Témoignage d’Hélène Fonvieille
Promotion 1940, Sciences, Fontenay
Aînée de quatre enfants, je suis née en 1920 après le retour du front de mon père.
La ligne de démarcation
La France était vaincue. J’avais pleuré en écoutant à la radio le discours de Pétain en 1939. J’ai passé mon écrit de concours en 1940 presque sous les bombes puisque nous descendions dans les caves en laissant nos copies sur les tables, à l’université de Toulouse, là-même où on inaugure « Le quai des savoirs[1] ». Je suis reçue à l’écrit mais la France est coupée en deux. Oral donc à Montpellier – l’ENS est en zone nord occupée, ma famille à Perpignan, en zone non-occupée ; la Loire (en gros) sépare les deux zones.
Paris nous attend sans envoyer le moindre Ausweis[2]… Trois Catalanes tentent cependant le voyage. À Châteauroux, les « Achtung » retentissants des soldats allemands nous font descendre de notre train pour monter dans un autre qui repart presque aussitôt en sens contraire. Refoulées ! Le bouche-à-oreille fonctionne enfin. « Allez à Moulins ! Des passeurs font traverser la Loire et, le 31 décembre, les Allemands font la fête. » Dans le bus, de la gare de Moulins au « pont-frontière » sur la Loire, une dame s’approche de moi et me parle à l’oreille. « J’ai vu vos valises. Faites attention. Hier, un passeur et son passager sont morts sous les balles. Allez à pied sur le pont, jusqu’à leur guérite. » Pas fières mais courageuses, nous nous adressons au planton qui ne nous comprend pas. Il nous fait entrer et appelle un jeune officier. Là, je montre une carte de France qui est sur le mur: « école… grande école, Paris… ! » Il ne comprend pas non plus mais, tout d’un coup, avec presque un sourire, il nous indique l’extérieur, montre au soldat nos valises et la direction de Moulins occupé.
Voilà comment, après une nuit affreusement mouvementée – trois dans un lit d’hôtel, de la glace dans le lavabo, l’armoire contre la porte, les bruits de bottes dans l’escalier, la gare au petit matin, les « Achtung » effrayants – je ne me suis évanouie d’émotion, de faim et de froid que dans le métro parisien.
Arrivées en retard à l’ENS de Fontenay-aux-Roses, en janvier 1941 avec six ou sept autres, et sans CAPES, nous avons obtenu une bourse pour une année supplémentaire en 1942-43. Du mois de janvier 1941 au mois de juin 1943, je n’ai eu qu’une directrice, Mademoiselle Dard[3] et elle n’était pas pro-Vichy. J’ai la preuve de ses convictions que voici.
S’incliner ou pas
Il a été demandé, fin 1941 ou début 42, aux chefs d’établissements des quatre ENS d’envoyer à Vichy un ou une des meilleurs élèves pour s’incliner devant Pétain. À Fontenay-aux-Roses, ma grande amie Josette Voluzan, major de sa promo littéraire je crois – en tout cas la chouchou (involontaire) de la directrice – a été choisie par elle avec cette remarque « Vous, au moins, je sais que vous resterez digne ». Elle est restée debout en effet devant Pétain à Vichy, contrairement aux trois autres.
Promotion 1941-1942 (printemps 1941) : La directrice Mademoiselle Dard est au centre avec une large écharpe sur les deux mains rapprochées. À sa gauche (à droite sur la photo), Josette Voluzan. Je suis en bas, devant Josette, les deux mains sur les genoux. Nous sortons d’une conférence de philosophie : quelques littéraires et quelques scientifiques sont donc réunies.
En vallée de Chevreuse
Dimanche 4 avril 1943 en vallée de Chevreuse : mon jour le plus long. Je revois une gare, de grands gaillards avec des shorts mal taillés dans de vieux pantalons, et vite des chansons, presque à tue-tête et la rando commence… Le printemps est superbe cette année-là dans la grande banlieue parisienne et, ce dimanche, il fait si beau après un triste hiver de guerre et d’occupation. A midi, nous voici une vingtaine en pleine nature et une large dalle de roche nous invite pour le maigre repas tiré des sacs. Un des garçons tout à coup disparaît un instant et revient vers moi en m’offrant un bouquet de violettes blanches qu’il venait de cueillir. A quatorze heures, nous sentons brusquement la roche vibrer sous nos fesses et des bruits énormes et lointains semblent venir de la capitale. Le soir à l’École, une camarade de première année, plus jeune, catalane comme moi, est absente. On reçoit par « pneu » la nouvelle du bombardement des usines Renault par les Anglais : la ligne 9 du métro a été percutée, il y a de graves dommages aux stations Billancourt et Pont de Sèvres. Nous comprenons le lien le soir-même puisqu’elle devait retrouver là son fiancé, le dimanche, en début d’après-midi. Alors, en l’absence de toute décision de la part de nos directrice, intendante ou autre autorité, je me porte volontaire pour aller sur place, en métro. Le lundi matin, dans les platanes, volent encore des lambeaux de vêtements. Des morts sont déjà dans les cercueils, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre : on m’incite à chercher. Certains sont dans la Seine, d’autres volatilisés. Je découvre le corps mutilé de Jean[4], en même temps que sa famille, jamais celui de Janine[5], même dans les morgues parisiennes où l’on me conduira l’après-midi.
Le garçon aux violettes de la vallée de Chevreuse – Max Fonvieille, Ulm 41 – deviendra mon mari deux ans plus tard et le restera 56 ans.
Promotion 1941-1942 : Le professeur à gauche est – je crois – M. Perrichet que j’aimais beaucoup (notre professeur de géométrie). De gauche à droite, à côté de lui, Mademoiselle Alimen me semble-t-il, puis moi debout.(Henriette Alimen (1920 S FT), docteur ès sciences naturelles (Paris, 1936) et professeur à l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, fut directrice du Laboratoire de géologie du quaternaire du CNRS ; elle a présidé l’Association amicale des anciennes élèves de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses de 1976 à 1980. André Perrichet fut membre du conseil d’administration de cette association. Ancien élève de l’ENS (Ulm) promotion 1919, il obtint l’agrégation de mathématiques en 1921. Note des éditrices)
A la sortie de l’École en 1943
La guerre de 39-45 a touché ma famille. Mon frère, pilote sorti de l’École de l’Air a traversé les Pyrénées pour s’entraîner sur les avions anglais. Son avion a brûlé une semaine avant son départ à Londres le 16 mai 1944. Le père de mon mari, instituteur résistant, a été déporté en février 1943 et est mort à Mauthausen en avril 1944.
Ma carrière peut se résumer ainsi :
1943-1945 : Perpignan. Professeur de mathématiques en classe préparatoire à l’École d’ingénieurs des Arts et Métiers. Je remplace un prisonnier.
1945-1946 : Je me marie et suis professeur de mathématiques de la 6e à la 1e au collège de filles de Cherbourg.
1946-1947 : Je suis nommée ainsi que mon mari à Toulouse. J’enseigne un an au lycée Fermat de la 6e à la 2nde.
1947-1968 : La directrice de l’École Normale de Filles (Madame Jeanne Bandet[6] qui deviendra Inspectrice générale) me persuade d’enseigner la physique au lieu des mathématiques à l’ENF pour « y avoir un pied ». J’y enseigne les mathématiques dès les années 50.
1968 : En raison des événements, on me propose – et j’accepte – un poste d’animation au CRDP (Centre régional de Documentation pédagogique). Il y en a un par académie. Je suis en effet le seul professeur à faire de la recherche avec l’INRP sur l’enseignement des mathématiques à l’école primaire (depuis 1966). En même temps, je suis présidente régionale de l’Association des professeurs de mathématiques. Je suis restée treize ans, jusqu’à ma retraite en 1980, au CRDP où je répondais aux demandes des inspecteurs primaires et des Écoles normales des huit départements.
Depuis 1980, je vis toujours à mon domicile grâce à ma fille et à la donation que je lui ai faite de ma maison : elle a pu vivre ici et dédommager ma deuxième petite-fille. Son père, mon fils, est mort en décembre 2001, et mon mari trois mois après. Presque centenaire et en forme, j’ai une bonne vue et je lis Le Monde tous les matins. J’ai le plaisir de voir souvent ma petite-fille et mon arrière-petite-fille de cinq ans. Mes deux autres arrière-petits-fils vivent à Rennes.
Hélène FONVIEILLE (40 S FT), 18 octobre 2018
[1] Après trois ans de travaux et cent vingt-cinq ans après son inauguration en 1891 par Jean Jaurès et Sadi Carnot, l’ancienne Faculté des sciences des allées Jules-Guesde abrite depuis 2016 le Quai des Savoirs, centre de diffusion et de partage de la culture scientifique, technique et industrielle. (Note des éditrices)
[2] Un Ausweis (laissez-passer), délivré par les Kommandanturen (bureaux de l’autorité allemande chargés de l’administration militaire ou civile d’une zone) et très difficile à obtenir, est obligatoire pour se déplacer d’une zone à l’autre, que ce soit à pied, en voiture ou en train. La Demarkationslinie – la ligne de démarcation – ne disparaît que le 1er mars 1943, plusieurs mois après l’occupation totale de la France, le 11 novembre 1942. D’après : http://www.ajpn.org/commune-moulins-en-1939-1945-3190.html qui publie une photo de la ligne de démarcation à Moulins. Sur les fluctuations de cette ligne de 1200 km : http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/la-ligne-de-demarcation-0. (Note des éditrices)
[3] Marguerite Dard (1903 FT) a été directrice de l’ENS de Fontenay-aux-Roses de 1935 à 1943 puis de 1944 à 1948. (Note des éditrices)
[4] Jean Trocmé (1941 S SC).
[5] Janine Cerbère (1942 L FT).
[6] Jeanne Bandet (1919 S FT) fut présidente de l’Association amicale des anciennes élèves de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses de 1967 à 1972. (Note des éditrices)