Hors les murs
« Cette École sera ce que vous en ferez ! » En ce début d’année universitaire 2009-2010 qui allait voir la « fusion » des deux ENS lyonnaises, cette phrase d’Olivier Faron (80 L SC) – alors encore directeur de l’ENS LSH – est peut-être celle qui a le plus résonné dans les couloirs. Ce message un peu surprenant a souvent fait sourire, tant il tranchait avec les autres discours de l’institution nous invitant à enchaîner master, concours de l’enseignement, doctorat et recherche. Reste que la formule, qui invitait à l’initiative et à la transformation des us et coutumes, gardait une part de réalité. Pour l’étudiant en géographie se destinant au journalisme que j’étais il y a dix ans, cela s’est notamment traduit par la création de trENSistor, la radio étudiante de l’École. Lancée par une joyeuse équipe de « lettreux » quelques semaines avant le rapprochement officiel des deux Écoles, elle accueillit à bras ouverts les « scienteux » intéressés. Des émissions comme « E=NS », co-animée par Sophie Hulot (2009 L SH, histoire) et Antoine Bérut (2008 S LY, physique), en sont l’exemple. La « fusion » inaugura aussi un diplôme de l’ENS qui incitait aux parcours pluridisciplinaires, et qui me permit notamment de suivre quelques cours de sciences… politiques. Elle occasionna aussi des changements « culturels » en donnant aux littéraires l’occasion de participer aux soirées organisées dans le foyer de l’ENS Sciences, aux mœurs estudiantines plus (trop ?) festives que les leurs. En effet, un BDE unique fut mis en place et partagea ses activités entre les deux sites.
Bref, la formule optimiste d’Olivier Faron était plutôt une bonne nouvelle de plus en ce début de scolarité. La principale restait le traitement promis aux fonctionnaires stagiaires : tremplin pour l’émancipation d’un jeune adulte et assurance de bonnes conditions matérielles pour se consacrer aux études, une situation dont on oublie un peu vite qu’elle est une exception, en partie due à un heureux coup du sort (c’est toujours le cas quand un recrutement offre très peu de places pour un très grand nombre de candidats compétents). Bien que ce ne soit pas vraiment l’air du temps, on se prend à rêver que l’exception devienne la règle pour tous les étudiants de France, comme antidote à la précarité.
En dépit des critiques entendues dans les couloirs de l’ENS et malgré les craintes exprimées par les syndicats sur les conséquences du rapprochement des deux établissements (difficiles à appréhender pour un nouveau venu), je garde donc surtout des souvenirs positifs et joyeux de cette arrivée à Lyon : le flot des félicitations et des discours flatteurs (parfois bien excessifs), la vie de colocation dans la résidence Bonnamour (bien plus agréable que les logements des élèves de l’ENS Sciences à cette époque), l’ambiance festive qui faisait oublier les difficultés de trois années de classes préparatoires, des amitiés qui déjà se dessinaient (et dont l’avenir confirmera la solidité), une relation bien plus qu’amicale (et dont l’avenir confirmera la solidité), des stages de terrain organisés sous le haut patronage des géographes Chantal Gillette et Emmanuelle Bonerandi, les premiers enregistrements radiophoniques dans un studio professionnel, grâce à la dynamique équipe de trENSistor et à l’ingénieur du son Xavier Comméat…
Au fil de ma scolarité, ces points forts se sont souvent confirmés. Côté études, je pense à l’investissement de certains enseignants-chercheurs à des moments-clés, notamment celui de Julie Le Gall (2001 L SH) et Camille Hochedez (2002 L SH) lorsqu’il fallut préparer l’agrégation. Côté engagements, la radio a vite su trouver sa place et existe encore dix ans après sa création. On y entend régulièrement de réjouissants essais de reportages en terrain lyonnais. Les possibilités de stages, aussi, font partie des précieux soutiens qui ont permis de préparer la suite.
Mais pour être tout à fait juste, il faut aussi évoquer la division entre « normaliens » et « auditeurs » qui se trouvait parfois inutilement soulignée, de même que la progressive prise de conscience d’un entre-soi. En 2009, Gerland était un quartier assez populaire pas autant aménagé qu’aujourd’hui, et dans lequel les friches industrielles étaient très nombreuses. Dans ce contexte, les équipements de l’ENS LSH – tennis, jardins, salle de bibliothèque réservée – ressemblaient farouchement à une enclave dont nous peinions souvent à sortir, malgré l’existence de projets importants comme le tutorat « Trait d’Union Multicampus-Multiquartiers » encadré par Ghezlane Bouchtchich et Wafaâ Fawzi. Depuis notre position d’étudiants, sans doute aurions-nous pu faire plus et mieux dans nos investissements associatifs pour ouvrir les portes, accueillir nos voisins, participer à la vie des associations ou des institutions locales, et s’ancrer plus dans la vie lyonnaise. Peut-être l’École aurait-elle pu nous y aider. Je crois savoir que, depuis dix ans, de l’eau a coulé sous le pont Raymond-Barre (pas encore là à l’époque !) : j’espère que les liens avec le musée des Confluences, les projets qui lient plusieurs disciplines, plusieurs institutions et plusieurs publics comme l’École urbaine de Lyon (EUL) que je connais bien, offrent aux nouveaux élèves un champ des possibles plus immédiatement accessible.
Cette période lyonnaise fut belle, comme le montrent aujourd’hui les discussions nostalgiques entre vieux camarades. Les souvenirs qui s’y échangent sont vieux d’à peine une décennie. Cela ne fait pas si longtemps, mais tout ce que ces quatre années ont déclenché de projets et d’opportunités les rend assez lointains. Ils refont surface lorsque je passe par Lyon et que j’ai l’occasion de faire un tour du côté de l’ENS, toujours persuadé que je croiserai un visage familier. Dernier exemple en date, la joyeuse rencontre avec la relève de trENSistor fin 2019 qui m’a donné un petit coup de vieux mais aussi une grande joie… Jusqu’à me faire regretter que les échanges avec l’École se réduisent généralement, une fois parti, au froid courrier de suivi de l’engagement décennal. Or, à l’heure où les contrats doctoraux se font rares dans le monde de la recherche, où les postes à l’université suivent la même pente, où certains élèves aspirent à d’autres carrières que celle d’enseignant-chercheur, où il importe de montrer à la société l’importance de l’enseignement et de la recherche, où il faut mobiliser toutes les énergies pour soutenir les universités, les étudiants, les élèves du primaire et du secondaire, les chercheurs en difficulté, il importe de se réunir, d’échanger nos connaissances, nos savoir-faire et nos projets, et donc de faire rayonner loin de l’ENS et avec d’autres ce que nous avons eu la chance d’y recevoir. Aujourd’hui encore, hors les murs, cette École sera ce que nous en ferons. Notre société aussi.
Thibaut SARDIER (2009 L SH),
10 novembre 2020
Pour citer ce texte : Thibaut SARDIER, Hors les murs, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2, 2020, p. 61-62. |