hiver parisien fut très froid. Ce n’est qu’ensuite et accompagnée par des amis plasticiens, que, sans trop pratiquer les vernissages, je fis des galeries mon terrain de parcours.
Nous développions néanmoins nos pratiques culturelles avec ardeur. Le théâtre et l’opéra étaient à portée de la ligne de Sceaux. Les galopades à Denfert-Rochereau permettaient d’attraper le dernier train, ou de ne pas rater celui que notre horloge interne savait imminent, habituées que nous étions des horaires. Je ne me souviens pas, moi, d’avoir fait le mur pour rentrer dans l’École, porte fermée, après le dernier métro. Nous n’étions pas à Paris mais Paris était proche à un âge où la demi-heure de transport ne compte pas. Je me souviens d’ailleurs d’un vague comité culturel dont je fis partie pour régir et négocier le prix des abonnements, surtout pour le TNP, mais je n’aimais pas Chaillot, une salle froide, trop grande même si j’y découvris Brecht avec Georges Wilson. Néanmoins, pour un empire, nous ne serons pas allées voir du théâtre de boulevard, je refusais de faire signe aux Merkès, amis de mes parents, qui me promettaient un rendez-vous au Fouquet’s. Donc pas de Violettes impériales, partout affichées sur les murs du métro, et pas davantage de fêtes rock. Je crois que je ne suis allée pour la première fois voir une pièce de boulevard qu’en 1967 avec une parente de passage à Paris, sans doute au théâtre du Palais-Royal, pour un Boeing-Boeing, ou une autre pièce increvable. Je suis en revanche allée au théâtre voir de tout, du Obaldia dans une salle déserte du Quartier latin, probablement le théâtre de Lutèce : j’étais la seule, je fus importunée par un quelconque harceleur, je m’en éloignai, il revint vers moi, la scène se ralluma et lui intima de sortir. Merci à la troupe que je n’ai pas eu la présence d’esprit d’aller remercier. J’aimais moins le théâtre que les spectacles lyriques. Je crois que la corporéité Actors Studio me répugne, mais que la distanciation brechtienne trop soutenue m’ennuie, la danse, plus encore (sauf rarissimes exceptions).
La peine que j’ai à démêler l’enseignement de l’acculturation est bien la réalité que le phénomène « École » engendre : un mixte de règles, de règlements, de possibilités et d’usages. Les règles s’étaient adoucies et libéralisées, car en 1961 il y avait eu contestation de l’interdiction de sortir le lundi et le mardi, ce qui me semble, même rétrospectivement, une faible entrave à la liberté, alors que précisément j’étais peut-être de celles pour qui les spectacles uniques, des abonnements de concerts, étaient peu mobiles. Il fallait tout de même avoir parfois le temps de lire et de « bosser », encore que cela ne devienne impératif qu’avec les matins du joli mois de mai, pour moi, comme à Bordeaux, supposé épouvantablement pluvieux et entaché de ses saints de glace (11, 12 et 13 mai). Il fallut plus tard signer un cahier le mercredi matin, car une scientifique était décédée sans que nul(le) ne s’en rende compte, preuve s’il en fût, d’un isolement extrême. Personne ne vit son École de la même manière.
Le bilan de ces années, et c’est aussi ce qui nous faisait bien souvent basculer politiquement dans la contestation, ce fut d’avoir vécu une acculturation de la plus haute qualité. Arrivée en sauvageonne à Paris, moins bête à concours que rustique pensionnaire d’un temps révolu, tout devint possible par le sésame de l’intégration, dont le bénéfice net était à consommer sur place, car l’horizon prévu, devenir professeur à Romorantin, inquiétait. Je ne sais pourquoi, on en faisait le symbole des pires contraintes et tristesses. Et c’était cela qui nous faisait courir vers tout ce qui nous paraissait un délicieux entre-deux. La chance inespérée de courir Paris et ses spectacles, non « Paris est une fête », mais « Paris est le dictionnaire du monde », faisait programme (au sens de programmation). Y puiser l’outil de la compréhension du monde et « rattraper » cet insondable retard culturel de la province, qui n’était même plus celle d’une vieille bourgeoisie décadente mais une très petite bourgeoisie en rade, était un acte de défense personnelle. Bien avant d’enseigner la Capitale des signes de Karlheinz Stierle, qui rend à la ville son pouvoir de fascination ou sa facétie, on la pratiquait sur tous ses modes. A ce titre, toute l’École, qu’elle le veuille ou pas, construisait des égalités potentielles. Certes, elle le voulait tout à fait, mais dans un sens moins hédoniste, et moins marqué par la dépense que nous ne le comprîmes. C’est pourtant le travail obscur et obstiné qui permet en pédagogie, de se prendre pour la dame des dictionnaires de Larousse, celle qui souffle la fleur de pissenlit à tout vent qui est la dépense même. Ce n’est ni quête, ni requête, mais l’absolu de l’aléa. Très averti de ces choses, pour raison de similarité de parcours et d’origine, Bourdieu a insisté sur le mal-être des impétrants que nous étions : oui, passagèrement sûrement, mais la différence est profondément genrée. Les filles partent d’un projet dévalué et n’ont pas l’arrogance innée des jeunes normaliens, et quand elles ne veulent pas de l’hypergamie, la concurrence professionnalisante n’est pas une obsession. A chaque petit matin sa peine ou son bonheur d’être.
Indépendamment de mes bandes amicales, l’une sud-américaine, l’autre pas, et de mes amitiés maghrébines, source de confusion pour la police et de grande suspicion, en marge de mon propre militantisme et de mes options, il fallait bien préparer l’agrégation cahin-caha. Le malheur voulut que ce soit celle de 1968. J’avais d’autres chats à fouetter, et ce fut pour nous, les « bons étudiants » d’histoire qui passions les épreuves dans la bibliothèque de la Sorbonne, que l’on évacua ladite Sorbonne un vendredi. Je vis tout, je ne me rendis compte de rien, et je ne suis pas Fabrice. L’après-midi, je choisissais des lunettes à Optique-Latin, la seule boutique d’opticiens qui avait les lunettes Christian Dior à « ponts bas », celles qui conviennent à mon nez et me ruinaient. Sans lunettes je ne vois que trouble et je ne compris rien aux deux groupes qui passèrent en courant sur le Boul’ Mich’, des « fafs » disait-on, poursuivis par le service d’ordre de l’UNEF ou de tout autre groupe. A vingt heures, je dînais au restau U diététique à l’angle de la rue Monsieur-le-Prince. Le privilège était d’y recevoir à chaque repas un quart de lait car il est vrai qu’après plusieurs années de faculté, les provinciaux et les étrangers qui n’avaient pas de compléments alimentaires hebdomadaires comme les étudiants de la région parisienne avaient souvent des symptômes de carence en calcium. En fin d’études, on nous l’accordait facilement et la cuisine y était mangeable, outre que celui-ci, bien situé entre la Sorbonne et le Luxembourg permettait en premier étage une vue sur le boulevard Saint-Michel. Bref, je vis des jeunes gens lancer des projectiles sur des policiers sans rien comprendre. Peu après, en fin de soirée, un vieux copain de prépa, Jean-Pierre Sag, monta à mon grand étonnement dans mon 7e étage de la rue Claude Bernard : affolé, il cherchait Jacqueline (64 L FT), sa femme, autre camarade de prépa et de Fontenay. Je ne savais rien de la rafle des étudiants dans la cour de la Sorbonne, je pensais seulement que l’agrégation commençait le lundi suivant et que je voulais de nouvelles lunettes avant de descendre à Bordeaux après l’écrit, ne comptant pas préparer l’oral pour n’avoir préparé qu’en amateur les questions qui resteraient.
Ainsi passa-t-on l’agrég’. Durs moments : sept heures pour plancher dans la Sorbonne occupée pour nous les « bons étudiants », sortie avec arrêt derrière les bottes des CRS qui bloquaient la place de la Sorbonne. C’est là que je tentais de comprendre la suite de la journée après un steak frites au tabac de la Sorbonne car, étudiante salariée, j’étais « riche ». Fureur des serveurs, plus encore du patron, et pourtant c’était le moins facho des deux cafés, mais aucun boutiquier ne se serait alors situé du côté des étudiants. Ensuite manif’, abandon près des axes, rive droite, quand je voyais que la circulation permettrait sans doute un taxi qui me ramènerait au Quartier. Et ainsi de suite, le tout dans la tenue qui ne trompait pas, ciré noir, chaussures Clarks beige gris, increvables, je les ai encore, et pantalon vrai Newman de velours rayé. Et cela me valut une belle peur le lundi matin. N’ayant évidemment pas imaginé pareille affaire, je n’avais pas ma collante et ma tenue, un uniforme de manifestante, ne laissait pas imaginer la candidate convoquée. Les inspecteurs de police en civil ne me laissent pas passer et m’invitent donc à attendre dans un car jusqu’à ce que l’inspecteur (général, je suppose, le patron de l’épreuve) vienne me récupérer, sujet donné, ce qui m’angoissait, non pour les quelques minutes, mais pour les conventions qui accompagnent ces épreuves. L’année suivante, ayant préparé, je fus soi-disant « meneur » du boycott, ayant fait la prise de parole dans la salle du concours déplacé à Sainte-Geneviève. Je ne m’étais ralliée que la veille ou l’avant-veille à l’idée qu’à travail égal on méritait salaire égal ; une revendication qui m’indifférait mais avait cours en fac, et ce sont les cercles trotskystes de l’UNEF qui en firent leur cheval de bataille, trouvant en sus intéressant que ce soit une normalienne censée réussir le concours puisque la seconde année je l’avais préparé, et que la première fois j’avais collé à la barre sans rien faire ou à peu près. Or, les gentes demoiselles parisiennes fort gauchistes en chambre rendirent bien copie blanche pour la première épreuve et vinrent passer les autres, ce qui permet, évidemment, l’admissibilité et à terme des possibilités de carrière radicalement différentes.
Je le payais de vingt ans de secondaire, et d’abord de cinq ans comme auxiliaire bibliothécaire à Pontoise et documentaliste à l’annexe Huchard du lycée Lamartine puis à Turgot à côté de chez moi, mais sans remords. D’une part, je n’allais pas passer le CAPES en ayant boycotté l’agrég’ et je n’envisageai pas davantage de passer en sociologie chez Manuel Castells (de l’époque de La question urbaine, Maspero, 1972), forte d’expériences de luttes urbaines lors des expropriations liées à la création du futur Centre Pompidou. Cette déontologie, assez psychorigide, je dois dire, se justifiait par le côté alors grandement inadmissible à mes yeux et aux yeux de certaines d’entre nous d’entreprendre une vie professionnelle sous contrôle policier par compagnies entières au pied des marches de la salle d’examen et de police en civil dans la salle : là était un interdit moral et s’en accommoder proposait un Rubicon infranchissable. A chacun sa vigilance et sa coquetterie. Être vieux, c’est se souvenir de l’émotion de l’affaire, au besoin des faits et des enchaînements, mais ne plus trop savoir ce dont il ressortirait dans la contemporanéité présente. Bref, je repassais l’agrégation, or cinq ans après, cela restait bien trop tôt pour que l’institution ait oublié que je n’en avais eu cure précédemment, et cela me valut d’imperturbables 0,5 en grande leçon. Je m’obstinai mais cela perturba fortement mes résultats puis le regard que pouvait porter l’inspection sur mes performances. De toute façon j’étais une enseignante normalienne mais apparemment peu « normalisée ».
Et voilà comment se termina la séquence d’apprentissages divers dus à mon/notre École.
Maïté BOUYSSY (63 L FT), mars-avril 2021
Pour retrouver d’autres publications de Maïté Bouyssy : https://www.idref.fr/035044349
Et dans La Quinzaine littéraire puis dans En attendant Nadeau :
https://www.en-attendant-nadeau.fr/author/maite-bouyssy/page/2/
Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2021, n°1 .