Témoignage de Pierre Bergounioux
Promotion 1969, Lettres, Saint-Cloud
C’est toute notre histoire que nous emportons ou qui nous porte, celle de notre groupe d’appartenance, de notre petite patrie, à supposer qu’il y ait lieu de distinguer, avec les limitations, les carences, les aliénations dont elle est plus ou moins grevée.
Le destin des gens de ma sorte est écrit en toutes lettres dès les éveils de la littérature française. C’est au chapitre six de Pantagruel (1532). Le géant croise, sur le pavé de Paris, un paltoquet qui singe les langages savants et, ce faisant, l’irrite au point qu’il menace de « le escorcher tout vif ». L’autre, épouvanté, retrouve sa parlure naturelle – « Ne me touquas grau »- après avoir invoqué saint Martial. S’il m’est permis, à un demi-millénaire de distance, de reprendre doucement Rabelais, ce n’est pas « grau », qui ne veut rien dire, qu’a proféré mon lointain petit compatriote, mais « gran ». La négation, en occitan comme en français, roule sur deux particules, « ne » associé à un nom désignant la plus petite partie de l’objet auquel s’applique l’action désignée par le verbe. « On ne boit goutte, ne mange mie, ne voit point, ne marche pas… ». « Ne me touquas gran » : ne me touche pas, pas même un grain. Dégoûté, Pantagruel relâche le pauvre escholier lymozin et passe son chemin.
Rien a-t-il changé depuis la Renaissance ? Le patois résonnait encore à mes oreilles lorsque je m’écartais si peu que ce soit de la sous-préfecture natale et m’enfonçais dans la campagne. Mais j’étais déjà purement francophone. Je n’ai manqué de rien. Ma mère a touché les tickets grâce auxquels les baby-boomers ont mangé des oranges et bu du lait entier pendant la période de rationnement qui a suivi la guerre. Je n’en garde aucun souvenir. On nous a vaccinés contre la tuberculose, la poliomyélite. Je suis entré au lycée, devenu bachelier.
Restait l’obscur sortilège qui frappait les régions rurales pauvres de la périphérie et qui, en l’absence de liaisons avec l’extérieur, échappait aux intéressés. Nous ne mesurions pas ou, du moins, très mal, la cruauté de notre relégation, l’énormité du préjudice dont nous étions frappés. On les décelait peut-être au ton spécial, contenu, respectueux, un peu mystérieux sur lequel les adultes évoquaient, rarement, la lointaine capitale – « C’est dans Le Monde », « C’est paru au Journal officiel », « Ça émane du ministère ou de l’Inspection générale ». « On l’a entendu à la radio » et, à partir des années soixante, « vu à la télévision ».
Une chose, toutefois, nous faisait discrètement sourire : c’était l’accent caricatural des gens de Paris, le déplacement du polygone vocalique, avec la fermeture des o – le meubilier, le peulitique -, l’ouverture du a, dit postérieur – les potes (pâtes), les goths (gars)- et puis la palatalisation systématique des dentales – voit(y)ure, qu(y)atre, Marc(qy)… Évidemment, nous ne nous entendions pas et c’est la fréquentation de mes petits camarades franciliens qui m’a révélé, par contraste, le parler chantonnant, ingénu qui était de toute éternité le mien.
Donc, par l’effet de l’éloignement, de l’isolement, du patois, de la médiocrité du sol, qui n’était pas porteur de rente et ne permettait pas de financer les services des écrivains, des penseurs, des poètes qui nous auraient expliqué quels nous étions, quoi que nous fussions, des artistes qui auraient peint, sculpté dans le marbre ou coulé dans le bronze nos gestes et nos visages, nous ne savions que dire, que penser de nous-mêmes ni de rien. Nos essais, en pareille matière, étaient discrédités a priori par la version savante, légitime, officielle, écrasante, démoralisante de la réalité, de la vie dont le foyer se trouvait à cent vingt lieues de distance, à Paris.
On ne fait jamais qu’intérioriser l’extérieur. J’ai une anecdote, à ce sujet. C’est au pensionnat, à Limoges, en juin, le soir. Les taupins ont passé leurs concours et disparu dans la nature. Nous restons une poignée d’hypokhâgneux à faire nos ablutions dans une grande salle d’eau, sous la surveillance bénigne d’un maître d’internat. Il peut avoir six ou sept ans de plus que nous et nous demande, comme ça, ce que nous allons faire à la rentrée prochaine. Il n’y a pas de khâgne, à Limoges – cent mille habitants à tout casser, les arts traditionnels du feu, une usine de camions qui vient de s’installer et c’est à peu près tout. Les uns vont s’inscrire en droit, d’autres continuer au Collège littéraire universitaire mais c’est Poitiers, à cent cinquante kilomètres de là, qui a la collation des grades et nous allons y passer l’oral de l’examen de première année, le principe de l’équivalence n’étant pas encore admis. D’autres encore, dont je suis, se demandent anxieusement. Tout me reste, le bon soir qui s’attarde, la chaleur soudaine, l’adorable parfum des tilleuls, sous les fenêtres ouvertes, l’atmosphère détendue, après l’âpre hiver, la réclusion studieuse entre quatre murs de granit gris. C’est alors que le maître d’internat nous signale – nous l’ignorions - qu’il existe une deuxième année. Elle prépare aux Écoles normales. Un gars de la Creuse : « On en a une, à Guéret ». « C’est à Paris », reprend le maître, qui ajoute, rêveusement, que c’est là-bas qu’on peut savoir ce dont on chercherait en vain l’explication ici. J’ai la figure pleine de savon lorsque quelqu’un demande combien il y a de places. « Cinquante ». Et c’est là que je veux en venir. Nous avons ri, tous, de ce rire particulier, désarmé, triste, d’autodérision, de qui se sait inégal, indigne, exclu depuis toujours et à jamais du moindre accès à une sorte quelconque de bien, de statut, d’endroit. Rien n’a bougé, dans le paysage, depuis 1532.
Le lendemain, à la première heure, je toque à la porte du secrétariat du proviseur pour demander un formulaire d’inscription en deuxième année dans la ville la plus proche du point de ma naissance, et ce sera Bordeaux. Où la première chose que j’ai entendue était qu’il valait mieux ne pas compter intégrer parce que les élèves des lycées parisiens exerçaient leur naturel droit de préemption sur les postes mis au concours, ce que Montaigne, enfant du cru, a noté, lui aussi, dès la Renaissance : « Ils savent. Ils sont puissants. Ils gouvernent le monde ». Et, de fait, lorsque je suis monté passer l’oral, l’imposante phalange des admissibles d’Henri-IV, de Louis-le-Grand, de Condorcet… n’a pas fait mince impression aux rares survivants que nous étions des prépas de province. Ils se connaissaient, se retrouvaient naturellement là, pas autrement intimidés ni surpris, parlaient haut, tenaient l’affaire faite. Ceci, encore. Je n’aurai guère l’occasion de les fréquenter pendant les cinq années que durera ma scolarité, sinon aux cours. Ils vivent chez leurs parents ou dans un appartement parisien tandis que les lointains provinciaux, dont je suis, resteront jusqu’au bout des piliers d’internat.
Le mot, toutefois, a subitement perdu les sombres connotations, comme on disait à l’époque, dont il était jusqu’alors chargé. Dans le désordre, parce que c’est ainsi que les choses sont arrivées et qu’il n’ajoutait pas peu à leur force renversante, à leur saveur intense, à la vertu révélatrice, libératrice que je leur ai trouvées.
Je me suis renseigné sur les usages de la maison. Le réfectoire ouvre à sept heures. A sept heures très précises, je me retrouve donc, mais seul, devant la porte, pour le « petit pot ». Je me demande, une demi-seconde durant, si j’ai bien entendu, appuie sur la poignée – elle joue -, entre et m’assois à la première table, à gauche. Pas une âme, hormis deux « sioux » qui ont tout préparé et attendent, désœuvrés. J’ai avalé mon café et contemple, pensif, la vaste salle où je prendrai, cinq années durant, ma pitance. Un bruit de pas s’éveille enfin dans mon dos. « Chouette, me dis-je, un commensal ». C’est une. Une demoiselle, une robe de chambre négligemment jetée sur sa fine chemise de nuit, s’établit près de moi après m’avoir distraitement salué et entreprend de garnir sa tartine de confiture. Je croyais, dans ma simplicité villageoise, fréquenter un établissement de garçons. C’est une jeune personne qui descend déjeuner sans que les sioux ni personne, je suppose, s’en émeuvent, y trouvent à redire. On est encore ou déjà, les deux, à l’extrême fin des années soixante, quand les mœurs héritées de la vieille société rurale, patriarcale craquent de partout mais qu’il en reste ici et là de grands pans debout. Il n’est pas loin de huit heures lorsque, d’un seul coup, il semble qu’un troupeau de buffles conflue de partout vers le réfectoire. Les tables se remplissent instantanément sous l’œil attentif d’un sioux qui tient l’autre fixé sur l’horloge, au-dessus de la porte de communication avec les cuisines. A huit heures juste, il ne servira plus, ce qui n’empêche pas les habitués de chercher à le circonvenir, à le fléchir ou alors à faire le tour des tables qu’ont déjà quittées leurs occupants et de récupérer ce qu’il reste de café, de thé, de pain pour leur petit-déjeuner.
Jamais je n’ai connu ni ne goûterai plus liberté comparable à celle qui nous a été brusquement accordée, à vingt ans. On peut entrer et sortir à volonté, assister ou non aux cours, s’absenter le temps qu’on veut sans préavis ni justification, recevoir qui nous plait – « Fay ce que vouldras ». Là-dessus, on est payé, logé, nourri, blanchi. On cotise – mais qui s’en inquiète, y songe seulement ?- pour la retraite. Nous aurons toujours vingt ans.
Avec ces commodités incroyables, ces licences infinies, on ne fait rien d’autre, pour la plupart, que ce pourquoi on est venu, étudier du matin au soir avec, aux mains, sous les yeux – c’est un escholier lymozin qui parle comme, dans Tartuffe, un scélérat - des livres actuels, tout neufs, qui exhalent, quand on les ouvre, un frais parfum d’amande de colle neuve, d’encre fraîche. Mes lectures, jusqu’alors, accusaient, comme tout, la persistance, sur la périphérie, du passé. Elles étaient homogènes à la petite exploitation agricole en faire-valoir direct sur les moins bonnes terres de l’économie politique, à l’usage de l’occitan, à l’enseignement primaire comme horizon de la scolarité, à la torpeur des sous-préfectures. Nous ne bougions pas et le monde extérieur, c’est-à-dire l’âge ultérieur, s’arrêtaient à la frontière du canton.
C’est pourquoi, tout le temps que j’ai passé à l’École et encore après, j’ai laissé quelque chose comme 80 % de mon salaire – 1050 francs en 1969 - dans les librairies de Paris. Les livres sortaient des presses et semblaient tièdes lorsqu’on les tirait de leur rayon ou les prenait sur la pile. Un détail me reste. Je n’étais pas encore majeur et ne pouvais donc signer de chèques lorsque j’allais récupérer la commande que j’avais passée à la petite librairie de la rue Malebranche qui pratiquait un rabais de 20 % sur les achats. Il me fallait donc passer d’abord à la banque, où l’on me remettait, l’air un peu soupçonneux, deux grosses coupures de cinq cents francs (cinquante mille anciens francs) que je laissais, l’instant d’après, sur le comptoir du libraire. Je n’ai jamais éprouvé le moindre scrupule à me ruiner de la sorte si, à ce prix, je pouvais me procurer ces biens immatériels mais on ne peut plus réels après lesquels, seulement, selon le bon La Bruyère, « viennent les diamants et les perles » : des idées assorties à ce qui se passe vraiment, au présent. Je lisais pour moi, pour aujourd’hui mais pour hier, aussi, pour ceux qui s’étaient trouvés empêchés de le faire, patoisants, illettrés, pauvres et, bien sûr, pour demain.
Ce n’est pas tout. De même que l’on continue, en prépa, à pratiquer toutes les matières au lieu de se spécialiser, l’École accueille non seulement des littéraires de toutes les disciplines mais aussi les scientifiques qu’on a côtoyés au lycée, en taupe.
Si rien n’est préjudiciable à chacun de ses secteurs comme la division du travail intellectuel, alors la première vertu ou la deuxième ou la troisième de l’École aura été de nous obliger à, de nous permettre de découvrir la négation consubstantielle à toute détermination. J’étais entré en lettres et ce que cette partie peut avoir de fermé, de formel, de futile comme, au demeurant, certaine littérature pure, expérimentale ou académique, on ne pouvait plus l’ignorer lorsqu’on parlait avec de petits camarades historiens, philosophes. La perspective s’élargissait, l’ordre et la nature des faits changeaient. Il y a deux manières d’être sot, selon Montesquieu, qui sont de donner de l’importance à ce qui en est dépourvu et de la refuser à ce qui en a. Si j’ai dépouillé un peu de la simplicité du bizuth que je fus, j’en suis redevable à des condisciples qui ont attiré mon attention sur des faits auxquels, sans eux, je n’aurais jamais fait réflexion.
Les rapports avec les scientifiques avaient un caractère plus platonique pour une raison de fond qui est qu’ils s’appliquaient à établir les lois inhumaines, nouménales de la nature quand, pour parler le langage de la philosophie, nous étions tournés vers « le monde effectivement éprouvé ». Mais, et c’est pourquoi ce fut un moment unique dans l’histoire des ENS, on était au lendemain de 1968. Le grand vent qui avait soufflé sur le pays, l’année précédente, n’était pas encore retombé. Les esprits restaient agités, impatients, irritables, politisés. Une part importante des élèves, des enseignants, aussi, militaient sous la bannière de l’une des formations de gauche qui se disputaient la conduite du mouvement. Tout le spectre de l’opposition s’étalait au grand jour, PSU, sectes gauchistes, maoïste (les Chinois), trotskiste et, bien sûr, le PCF pour lequel Jacques Duclos avait mené brillamment campagne aux récentes élections présidentielles. Qui se rappelle encore le mot qu’il avait eu pour qualifier ses principaux adversaires, Georges Pompidou et Alain Poher –« C’est bonnet blanc et blanc bonnet » ?
C’est à l’occasion de réunions politiques, dans une atmosphère de copinage enfumée, que je prends langue avec les scientifiques, les Parisiens, aussi, et encore ces internes venus des confins opposés du pays, avec lesquels, de prime abord, je n’ai pas eu plus de rapports que si les cinq cents ou les mille kilomètres dont nous étions séparés, à l’origine, exerçaient toujours leur tyrannie, celle de la distance, dans l’étroite enceinte de l’École.
Ils ont complété, à leur façon, les vigoureux enseignements que j’avais reçus des philosophes, des historiens, posé la lutte des classes comme principe moteur de toutes choses, y compris des formes les plus élaborées, les plus éthérées de l’expression et je m’en souviens encore.
Nulles perspective, pensée, promesse ne passeront jamais celles de disposer, soudain, de cinq années pour s’affranchir de ce que nous avaient faits nos ascendants, notre petite patrie, la distribution inégale, l’histoire, rien de moins. Travailler sans relâche ni cesse était une fête, une fête que les entretiens passionnés dont nos studieuses journées étaient entrelardées, au pot, généralement, et parfois après. Je donnerais tout pour recommencer mais c’est ce qui, paraît-il, nous est refusé.
Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2019, n°2 .