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Le jardin de tous les possibles


« Quel bonheur et quel privilège de fréquenter une école où le campus n'est pas fait de l'inévitable pelouse pelée à ray grass, le chiendent à tout faire, degré zéro de la créativité et de la biodiversité floristique et visuelle, mais une sorte de méta-organisme vivant, changeant, vibrant, fleurissant au gré des jours et des saisons. Le jardin de l'École normale supérieure de Lyon se traverse quotidiennement pour aller des salles de cours, des laboratoires de recherche, des locaux de l'administration au restaurant, à la bibliothèque, au court de tennis, aux résidences des élèves. Cœur d'un dispositif spatial, objet à voir, il est aussi une structure à comprendre et à vivre, un objet d’étude et de recherche. » (d’après Le Juste jardin, Paul Arnould, David Gauthier, Yves-François Le Lay et Michel Salmeron, ENS LSH, ENS Éditions, 2012).

Fig. 1. Plan d’ensemble du jardin de l’ENS LSH (Hervé Parmentier et Patrick Gilbert, mai 2008, UMR 5600, EVS, Environnement Ville Société).

Fig. 2 et 3. Terre nue et premiers arbres dans le jardin vu de la bibliothèque



A l’endroit du jardin (fig. 1) en 2000, se trouvait un chantier ayant l’allure, après la pluie, d’un véritable cloaque (fig. 2 et 3). Ce bourbier, défoncé par les engins de chantiers, aux sols compactés, parsemés de gravats, résultait de deux ans de travaux de construction sans aucun souci du capital sol, eau ou vivant. Urbaniser c’est encore presque toujours nier l’écosystème ou tout du moins s’en abstraire le plus possible. Toujours en imagination avant le top départ, la tabula rasa précédant la construction des bâtiments et la mise en œuvre du jardin à l’emplacement des 5 hectares affectés à un nouvel usage se trouvaient une usine et une station-service. La station-service avait occasionné des pollutions du sol en hydrocarbures provenant de fuites des cuves nécessitant d’importants surcoûts pour des travaux de dépollution. De l’usine Mure il ne reste qu’un film pensé par des élèves historiens de l’ENS et une œuvre d’art, en métal, symbolisant ce passé industriel révolu. Le tissu urbain peut être remodelé en l’espace de quelques années.

La nouvelle ENS construite sur les bords du Rhône devait être une sorte de « cloître républicain ». La fermeture n’est que partielle. Elle concerne l’accès des hommes mais les grilles ne sauraient contenir le vent et les oiseaux notamment grands transporteurs de graines et de semences. Si le concept de cloître est une des clés de compréhension de la logique spatiale de l’agencement des bâtiments de l’ENS (fig. 1), il est contredit par la volonté de Gilles Clément et de Geoffroy de Chaumes de constituer le jardin en symbole du métissage des formes et des provenances. La liste des plantes devant composer la biodiversité choisie du jardin révèle sans équivoque ce parti pris de l’ouverture, de la mondialisation, du mixage comme principes forts. Les noms d’espèces sélectionnées en témoignent sans ambiguïté telles Prunus lusitanica, Cercidiphyllum japonicum, Miscanthus sinensis, Amelanchia canadensis, etc. Les formes choisies d’arbres, d’arbustes, de prairie et de gazon, de bambous en portent également le témoignage. Les suggestions de taille (cépée, tige, touffe, libre…) viennent compléter ce cahier des charges initial ouvrant sur de multiples possibles (fig. 6, 7, 9). Les suggestions de plantations sont strictes en apparence. Elles sont en fait marquées du sceau de la diversité des choix. Derrière les suggestions de départ se profile une infinité de potentialités faisant la part belle au libre choix des jardiniers, dont Michel Salmeron, le jardinier en chef de l’ENS. La biodiversité créée se veut ouverte. Le jardin va se décliner en une dizaine de sous-jardins (fig.1, 6, 7, 9) où le choc des choix du naturaliste paysager interférera avec des interprétations intellectuelles qui pourront jouer moins comme une contrainte que comme un appel à la diversité des regards et des adaptations.

Au fil des ans, les jardiniers ont pris conscience de l’absence d’un lieu humide susceptible d’ajouter un type de milieu supplémentaire, par exemple autour d’une mare où se développerait une flore hygrophile. Ils décidèrent de commencer à creuser (fig. 10) dans un des endroits où le tassement provoqué par les engins de chantier et sans doute la présence d’une lentille argileuse avait provoqué la formation d’une nappe phréatique perchée, une petite dépression de quelques dizaines de centimètres de profondeur. Très vite ce minichantier fut bloqué par l’administration et les services de sécurité de l’ENS.

Quels étaient les motifs de suspension de ce chantier en apparence anodin ? Les trois principaux registres argumentaires évoqués pour ne pas réaliser la mare traduisent de façon exemplaire les dérives du principe de précaution. Le premier argument faisait allusion au danger de créer un lieu susceptible de permettre la reproduction de moustiques capables de propager le paludisme, le chikungunya ou d’autres maladies tropicales dont les moustiques anophèles et les Aedes sont les vecteurs. On évoqua aussi la venue d’escadrilles de volatiles, canards et autres migrateurs porteurs du virus de la grippe aviaire. Le dernier registre motivant l’interruption des travaux évoquait les risques de noyade des étudiants éméchés les soirs de fêtes données dans l’École. C’était prêter une capacité de nuisance forte à quelques mètres carrés de plan d’eau. La mare existe néanmoins bel et bien (fig. 10).

Le souci de proposer un jardin décliné en diverses catégories sur un si petit espace est le symbole d’une diversité des choix intellectuels du concepteur, Gilles Clément. Ce primat apparent du concept va faire bon ménage avec le développement d’une biodiversité mi-imposée mi-spontanée. Le résultat incontestable de la création de cet îlot de nature est objectivé par des chiffres simples. D’un peu plus de 200 espèces dans le projet initial le stock floristique approche désormais les 600 espèces en un pas de temps réduit[1]. Le modèle de la biogéographie insulaire peut s’appliquer aussi dans les îles de nature en ville comme la colonisation des terres nues du Krakatoa après son éruption (E. Boutefeu). La biodiversité peut s’enrichir de centaines d’espèces en un laps de temps inférieur à la décennie.

La cicatrisation du vivant et la recréation d’une île de nature se fait également à des pas de temps relativement courts et à des vitesses qui étonnent. Cicatrisation, installation de nouvelles espèces, mise en place de groupements végétaux mi-contrôlés mi-spontanés sont une des caractéristiques de cette curieuse biodiversité urbaine, hybride de contrainte et de liberté.

Comment juxtaposer biodiversité domestique et biodiversité semi-spontanée ? La création d’un jardin des épices et de jardins à vocation alimentaire suivis par les étudiants au travers d’une association joliment appelée « ENgraineS » témoigne de cette cohabitation classique dans la ville de plusieurs biodiversités : « la sauvage » installée spontanément par les apports du vent, des insectes, des oiseaux, de la pluie parfois, l’esthétique avec des plantes à but ornemental choisies par le jardinier pour leur forme, leur feuillage, leur floraison et l’alimentaire avec des plantes nourricières, aromatiques souvent comme le thym, le romarin, la sauge, le basilic, mais aussi les grandes classiques que sont pommes de terre, carottes, navets, choux, tomates, poireaux, oignons…

La création de deux jardins potagers (fig. 11) vient compléter la gamme des jardins de l’ENS. Cette cohabitation peut apparaître à certains esprits chagrins comme une volonté de gadget, de tout faire. La présence de ces autres logiques traduit en fait la coexistence possible dans des « mouchoirs de poche » d’espaces verts de systèmes biologiques allant du pseudo-naturel à des degrés de haute artificialisation avec plantations annuelles, bêchage, sarclage, buttage, taille… (fig. 7, 8, 9, 13). Seuls les traitements phytosanitaires avec des produits en -cides, herbicides, pesticides, insecticides sont bannis comme le prône Gilles Clément. Le matériel des jardiniers professionnels et amateurs privilégie les outils traditionnels, la bêche, le râteau, le sécateur… l’huile de coude plus que l’huile de moteur et de vidange.

Nous refusons de nous ranger systématiquement dans le camp des anti-invasives. Tout comme nous avions osé écrire « Pitié pour les résineux », « Vive les incendies » ou « Et si la tempête avait du bon » ou encore « Halte aux indicateurs », nous proposons à propos de biodiversité de lancer le même type de discours de remise en question pour permettre un débat moins à charge, « Laisser venir et vivre les invasives ». La présence de la berce du Caucase (fig. 8) symbolise dans le jardin ce rapport possible avec une invasive. Il est vrai que lutter contre une plante invasive suppose une bonne connaissance de son écologie, sa pathologie, sa reproduction, son histoire, ses stratégies. Ces connaissances diversifiées sont délicates à obtenir. Être ensuite capable de proposer une stratégie autre que celle de l’éradication systématique suppose des efforts intellectuels, pratiques, techniques et financiers associés.

Tout comme le parc de Fontenay-aux-Roses permettait des sorties du monde confiné de la salle de cours, pour se confronter à la diversité du vivant, grâce à son capital d’arbres venus d’ailleurs (séquoia, gingko, cyprès chauves, ifs), le jardin de l’ENS de Lyon a servi des années durant à des séances de prise de contact avec un milieu forestier « en herbe ». Cet apprentissage se plaçait dans le cadre d’un module du master en réseau ST DD AD (Systèmes territoriaux, Développement durable, Aide à la décision) intitulé « Forêt des villes, forêt des champs ». Il complétait des sorties au parc de la Tête d’Or, de Miribel Jonage, de la Feyssine, etc. Il permettait aux étudiants, suivant leur sensibilité, non seulement de proposer des solutions d’aménagement fondées sur la biodiversité, les aspects paysagers, les enjeux économiques, les atouts et les contraintes de sa fréquentation quotidienne par des centaines d’étudiants, d’enseignants-chercheurs et de personnels administratifs (fig. 4, 5), mais surtout sur la prise en compte de façon systémique de l’ensemble de ces approches.

« Jean-Jacques Rousseau » est le nom que plusieurs d'entre nous veulent faire donner au jardin de l'École normale supérieure Lettres et sciences humaines, au cœur de l'actuel « site Descartes » de l'ENS de Lyon et jouxtant la grande « Bibliothèque Diderot de Lyon ». Rousseau le botaniste illustre bien les idées de mouvement et de liberté chères à Gilles Clément.

Paul ARNOULD (65 L SC), assistant puis maître-assistant à l’ENS de Saint-Cloud (1970-1995),
professeur à l’ENS de Lyon (2000-2014), directeur de l’UMR 5600 Environnement Ville Société,
professeur émérite depuis 2014, octobre 2020

Merci à Christine de Buzon qui a extrait la substantifique moelle de certains de mes écrits, tâche toujours ingrate, ainsi que pour ses propositions d'illustrations mises en page par Danielle Roger. La majorité des photos sont de Michel Salmeron.

Voir aussi l’article de Paul Arnould, « Un jardin dans la ville. Quelle biodiversité urbaine pour demain ? L’exemple du jardin de Gilles Clément à l’ENS de Lyon », Territoire en mouvement, n°12, 2012, p. 18-29. Consultable sur https://journals.openedition.org/tem/1436

[1]Emmanuel Boutefeu, « Gestion différenciée : l’exemple du jardin de l’ENS », Techni.Cités, n° 148, p. 36-37. Voir aussi Emmanuel Boutefeu, Composer avec la nature en ville, Paris, CERTU, 2001.


Fig. 4. La méridienne verte, avril 2005 ; à droite, l’enclos déplaçable des moutons de Soay.

Fig. 5. Septembre 2008.

Fig. 6. Le Jardin de la recherche.

Fig. 7. Le Jardin de la recherche sous la neige

Fig. 8. La berce du Caucase, "invasive", symbole du jardin planétaire cher à Gilles Clément.


Fig. 9. Le Jardin des formes, en contraste de la berce du Caucase.


Fig.10 . La mare dessinée, puis réalisée.


Fig. 11. Jardins potagers étudiants.

Fig. 12. Les moutons de Soay dans l’enclos déplaçable de la prairie.

Fig. 13. Un autre exemple de tonte.





Pour citer ce texte : Paul ARNOUD, Le jardin de tous les possibles, Bulletin de l’association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2, 2020, p. 46-49.