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Cette année-là


« L’avenir sera différent ! »

Ce slogan intrigant – forgé par la suffragiste Zofia Daszyńska-Golińska dans les années 1920 pour incarner les utopies modernistes de la jeune Pologne – pourrait incarner l’esprit de l’École venue s’installer à Lyon à l’orée du XXIe siècle. L’espoir d’un nouveau départ anime le clan des bâtisseurs, des pionnières et des maïeuticiens de toute espèce. En septembre 2002, nous étions dans les premières générations d’élèves à ne pas avoir connu l’avant, mais nous comptions bien imaginer notre après, dans ce lieu fraîchement bâti pour accueillir nos rêves, et qu’il nous incombait d’inventer. 

Nous fûmes alors quelques-un.e.s à explorer les marges du programme génétique de l’École, arpentant les voies des arts et de l’interdisciplinarité, dans ce qu’elles ont parfois de sauvage et d’imprévisible. Il faut dire que ceux qui veillaient sur les lieux et traçaient les contours de ce nouveau projet intellectuel nous y incitèrent vivement. Ils étaient portés par l’élan que procurent les nouveaux territoires, tout autant que par leurs convictions à l’égard des « humanités ». L’exploration était donc de rigueur. Tirant des leçons des années de lycée, je réactivai les lumières rouges du laboratoire photographique, jour et nuit, et initiai quelques camarades à l’éblouissement de la révélation argentique. J’observai de loin, curieuse, les répétitions théâtrales enflammées de nos aînés qui jouaient en salle Kantor, nuit et jour, sous l’œil affuté d’Hédi Kaddour qui leur permettait tout, avec fougue et raison. 

Au sein d’un petit groupe d’inexperts enjoués, je découvris surtout la fabrique du cinéma, et pris entre les mains, pour la première fois, une caméra, à l’atelier fiction de Muriel Teodori. L’École avait donné un véritable statut aux études cinématographiques comme discipline à part entière au sein de la formation et avait baptisé son studio au nom de Jean-Claude Carrière. Nous étions en 2002, au tournant d’une nouvelle ère technologique. Grâce aux équipes du service audiovisuel mis à la disposition des élèves et à l’aide de l’un de ses formateurs dévoués, Mathias Chassagneux, nous apprîmes beaucoup et réalisâmes que notre art, que nous voulions grand, ne serait pas grand-chose sans la maîtrise d’une technique. Et même s’il ne s’agissait là que de balbutiements, ils marquaient l’entrée dans un langage nouveau qui nous emportait loin de nos repères, et surtout, ailleurs, en tournage et en montage. Un privilège dont je ne réalise qu’aujourd’hui les apports et l’incroyable richesse, alors en germe. Car cet apprentissage ne nous obligeait en rien, pas de médaille à la clé. C’était sans doute là aussi que résidaient son impureté et son immense pouvoir d’attraction. 

Nous discutions des scénarios dans les jardins de Gilles Clément, propices à nos petites idées mouvantes et à notre indiscipline. En fin de journée, les conférences d’histoire de l’art de Marie Gautheron (69 L FT) nous ouvraient de nouvelles galaxies et c’est à cette femme aussi généreuse que libre que je dois mes premiers éblouissements devant les primitifs flamands, lors d’un voyage aux Pays-Bas qu’elle avait pris soin d’imaginer pour nous, hors programme. Là-bas, guidé par son regard, le savoir s’illumina dans des scènes de la vie quotidienne avec une saveur exquise. Cette année-là, nous ne savions toujours pas ce que nous voulions devenir, mais nous avions le droit d’être émerveillés, de nous égarer et de chercher ce qui pouvait nous sauver d’une vie terne et programmée. C’était à l’époque, si je creuse dans les méandres d’une mémoire engourdie, mon unique ambition. 

Cette année-là, la lumière de la genèse s’accompagna d’une face obscure, qui fut en quelque sorte un autre apprentissage, douloureux mais tout aussi précieux : celui de la société et de ses règles. C’est de cette première année à l’École que date précisément ma défiance profonde, et qui ne s’est jamais tarie depuis, à l’égard de l’institution, garante de l’ordre et du pouvoir. Dans le témoignage de l’ancien élève qu’il fut dans les années 1970[1], Pierre Bergounioux (69 L SC) fait revivre la marginalité du provincial à l’égard des « gens de Paris » et cet « obscur sortilège qui frappait les régions rurales pauvres de la périphérie ». Il observe « l’effet de l’éloignement, de l’isolement, du patois, de la médiocrité du sol, qui n’était pas porteur de rente ». Et il réalise : « Nous ne mesurions pas ou, du moins, très mal, la cruauté de notre relégation ». 

Parisienne depuis mon arrivée en France à l’âge de cinq ans, je découvris la relégation de l’étrangère, dont j’avais totalement ignoré l’existence pendant les années de préparation au concours. Le travail, le travail, et encore le travail, plus puissant qu’une triviale histoire de papiers. J’avais donc vite fait d’oublier la question protocolaire posée par un policier à la préfecture de police le jour de mes dix-huit ans, afin de mesurer mon « niveau d’intégration dans la société française » : « Quels journaux en langue française lisez-vous, Mademoiselle ? » « Les Journaux de Franz Kafka, Monsieur, en allemand ». La réponse aurait sans doute paru insolente et je sus, pour une fois, me retenir afin d’oublier au plus vite cette entrevue dérisoire. Le printemps 2002 sonna pourtant la fin de l’innocence. Entrer à l’École normale supérieure sans avoir la nationalité française signifiait avoir « le titre d’élève », mais non le salaire lié au statut de fonctionnaire stagiaire, ce que m’expliqua le directeur de l’École le jour des résultats, étonné de mon étonnement. L’acquisition de la nationalité française « au cours de la scolarité »ne suffisait pas non plus à régler ce déficit de naissance, disait la loi qui était bien connue au sein des ENS. Le salaire, clé de l’indépendance, pour celles et ceux qui viennent de loin mais aussi pour les autres, était donc à jamais inaccessible aux élèves étrangers, même lorsqu’ils devenaient citoyens français. La bureaucratie et la loi pouvaient-elles méconnaître la temporalité réelle d’une telle procédure, qui ne pouvait être entamée qu’à l’obtention de la majorité et pouvait ensuite durer de longues années ? 

Il a fallu une année pour faire connaître au-delà des ENS l’injustice de cette loi et la corriger. Une année à rédiger des courriers, chercher des protecteurs et des protectrices, mobiliser des députés et des gens influents. M. Yves Daudet, juriste et Vice-président de l’université de Paris-1, fut l’un de ces soutiens précieux. L’association des anciens élèves de l’ENS m’épaula également, financièrement et moralement, tandis que l’élargissement de l’Union européenne offrait un cadre favorable à l’évolution. Mme Hélène Blanchard, responsable du service juridique de l’École, accompagna toutes ces démarches et supporta mes éclats à la polonaise, tout autant que mes larmes, avec une sagesse et une patience infinies. 

Mais il y eut aussi les grands absents, nombreux. Le Directeur de l’École fut de ceux-là. Lorsque le décret fut publié au Journal officiel le 12 février 2003, la loi changea pour toutes les générations d’élèves étrangers à venir. Avec mon premier salaire, j’acquis ma première caméra et offris un grand voyage à ma mère, femme de fer et soutien inébranlable. Mais la joie de la victoire ne recouvrit pas les balafres de l’épreuve. Vingt ans plus tard, malgré la conscience d’une évolution juridique nécessaire, le silence du Directeur résonne toujours. Qu’il en soit ici remercié car il scella à jamais ma méfiance à l’égard des grands, des légitimes et des hommes de pouvoir. Il indiqua aussi les frontières d’un ordre qu’il faut impérativement franchir, au nom d’une certaine idée de la dignité, en compagnie d’alliés et au risque du scandale. Ce silence devint surtout la source inaltérable des combats à venir et de la conviction que les lois peuvent être modifiées, au nom du présent et de l’avenir, et qu’il faut sortir son épée, aussi petite soit-elle.

L’année 2002, première année d’École, dure toujours. Elle a enfanté des livres, des films, des amis, des amours et des enfants. Roman et Ludmila ne seraient pas nés, en 2011 puis en 2013, si, un jour de printemps, Pierre Daubigny (98 L FC), ne m’avait pas proposé sa voix – la première chose que je perçus de lui – pour mon premier court-métrage. Et si ce « bricoleur » comme il se définit lui-même, « bricoleur de génie » dirait André Bazin, n’avait pas persévéré cette même année en me demandant de réaliser une série de photographies en noir et blanc pour accompagner sa mise en scène d’une pièce de Martin Crimp, La Campagne.

Sans l’année lyonnaise et la section Arts, sans l’équipe d’enseignant.e.s qui la forma et l’accompagna contre vents et marées, en laissant faire parfois, je ne serais sans doute pas devenue dix ans plus tard, sans agrégation, maîtresse de conférences en histoire du cinéma à l’université Paris-1 et réalisatrice de documentaires. C’est également à Lyon que je rencontrai Nora Philippe (2002 L LSH), qui produisit mon premier film documentaire Nous filmons le peuple ! en 2013, consacré au cinéma d’opposition en Pologne communiste et nourri des résultats de ma thèse. Nora – elle-même réalisatrice et autrice – deviendra au fil des années une amie chère et la marraine républicaine de Ludmila. C’est également à l’ENS LSH à Lyon que je fis la connaissance de Robin Holmes (98 L FC) - parrain républicain de Roman - qui deviendra, vingt ans plus tard, car la boule de cristal est farce, mon ami et voisin du Morvan, de même que Frédérique Aït-Touati (97 L FC), Morvandelle elle aussi à ses heures. J’apprenais récemment grâce à Christine de Buzon (71 L FT) que la tombe de Jacqueline Bonnamour (45 L FT), ancienne directrice de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, repose aussi sur ces terres. Les fils se recoupent et les signes orientent. 

De nombreux camarades se sont perdus en chemin, d’autres ne furent rencontrés que plus tard, loin de Gerland, à Berlin, Varsovie ou Nuremberg. A Lyon, faute d’ubiquité, que de séminaires et de cours ratés, – ceux de Jean Goldzink (57 L SC), regret éternel ! Les premiers pas engagent sur une route. Cette première année à Lyon me fit suivre la voie des images, sans laquelle je n’aurais pas rencontré son autrice, Sylvie Lindeperg, celle qui, bien des années plus tard, révolutionna ma vie et m’accompagne aujourd’hui dans les grandes espérances à venir. Sans l’escale lyonnaise, qui sait, je n’aurais pas écrit sur le cinéma et ne serais sans doute pas devenue enseignante-chercheuse à l’Université, historienne des images et réalisatrice.

L’avenir est différent mais il ne vient pas de nulle part.

Ania SZCZEPANSKA (2002 L LSH),
30 avril 2021



Pour citer ce texte : Ania SZCZEPANSKA, Cette année-là, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1, 2021, p. 85.