Entretien avec Alice Payret (39 S FT)
Je quitte les frimas des Hautes Alpes pour me rendre à Perpignan où vit Alice Payret. Nous avons déjà correspondu mais nous avons envie de nous rencontrer, histoire de rendre l’échange plus chaleureux. Les premiers arbres en fleurs me sourient dans la vallée du Rhône et je ne les quitterai plus jusqu’au « centre du monde » comme Salvador Dali avait baptisé la gare de Perpignan.
Alice, nonagénaire vive et menue, aux yeux pétillants, m’attend avec sa fille Maryse, autour d’un thé, dans sa maison ensoleillée au milieu d’un jardin fleuri. Elle a préparé des photos, des livres, des dessins, car tout en étant scientifique Alice a pratiqué l’écriture, la poésie, le chant, le dessin, tout au long de sa vie. Le fil conducteur de notre échange sera donc cet ensemble de photos, excellent catalyseur pour la résurgence des souvenirs.
Née en 1918, dans une famille paysanne des Pyrénées orientales, Alice a trois frères et une sœur. Elle entre pour trois années à l’école normale de Perpignan puis effectue une quatrième année à l’école normale de Toulouse où elle prépare et réussit l’entrée à Fontenay. Ainsi début novembre 1939, la voici qui arrive à Paris, accompagnée par son père. Alice me raconte en riant qu’elle revoit ensemble dans le hall de l’école, son père, si fier de sa fille, et la directrice qui accueille les nouvelles élèves. Alice s’installe donc dans son nouveau cadre d’études et se réjouit de sa petite chambre avec vue sur le parc et les couchers de soleil.
Cette première année à Fontenay est toute emplie de découvertes. La promotion des scientifiques est de treize élèves, et il faut choisir une spécialité, mathématiques ou sciences naturelles ? Alice hésite, elle a de l’attirance pour les deux matières, finalement elle choisit mathématiques. Les cours ont lieu au sein même de l’école, excepté pour les travaux pratiques de physique qui sont suivis aux Arts et Métiers à Paris. Comme le remarque finement Alice : « une occasion de sortir et cela fait du bien ». Elle évoque avec respect et tendresse ses professeurs d’alors, Melle Alimen, Melle Biard, MM. Fleury et Villat, ainsi que la directrice, Melle Dard et l’économe, Mme Blanc.
A propos des sorties, elle me parle des promenades champêtres avec des élèves de l’ENS de la rue d’Ulm, plus proches à l’époque des fontenaysiennes que ne l’étaient ceux de l’ENS de Saint-Cloud, éloignement oblige. « Nous allions aussi à quelques concerts », me dit-elle. Sur les photos on voit les élèves jouer au volley et au croquet dans le parc de l’école, ou encore canoter sur le bassin du parc de Sceaux. « C’étaient là nos activités physiques » souligne Alice d’un air espiègle. Elle mentionne les chants en groupe avec lesquels chaque journée commençait, les séances de dessin dans les combles de l’école… Toutes activités autour des études proprement dites, et qui étaient importantes pour Alice.
Elle me rappelle aussi qu’à partir de juin 1940 la situation de guerre devient prégnante : elle évoque son voyage en train à Perpignan lors de l’été 1940, la longue journée d’attente à la gare d’Austerlitz, le train bondé, la durée interminable, les contrôles incessants. Alice raconte comment « pendant cette seconde année, la vie à l’école devint beaucoup plus difficile, la nourriture était distribuée avec parcimonie et chaque paquet envoyé par la famille était reçu et partagé avec joie. Les élèves manquant d’effets et de chaussures allaient récupérer dans le grenier ceux abandonnés par d’anciennes élèves ». Pas de lumière parfois, les descentes à la cave au moment des alertes encore plus pesantes la nuit : ce sont des souvenirs lourds mais, au milieu de ces terribles évènements, les fontenaysiennes semblent avoir été soutenues par l’énergie de la jeunesse.
Alice me parle beaucoup de ses amies : celles des écoles normales de Perpignan comme de Toulouse, et celles de Fontenay. Elle a d’ailleurs beaucoup correspondu avec elles ; ces lettres ont été rassemblées dans un livre plein de fraîcheur Lettres et Récits, 1938-1944. L’amitié et l’échange ont beaucoup de prix aux yeux d’Alice et son séjour à Fontenay lui permet de se faire de nouvelles amies. Elle me conte aussi la complicité entre scientifiques et littéraires. « Nous prenions le thé ensemble » ajoute-t-elle. Son attention aux autres lui fait prendre sous son aile une élève fragile et dépressive qui avait tenté de mettre fin à ses jours, et qui devint son amie.
Au bout de cette seconde (et dernière) année chamboulée par la guerre et l’aide apportée à son amie, Alice ne peut obtenir son diplôme de fin d’année. Elle le prépare donc l’année suivante, en 1941-1942, à Toulouse et l’obtient. Puis elle est nommée sur un poste de professeur de mathématiques à Céret, dans ses chères Pyrénées orientales, et ainsi commence sa vie de jeune femme.
Lorsque je demande à Alice quelle a été l’influence sur sa vie de son passage par l’ENS de Fontenay, elle me répond que ce passage a été déterminant. Elle revoit ses années à Fontenay comme une période de liberté, d’émancipation, de développement intellectuel et d’échanges.
Ensuite elle me parle de ses projets actuels, car elle a peint et écrit toutes ces dernières années. Elle évoque un voyage qu’elle fit en Chine avec un groupe d’espérantistes et au cours duquel elle apprit l’espéranto. Elle me parle aussi, avec pudeur, et un peu de tristesse me semble-t-il, de son ami ukrainien qui a dû repartir en Ukraine l’an dernier et de ce désir de « toujours continuer » qui l’habite. Ce fut un moment tendre et délicieux que la rencontre avec Alice Payret, dans sa maison pleine de peintures et de souvenirs, avec en filigrane tout le poids de sa vie si riche et si inspirée. Un grand merci à Alice et à sa fille Maryse pour le partage.
Compte rendu préparé par Danielle Alloin
23 avril 2012