Témoignage de Michel Jamet

Promotion 1967, Lettres, Saint-Cloud


Rue Saint-Guillaume

Ayant laissé par ignorance passer les délais d’inscription en deuxième année, il me fut impossible de m’inscrire à l’Institut d’études politiques à la rentrée qui suivit mon admission à l’ENS en juillet 1967. J’y étais autant conduit par l’ambition paternelle qu’entraîné par mes lectures des ouvrages d’histoire de René Rémond, Michel Winock, Jean Touchard, Christian Ambrosi, Henri Dubief, dont j’avais suivi les cours au lycée Henri-IV. L’IEP, comme le voulait le Projet pour une Faculté libre des sciences politiques[1] rédigé par Émile Boutmy, avait eu l’intention de former les élites qui prépareraient le redressement de la France après la défaite militaire de 1870 et la Commune. « C’est l’université de Berlin qui a triomphé à Sadowa » s’était écrié le fondateur de la Faculté libre des sciences politiques. Il s’agissait, dans son esprit, devant la crise de légitimité des élites qui avaient conduit la France à la défaite militaire et à l’insurrection de la Commune de former de nouvelles élites du mérite et de la compétence qui travailleraient au redressement de la nation. « Libre » dans le choix de ses programmes et de ses enseignements, la « Faculté libre des sciences politiques » innovait en créant des « conférences de méthode ». L’IEP formait, véritable antichambre de l’ENA créée dans l’après-guerre, les futurs serviteurs de l’État qui poursuivaient, parallèlement à celles faites dans les murs de la Fondation, des études de droit ou d’économie à la faculté d’Assas.

Ancien élève d’Ulm, agrégé de lettres et gaulliste de gauche, le secrétaire général, Jean Touchard avait transformé la FNSP en un centre d’enseignement supérieur et de recherche en recrutant des chercheurs, en créant des centres de recherche rattachés au CNRS en 1968 et un Troisième cycle préfiguration des Écoles doctorales à venir. Une réputation flatteuse le précédait. Doté d’une belle stature et d’un grand front dégarni, il m’avait reçu lors de l’entretien d’admission et s’était courtoisement enquis de mes projets d’études. Aisé à articuler, il tenait en quelques mots : ENS, Sciences Po, agrégation, ENA. Une scolarité de deux ans, faite de cours et de conférences de méthode, m’attendait à l’issue de laquelle, une fois obtenu le diplôme de l’IEP, je demanderais à bénéficier d’une année de préparation à l’ENA, auquel, étant pourvu d’une maîtrise, je pouvais me présenter dès l’année du diplôme. J’entrais à l’IEP quelques mois après les événements de Mai dans un climat apaisé, même si les choses demeuraient fragiles. Suite, en effet, au boycott étudiant, les examens avaient été reportés sine die le 11 mai 1968. L’occupation des locaux avait débuté le 14 mai pour durer jusqu’au 26 juin. L’administration avait gagné du temps en négociant et contourné les revendications de cogestion et de « pouvoir étudiant ». Rebaptisée « Institut Lénine », la fondation avait vu ses murs se couvrir d’affiches des Beaux-arts. Le 28 mai, une commission paritaire enseignants-étudiants avait été installée et avait négocié, en trois semaines, deux textes, l’un sur les libertés syndicales et politiques, l’autre sur le statut de la cogestion.

Sitôt franchi l’une des trois portes en arcades de la façade très classique du bâtiment donnant sur la rue Saint-Guillaume, on se trouvait devant un hall, rebaptisé « Hall Che Guevara » en 1968, de dimensions importantes, surnommé à cause de son ameublement et de sa décoration « La Péniche ». Une banquette centrale en ciment recouvert de bois dont les arrondis rappelaient la forme oblongue du hall, un sol carrelé avec de surprenantes vaguelettes Art déco en bordure, de fortes colonnes doriques soutenant par paires un lourd plafond qui laissait passer la lumière zénithale à travers une grande verrière, en étaient les éléments principaux. On s’informait, en lisant les documents collés sur des tableaux noirs, des cours et des examens. La « Péniche » ouvrait en son fond sur un grand amphithéâtre lambrissé qui portait le nom d’Émile Boutmy, fondateur de l’IEP, s’élevait en gradins au-dessus de la tribune professorale et ouvrait par de grandes baies sur les jardins de l’Institut. Très proche par l’aménagement, l’éclairage et l’atmosphère régnante de l’ancienne Bibliothèque nationale, la bibliothèque de l’Institut, créée en 1872, mélangeait harmonieusement horizontales et verticales. Un escalier conduisait aux salles de TD ou de cours. Un autre conduisait sous le hall au gymnase. Avec ses pierres de tailles polies, ses marbres et ses murs revêtus de couleurs claires, l’intérieur du bâtiment était d’un style sévère et raffiné de bon augure.

Un inspecteur des Finances, grand, bien fait, costume trois-pièces, épaisses lunettes, cheveu court grisonnant, caractère affirmé à considérer sa silhouette qui respirait une autorité empreinte de bonnes manières et tempérée de courtoisie envers le beau sexe, présidait la conférence de méthode en deuxième année. François Bernard, jeune maître des requêtes au Conseil d’État, homme de taille moyenne, intelligent et sensible, dirigeait celle de troisième année où nous commentions les arrêts rendus par les tribunaux administratifs. Il fut assez aimable pour me faire visiter le Conseil d’État, lieu discret plus imposant, vu de l’extérieur, que considéré de l’intérieur, à l’espace mesuré et feutré, où aucune fioriture, aucun or superflu, aucune décoration inutile ne détournaient de la tâche à accomplir.

J’abandonnais le plan tripartite qui permet d’examiner une thèse suivie de son antithèse avant de se hisser vers la désirée synthèse pour le plan en deux parties qui n’est nullement fait pour la discussion d’une ou plusieurs thèses ou le questionnement d’un paradoxe, mais est un plan d’exposition qui se situe sur le plan du savoir utile et non de la réflexion. Nous étudions l’anglais en studio équipé avec l’audiovisuel le plus moderne : magnétophone et casque. Ne pratiquant aucun sport, je retrouvais avec plaisir, dans le gymnase situé au sous-sol de l’Institut, mon ancien maître d’armes du lycée Carnot. Je tirais le fleuret avec le petit-fils du colonel Passy qui essaya de me montrer, pour m’entraîner à sa suite, qu’extrême-droite anti-libérale à laquelle il appartenait et extrême-gauche dont je pouvais être un adepte vu la réputation des ENS, se rejoignaient dans la même dénonciation du capitalisme. La Fondation manquant de locaux rue Saint-Guillaume, le cours d’anglais de troisième année se tenait place de Fürstenberg en face de l’atelier de Delacroix. Il était confié à un professeur dont le nom, Mortimer, et l’apparence - pantalon de velours, veste en tweed, pipe au tabac opiacé - s’accordaient entièrement avec l’idée un peu mythique que nous pouvions avoir d’un professeur d’anglais.

Blazer bleu et cravate habillaient dans leur grande majorité les garçons. Cadogan de velours posé sur les cheveux, certaines filles arboraient un petit collier de perles sur le twin-set en cachemire acheté boulevard Saint-Germain aux Laines Écossaises. Nous prenions un café au sortir de la conférence de méthode dans un bar meublé Années soixante avec une explosion de couleurs vives qui faisait (et fait encore avec la même décoration) le coin de la rue Saint-Guillaume et de la rue de Grenelle. On pouvait acheter cravate, chemise, blazer ou veste, toutes les pièces de « l’uniforme » chez Jack Romoli dont la boutique faisait (et fait) toujours le coin de la rue Saint-Guillaume et du boulevard Saint-Germain où l’on trouvait alors aisément à se garer. On déjeunait rituellement en début de mois, quand on était en fonds, rue de Grenelle, à La Petite Chaise (toujours existante), située dans un immeuble qui date de 1610. Un débit de vins protégé par des grilles toujours en place avait précédé, en 1680, la création du restaurant, ce qui faisait de celui-ci le plus vieux restaurant de Paris qui réunissait, dans une salle toute à la fois sobre et élégante, autour d’une chère réputée pour sa finesse, nobles et beaux esprits, ultérieurement remplacés par des générations d’écrivains, d’artistes, d’hommes politiques et de gens de théâtre.

Passionné par l’histoire des idées, je suivis le séminaire de Raoul Girardet, historien des représentations se réclamant de Lévi-Strauss et de Bachelard, intéressé par la stabilité au-delà des événements des systèmes de pensée de gauche et de droite. Je lisais Crozier, sociologue des organisations, concluant dans La Société bloquée à l’impossible réforme de l’État, les ouvrages de Bertrand de Jouvenel, de René Rémond (dont le livre Les droites en France m’avait permis de situer le gaullisme), Galbraith, Lionel Stoléru et les néo-keynésiens. J’avais obtenu deux certificats de licence en philosophie en mai 1967 à la Sorbonne. On prenait des notes sur ses genoux jusque dans l’escalier conduisant aux amphithéâtres où aucune place libre ne se découvrait. Les cours manquaient gravement de cette substance généreuse que nous goûtions au lycée, les professeurs, généralement âgés ou paraissant tels à des jeunes gens pour qui un homme de cinquante ans est un grand vieillard, campaient à distance, avares de leur savoir. La déception était grande au sortir de la khâgne ! On s’entraidait, on se prêtait volontiers les notes, on commençait une conversation que l’on poursuivait place de la Sorbonne à L’Escholier. Heureux temps où le café express coûtait soixante centimes ! On révisait, rue du Cherche-Midi, les pieds nus plongés dans le baquet où se rafraîchissaient les bouteilles de bière. La licence me fut accordée en octobre 68 à Nanterre au vu de mes résultats aux certificats et d’un petit examen supplémentaire (où l’on tâcha de me faire dire que l’économique déterminait en première et dernière instance, alors que je plaidais pour une modeste autonomie des superstructures) qui ressemblait à une formalité, ce que je regrettais, préférant à ce simulacre un examen en bon et due forme, bien préparé et heureusement sanctionné !

J’entamais, en 1968-1969, un double cursus Sciences po/Nanterre l’année de ma maîtrise sous la direction du philosophe Paul Ricœur. Je le vis deux fois, une première pour le choix du sujet, une seconde pour la soutenance. C’était peu, et ce que j’avais lu du phénoménologue et herméneute m’autorisait, croyais-je, à en espérer davantage, n’eussent été les circonstances particulières où il se trouvait. Homme de gauche courageux, il venait d’être élu président du conseil provisoire de gestion de la faculté de lettres de Nanterre alors en proie à une agitation entretenue par les maoïstes. Il fut, en janvier 1970, insulté, molesté et frappé. Une poubelle recouvrira sa tête, toutes offenses qui entraineront sa démission. Je proposais : « Individu et totalité ». « Le sujet est ambitieux me dit-il, mais pourquoi pas ? Essayez. » Ce fut l’occasion de grandes lectures et, plus, dans ses références et sa problématique, un mémoire de sciences politiques qu’un mémoire de philosophie. Sans examen véritablement difficile à préparer et présenter, que ce soit à Nanterre ou rue Saint-Guillaume, ayant toute latitude de lire sans programme imposé les grands œuvres dans le texte et non les extraits ou résumés dont il m’avait fallu me contenter pour aller vite et effacement, investi à Sciences po où je bénéficiais, en culture générale et histoire, d’une réelle avance sur mes camarades juristes ou économistes, occupé à documenter et rédiger ma maîtrise, l’année 1968-1969 fut une belle année dans un timing bien différent de la course à la montre qui avait été le fait de la khâgne.

J’avais, invité à Saint-Clément des Baleines par Bernard Savoy (62 L SC), senti germer en moi une sourde inquiétude et comme un pressentiment. J’avais toujours vécu parmi les livres et les tableaux. La liberté vraie, celle qui procède de l’exercice de la pensée, je l’avais connue au lycée. J’y avais acquis le goût de la recherche et l’envie de disposer suffisamment de moi-même pour employer temps et énergie ainsi disponibles en visites ou en rencontres sans que personne ne songe à m’en demander compte. Mon père se rendait au ministère cinq jours par semaine, et même cinq jours et demi quand j’étais petit. A peine échappé du bureau, il gagnait, le samedi, catalogue sous le bras, l’hiver quand le temps n’était pas au jardin, la salle de vente des Chevau-Légers à Versailles. Il s’occupait, au terme de sa carrière, d’importation et d’exportation des œuvres d’art, occasion pour lui de recevoir ou de fréquenter directeurs de musées, collectionneurs, experts. Il recevait les invitations au vernissage des expositions de la RMN, attention à laquelle il était très sensible. Il avait, de son aveu même, ajouté un piquant de singularité ou d’originalité à son métier en se trouvant entouré, et, comme recherché, par les professionnels gravitant autour de l’art et se trouvait ainsi, aimait-il à rappeler, fils de cheminot et de boursier au collège de Carpentras, introduit au commerce des gens de talent et des grands esprits. Je lui avais rendu visite rue de Rivoli dans le Louvre Napoléon III, puis rue des Dames dans le bel immeuble haussmannien où les appartements avaient été transformés en bureau. Traversant les pièces qui formaient antichambre et étaient occupées par ses collaborateurs, « le bureau » comme il disait en me les présentant, avant de pénétrer dans la large pièce qui lui était réservée et qu’il avait meublée en prélevant dans sa collection tableaux et objets d’art, j’avais senti que j’aurais du mal, vivant le contraire à l’ENS, à limiter ma liberté de mouvement, à voir autrui disposer de mon temps, à travailler dans son immédiate proximité sans cloison délimitant un espace propre et presque privé où l’on n’entrait qu’en toquant à la porte. L’agrégation me parut donc la seule voie possible.

L’ENA mal aimée

Bien que déjà recherchée par quelques-uns dans ma promotion (agrégés devenus énarques comme Georges Chacornac (66 L SC, philosophie), sous-préfet, passé ultérieurement dans le privé), l’ENA était mal considérée à Saint-Cloud. On était consterné, sinon plus, dans cette Grande École massivement orientée à gauche, à l’idée de devoir servir la société de consommation. On ne s’y sentait pas en accord avec l’autorité politique. Trois considérations expliquaient, cependant, une réorientation vers l’ENA : l’absence ressentie à l’École d’intérêt ou de vocation pour l’enseignement, la situation et les conditions de l’enseignement secondaire, les perspectives de carrière jugées insuffisantes, en particulier dans l’enseignement supérieur et la recherche. C’est comme « un détour » vers l’ENA qu’apparaissait, selon le modèle proposé par Pompidou, la scolarité à l’ENS, prélude, après l’inspection des finances, à une carrière politique.

Agrégé au terme de sa troisième année d’École et inscrit en thèse à Nanterre, un de mes condisciples (1971, Lettres classiques) avait été nommé en collège dans le Rhône. Enseignement difficile et sans bonheur pour qui était certain, une fois entré à l’ENS, d’accéder à l’enseignement supérieur, auquel s’ajoutait, pour celui qui regardait vers l’avenir, le fait que les universités avaient, au début des années soixante-dix, fait le plein de jeunes enseignants et que rares seraient donc les postes. Il avait dû à Henri Louette (59 L SC), professeur à l’École, d’apprendre en 1979 qu’il existait un cycle de préparation à l’ENA qui le conduirait en 1980 à Grenoble pour entrer ensuite à l’ENA début 1983. Il y avait constaté, ce que j’avais déjà perçu à l’IEP et qui peut s’écrire ainsi : si l’ENS de Saint-Cloud pouvait être considérée comme l’École du savoir, on entrait à l’ENA pour faire carrière dans le public que l’on quitterait pour « pantoufler » dans le privé, l’argent étant plus recherché encore que le pouvoir ! Chaque École possédant un système de valeurs, et étant à son image, l’ENS de Saint-Cloud bénéficiait d’un corps professoral constitué et permanent. Tel n’était pas le lot de l’ENA qui ne possédait pas de professeurs et où le rang de sortie décidait, très inégalement selon les corps, du destin de chacun, de ses horizons de carrière et de ses revenus futurs. La concurrence n’était pas la règle entre normaliens pour l’obtention de l’agrégation, « concours de sortie » de l’ENS. On n’entrait pas à l’École pour faire une carrière, fût-elle universitaire. Chacun savait en son cœur que ce n’était pas là l’essentiel, s’il y manquait l’œuvre, généralement conçue comme servant à l’augmentation du savoir, bien qu’il ne soit nullement interdit de penser à une œuvre de création originale. Seule, la capacité de faire ou non une œuvre pouvait créer une différence entre les normaliens.

Publier ?

Si le travail était la règle jamais transgressée à l’École, tous avaient à cœur de montrer que le savoir à lui seul ne suffisait pas. Qu’il fallait y introduire du piment et cela d’autant plus ou mieux que la culture ingurgitée était cette culture « bourgeoise », sinon décriée, du moins envisagée sous un angle critique. Il ne suffisait donc pas de savoir, il fallait encore posséder l’art de présenter ses connaissances du manière provocante ou distancée selon l’exemple nord-américain. Il fallait se distinguer, sinon être original, dans la présentation du savoir. C’est sans doute dans le passé de l’École, dans sa sociologie populaire, qu’on doit chercher la cause et l’origine de cette posture distancée à son égard. S’en faire le serviteur candide, c’était un peu, comme Paul Nizan l’écrivit dans Antoine Bloyé, trahir sa classe. On ne devait pas faire acte d’allégeance au savoir ou aux produits de l’esprit, mais toujours s’interroger sur les conditions de leur production. On ne pouvait, donc, transmettre la « culture bourgeoise » sans faire, dans l’acte même de sa transmission, un pas de côté, et c’est à cet acte que l’on reconnaissait la qualité d’une pensée.

Le corps professoral qui, sauf exception, ne publiait pas, mais enseignait remarquablement, n’encourageait pas à se hasarder hors de l’enseignement et ne valorisait pas les publications. A supposer que l’on publie abondamment, on s’exposait à être traité de logographe ! Jean Goldzink (57 L SC), agrégé de Lettres modernes, professeur à l’École, spécialiste du dix-huitième siècle aux nombreuses publications, affirmait au pot de départ à la retraite de Henri Louette, ce qui sonnait encore comme un compliment à une époque où publier était devenu une quasi norme, sans être démenti par son collègue : « Tu n’as rien écrit » avant de célébrer ainsi, en marxiste, dans L’Humanité la mémoire de l’angliciste et professeur à l’École, Jacques Debouzy (49 L SC) : « Comment une culture si prodigieuse… des idées semées à foison ont pu se satisfaire de traductions et de cours, sans jamais viser des satisfactions plus publiques ? C’est ici que se conjuguent traits individuels et tendances historiques. » Fils d’un cordonnier et d’une cafetière de l’Aisne, J. Debouzy (entré à Saint-Cloud en 1949 où il enseigna l’anglais de 1959 à 1990) avait été remarqué par son instituteur et avait effectué « la carrière typique d’un intellectuel issu des milieux populaires ». Appelé « le Bison », J. Debouzy était un personnage haut en couleur, extrêmement chaleureux et présent. Désireux que les élèves s’épanouissent, il ne se lassait pas d’être encourageant. Spécialiste de Balzac, pressé de retourner à ses travaux, Pierre Barbéris (46 L SC), qui fixait, de ses yeux bleus, un point imaginaire au fond de la salle et commençait après avoir jeté un rapide coup d’œil à ses notes, montrait cependant la voie aux littéraires en publiant.

Exemple même du décalage propre à l’ENS, Pierre Bergounioux (69 L SC), contrepoint exact de Maurice Genevoix et bien injustement considéré comme écrivain régionaliste par certains, peut apparaître comme le type même au sens wébérien de ceux qui ont conduit une œuvre de création tout en se consacrant au collège à l’instruction du peuple par fidélité à ce que Félix Pécaut avait fait de l’ENS de Saint-Cloud. Professeur de collège avant d’achever sa carrière en enseignant aux Beaux-Arts l’histoire de la création littéraire, il partage « le refus de grandir » célébré dans les notices nécrologiques comme propre aux anciens normaliens, mais se donne aussi la possibilité matérielle de faire son œuvre. Il se livre, dans ses récits conduits avec une écriture très élaborée qui porte la marque de la lecture de Faulkner, à une introspection « matérialiste » considérant que sont premières les déterminations économiques et sociales. Il y retrace la conversion à laquelle est obligé celui qui s’arrache au terroir : « Il fallait mourir à celui que l’on était, à celui que l’endroit où nous avions grandi avait fait de nous, pour tenter de renaître autre » notait P. Bergounioux. Rejoignant une vocation qui lui avait fait désirer d’entrer à l’ENSBA, il récupère chez les ferrailleurs corréziens, dans les décharges et les vieilles granges les restes de l’ancien monde agricole et industriel qu’il détourne, ré-agence et assemble « empoigné par une fureur métallique » en masques, en animaux et en figures variées.

Autre exemple de semblable dichotomie, les destins des philosophes Bernard Besnier (62 L SC) et Sylvain Auroux (67 L SC). Très savant, Bernard Besnier, assistant à l’École, puis professeur à Lyon, a très peu publié. Doué d’une exceptionnelle puissance de travail, d’une volonté sans faille et d’une générosité peu commune, S. Auroux a réalisé la double vocation du philosophe : faire œuvre conceptuelle et travailler à la construction des lieux où se forme et se transmet le savoir. Entré au CNRS en 1979, il a fondé en France la recherche sur l’histoire et l’épistémologie des sciences du langage et réalisé, dans ce domaine, une œuvre scientifique de grande valeur et internationalement reconnue. Il a publié deux ouvrages majeurs : La philosophie du langage (1996) et La raison, le langage et les normes (1998) Directeur de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud (1995-2005), il en a réussi la délocalisation en région Rhône-Alpes en septembre 2000.

Le parcours des normaliens suivants entrés à l’ENS de Saint-Cloud en philosophie autour de 1968 montre combien était vive et prégnante la volonté de transmette ou d’augmenter le savoir ou encore de faire une œuvre originale en sciences humaines ou politiques.

Louis Pinto (66 L SC), disciple de Pierre Bourdieu, s’est intéressé à la sociologie de la culture et des intellectuels et a publié Les philosophes entre le lycée et l’avant-garde. Lucien Jaume (68 L SC) docteur d’État en sciences politiques, spécialiste du libéralisme politique, enseigne à l’IEP, est directeur de recherche au CNRS et publie de nombreux ouvrages concernant cette idéologie. Un professeur savant servi par une éloquence très classique.

Henri Peña-Ruiz (66 L SC) est, en 1967-68, le secrétaire des étudiants communiste. Il vit en couple à la résidence et prépare l’agrégation avec son amie dès la première année d’ENS. Après son doctorat consacré à La question de la laïcité, il a publié de nombreux ouvrages consacrés à cette question. Resté marxiste, il considère que celui-ci n’est nullement responsable du stalinisme et que ses réalisations historiques ont caricaturé ce que son message pouvait avoir d’émancipateur. Gilles Masure (67 L SC), communiste lui aussi, était un petit homme mince et musclé, qui le suivait comme son ombre, et conservait, toujours militant, avec un mandat de conseiller général, dans un visage inchangé, ses qualités d’intelligence, d’intérêt pour autrui et de bonne humeur. Il a mené jusqu’à sa mort en 2014 une vie remplie de professeur de philosophie et de militant communiste épris de justice sociale.

Spécialiste de philosophie contemporaine, professeur d’université à Lyon, Alain-Marc Rieu (67 L SC) préparait l’agrégation stores baissés, lunettes de soleil sur le nez tout en répétant à ses visiteurs : « Le moins de responsabilités possible ! » Il a publié un Eros philosophe. Rempli d’intelligence et d’humour, toujours empressé et quasi courant, Georges Montcriol (67 L SC) a enseigné en khâgne au lycée Louis-le-Grand et écrit, d’une plume incisive, un décapant petit livre, L’aveuglement féministe. Patrick Malville (69 L SC), professeur de philosophie en CPGE puis en classe préparatoire HEC, s’est penché sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Jean-Pierre Derrien (66 L SC) a enseigné la philosophie en Afrique avant d’entrer à France-Musique en 1975 comme producteur.

Frère cadet du psychanalyste Jacques-Alain Miller, Gérard Miller (68 L SC) a adhéré en 1967 à la Gauche prolétarienne, participé à la Longue Marche dans la Sarthe comme ouvrier agricole, avant d’abandonner en 1972 le militantisme. Auteur d’un double doctorat de philosophie et de science politique, psychanalyste de tendance lacanienne, il a fait une carrière d’écrivain et d’homme des medias. Ethnologue aux nombreuses publications, Marc Abélès (68 Philo) a fait son doctorat d’État sous la direction de Lévi-Strauss et est entré au CNRS où il est devenu directeur de recherche et à l’EHESS où il est directeur d’études. La chaire d’anthropologie des institutions a été créée pour lui.

Pull et chemise grande ouverte, le cheveu descendant sur les sourcils, Alain Finkielkraut (69 Lettres modernes) a suivi à Nanterre le cours de Jankélévitch. Il s’est engagé dans le mouvement de mai 68 aux côtés de maoïstes (UJC ml) avant de rejoindre la « Nouvelle Philosophie » dans les années soixante–dix et de s’opposer au « progressisme ». La publication du Nouveau désordre amoureux écrit avec Pascal Bruckner en 1977 l’a rendu célèbre. Il a pris, concernant Israël des positions controversées. Une brillante carrière l’a conduit de Berkeley à l’École polytechnique où il fut professeur d’histoire des idées avant d’être élu à l’Académie française en 2014.

Daniel Kaisergruber (69 Philo) s’était installé rue Legendre dans un appartement cossu et possédait une belle bibliothèque où il s’excusait presque d’avoir Tel Quel. Très chaleureux, flamboyant, toujours main tendue, prêt à discuter et à argumenter, soignant sa mise, ordinairement vêtu d’un jean, d’une casquette et d’un pull de grosse laine, il souffrait de se trouver empêché d’obtenir l’agrégation à laquelle il pouvait légitiment prétendre. François Dagognet, président du jury d’agrégation, ne lui pardonnait pas d’avoir, en 1970, organisé le boycott de l’agrégation de philosophie. Il avait fondé la revue Dialectique.

Roger-Pol Droit (69 Philo) était un grand garçon, large d’épaule et de haute stature, un homme fin et éminemment courtois, montrant que l’on peut être philosophe et sourire. Il eut, plus tard, un beau visage d’intellectuel, avec large front dégarni et des tempes grisonnantes. Il avait débuté au journal Le Monde encore à l’École et fait, inspiré par Michel Foucault, des recherches sur la représentation de l’Autre dans la pensée occidentale, avant de publier de nombreux livres d’initiation à la philosophie. Il cachait sous son air de faux bourru bienveillant, un appétit débordant pour les textes et les idées, une faim de la vie et un rare goût des autres.

Philippe Nemo (69 Philo), connu au lycée Henri-IV, spécialiste des idées politiques, enseigne à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP) et à HEC et a tenu depuis 1974 sur France-Culture une émission consacrée à la philosophie. Laurent Danon-Boileau, rencontré aussi au lycée Henri-IV (69 Philo), psychanalyste et professeur de linguistique à Paris-V. Olivier Cohen (69 Philo) a travaillé dans l’édition avant de fonder L’Olivier, sa propre maison d’édition qu’il présente comme une petite structure qui publie trente-cinq livres par an. Michel Wasserman (69 Philo) enseigne à l’université de Ritsumeikan à Kyoto (Japon). Spécialiste de l’enfance et de l’éducation, Jean-Noël Luc (69 Histoire) a enseigné l’histoire contemporain à Paris IV-Sorbonne et consacré un ouvrage Des normaliens à l’histoire de l’ENS de Saint-Cloud. Il a aussi réalisé d’importantes recherches et publications sur l’histoire de la gendarmerie nationale. Pierre Guenancia (70 Philo) est un spécialiste de Descartes et un philosophe de la représentation. Paul-Laurent Assoun (70 Philo), philosophe et psychanalyste praticien, auteur de nombreux ouvrages sur le Freud et l’analyse, a dirigé à Paris-VII l’UFR de Sciences humaines et cliniques.

Politique à l’École

Dans cette fin des années soixante dominées à l’École par la rivalité des communistes et des gauchistes qui rendaient quasiment invisibles ceux qui ne militaient pas à l’extrême gauche, il existait, si la gauche démocratique ou modérée semblait inexistante, un petit groupe discret et intelligent de catholiques tendance Esprit ou Témoignage Chrétien dans la sillage du futur cardinal Daniélou, dont les aînés avaient muri à l’ombre de la guerre d’Algérie et s’étaient demandé quelle position ils auraient à prendre en tant que chrétiens s’ils étaient appelés à combattre. L’atmosphère de l’École était demeurée effervescente et tendue un an après les Événements. Le SNES tenait régulièrement des assemblées générales où s’affrontaient les diverses tendances Unité et action, École émancipée. La cellule Paul Éluard regroupait plusieurs dizaines d’élèves en majorité littéraires. « Les plus ouverts, m’a dit P. Bergounioux en septembre 2019, les plus soucieux du monde réel, de la vie politique, des scientifiques, participaient aux discussions acharnées qui se prolongeaient jusque tard dans la nuit. C’était l’époque où se préparait l’Union de la Gauche, le Programme commun de gouvernement. On avait raté le Grand soir. Était-ce l’aube d’une espérance ? On l’a cru, un instant. On regardait les Maos – « les Chinetoques » – comme des illuminés pas doux du tout qui entendaient nous mettre tous – je cite Khrouchtchev – à la soupe à l’eau et aux chaussures de paille ».

Des gauchistes hantaient encore les couloirs de Pozzo en septembre 1970, des élèves, des squatters, garçons et filles mêlés. Tout le mur, des portes de la résidence jusqu’à la cabine téléphonique, avait été recouvert d’écrits, de tracts, de pétitions à signer pour demander la grâce des nationalistes basques condamnés à mort pour le meurtre d’un policier par la cour martiale siégeant à Burgos en décembre 1970. Trotskystes et maoïstes du Secours Rouge s’étaient vigoureusement mobilisés en faveur des seize nationalistes basques. Me souvenant de notre séjour familial en Espagne au tout début des années soixante où les restes de la guerre civile étaient encore visibles dans paysages, villes et mentalités, de la froideur de Burgos, première capitale en 1936 du régime franquiste qui donnait en cette année 1970 des signes de décrépitude, où paradaient sur la promenade des gardes civils coiffés d’un casque dont forme et couleur rappelaient celles des troupes hitlériennes, j’avais signé, précédé et suivi par de nombreux camarades, la pétition demandant leur grâce avec indignation et révolte contre cette dictature sanguinaire.

Tous les candidats à l’agrégation de philosophie Paris-région parisienne étaient réunis, en mai 1971, rue de l’Abbé-de l’Épée pour composer. On commençait tout juste à le faire quand nous avions été violemment détournés de la considération du sujet et des premières réflexions par un militant. Jeté devant nous, hirsute, il invitait les petits-bourgeois que nous étions à boycotter un concours qui fournissait à la bourgeoisie des « chiens de garde ». Un chahut monstre s’en était suivi, chacun argumentant de son côté avec son voisin. Après une demi-heure de prises de parole plus ou moins inspirées, de harangues, de cris, d’insultes, « chiens couchés », nous nous étions rassis ! Ceux qui s’étaient levés, réclamant le boycott de l’agrégation, s’étaient remis à composer, voyant qu’ils ne parviendraient pas à rallier une majorité à leurs vues ou étaient sortis définitivement.

Par manque d’une implantation réelle chez les ouvriers, les maoïstes usaient d’une stratégie « militariste » de surenchère permanente avec les agents de maîtrise aux portes de l’usine Renault de Boulogne-Billancourt toute proche de l’École. La Gauche prolétarienne multipliait les agressions contre « la police syndicale » des agents de maîtrise dans « les forteresses ouvrières » qu’elle entendait conquérir. Le militant ouvrier Pierre Overney fut tué en février 1972 par Tramoni, vigile chez Renault, lors d’une action de la Gauche prolétarienne devant l’usine Renault de Boulogne-Billancourt. Inspirés par le philosophe André Glucksman (57 L SC), une partie des maoïstes évoluaient vers le spontanéisme en développant des idées de lutte armée. En septembre 1972 eut lieu l’attentat de Munich lors des Jeux olympiques perpétré par un commando palestinien.

La Gauche prolétarienne, qui a fait le choix de la violence et soutenu les Palestiniens, refusa d’entrer dans la lutte armée. Interrogé sur celle-ci, Tarzan (67 L SC) affirme : « Toute l’extrême gauche européenne pense qu’un jour ou l’autre il devra y avoir la lutte armée. En France il y a au moins nous, la Ligue et certains groupes anars. Mais pour faire la lutte armée, il faut être deux ! En Italie, les gens des BR (pour ne prendre qu’eux) ne commencent à tuer des gens volontairement qu’après la montée de la stratégie de la tension qui commence avec les attentats de décembre 1969 (Piazza Fontana) et ce n’est qu’en 1974, après le énième attentat fasciste (Brescia, piazza della Loggia) qu’ils écrivent que désormais le meurtre devient une façon légitime de mener la lutte politique. En face d’eux, ils ont les fascistes, une partie de l’appareil d’État et les services secrets américains. En France, rien de tel : plus d’Américains puisque de Gaulle est sorti du commandement militaire intégré de l’OTAN, presque plus de fascistes dans l’appareil d’État après la guerre d’Algérie, pas de stratégie de la tension… Donc, ça en reste au niveau d’actions symboliques ou de violence de rue mais « ça ne monte pas » (Courrier personnel adressé à l’auteur de l’article en 2019). Le premier numéro de Libération paraît en avril 1973. La Gauche prolétarienne est dissoute en novembre de cette même année qui voit les ouvriers de l’usine horlogère LIP occuper leur usine menacée de déposer son bilan et poursuivre l’exploitation.

L’agrégation boycottée ou non acquise, mais obtenue plus tard, n’a pas empêché certains gauchistes d’enseigner. Agrégé d’italien, Tarzan, dont le verbe soixante-huitard était aussi sonore qu’était puissante la musculature, a achevé une belle carrière comme professeur d’université à l’ENS de Lyon. Il est l’auteur de travaux reconnus sur la pensée politique florentine à l’époque des guerres d’Italie. Auteur d’un ouvrage paru aux PUF sur la tolérance, Patrick Thierry (67 L SC) a enseigné à l’IUFM de Cergy. Stéphane Douailler (69 L SC) a professé en école normale, en IUFM, puis à l’université de Paris-VIII Vincennes (Centre de recherche sur l’idéologie de la révolte). Il a participé à une recherche à l’INRP sur Les pratiques de l’enseignement philosophique et la politique d’éducation en France avant de publier en collaboration avec Christian Mauve, Georges Navet, Jean-Claude Pompougnac et Patrice Vermeren, professeur de philosophie à l’université Paris-VIII, l’ouvrage dont le titre indique le parti pris critique, La philosophie saisie par l’État (Aubier-Montaigne, 1992). Bernard Esmein (69 L SC) a enseigné en IUFM, puis à l’université de Metz-Nancy avant d’être commissaire de l’exposition des dessins des survivants d’Hiroshima ; Pierre Boismenu (67 L SC), devenu psychanalyste, a publié des ouvrages autour de l’analyse.

Présent et avenir de l’École

La durée de la scolarité avait été portée à quatre ans en 1956 et la préparation à l’agrégation déjà existante et entrée dans les faits, est alors inscrite dans les textes. En 1966, le régime des ENS de Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud est aligné sur celui d’Ulm. Elles peuvent aussi officiellement préparer à l’enseignement supérieur. Ce dont la conséquence est l’apparition, à côté d’une carrière entièrement faite dans le premier degré (PEN, IDEN, DEN : les deux Écoles cessent à la rentrée 1975 de former des inspecteurs primaires) d’une deuxième carrière qui est une carrière dans le secondaire (y compris dans ce « supérieur du secondaire » que sont les CPGE) poursuivie dans l’enseignement supérieur ou la recherche, avec jusqu’au début des années soixante-dix une entrée directe au sortir de l’École dans l’enseignement supérieur. Avec la fin du gaullisme triomphant et les années Pompidou, la réduction des postes à l’agrégation, la fermeture de l’université, le manque de locaux et l’inconfort causé par le doublement du tunnel de l’autoroute, ainsi que les soucis que causaient la délocalisation à venir, on eut le sentiment, parmi ceux qui avaient passé le concours pour enseigner à l’université ou entrer dans la recherche, que commençait une nouvelle ère.

Nous nous regroupions et réunissions par promotion, discipline ou spécialité, affinités politiques (fraternité militante ou affrontements, la politique était autant facteur de dissensions que de cohésion). Sans sous-estimer, l’importance des rituels agrégeant, comme le pôt et les discussions politiques, nous percevions vite qu’existaient derrière les solidarités de fait (et dans certains cas, comme pour les redoubler) que formaient le milieu social d’origine ou la situation géographique du normalien interne ou externe (provincial ou parisien), la discipline (peu de contacts entre scientifiques et littéraires), l’année de scolarité à l’École (nouvel arrivé, agrégatif consumé de travail), de fortes et prégnantes solidarités d’adhésion : politiques, syndicales, religieuses pour ne rien dire de celles, plus ténues, que pouvaient tisser sport, théâtre, sorties et voyages. Faut-il aller jusqu’à dire ou croire, que, si tous se réclamaient de l’École, celle-ci apparaissait comme davantage divisée en chapelles ou groupuscules qu’unie par un ciment commun ? Et, ne former, dans l’esprit des plus déçus, qu’une communauté de fait née des repas pris en commun, de la cohabitation dans une même résidence (transformée aujourd’hui par le CROUS en résidence pour étudiants étrangers), du nombre limité d’étudiants et de la concentration dans un espace réduit des lieux de travail ? Pour n’être finalement, pour certains, dont les scientifiques qui allaient à Jussieu, qu’un dortoir ?

Là-dessus se greffaient rumeurs, espoirs et craintes d’un déménagement ou d’une délocalisation de l’École en province. Les avis étaient partagés et la perplexité dominait. « Oui » et « non » se retrouvaient dans toutes les disciplines, mais les « non » étaient majoritairement le fait des littéraires, l’acceptation réservée ou le « oui » le fait des scientifiques. A côté de ceux qui voulaient ne voir dans les projets de déménagement qu’« un enterrement de première classe résolu et recherché en haut lieu », nombreux étaient les littéraires à insister sur la pauvreté du milieu culturel lyonnais par rapport à Paris et à affirmer que, sans les musées nationaux, les bibliothèques, les théâtres, les cinémas, l’École ne pourrait pas former des professeurs-chercheurs et se réduirait à n’être qu’une préparation de plus à l’agrégation ou une sorte de CPR[2] pour les professeurs du secondaire, faute de se trouver liée aux centres de recherche.

On soulignait aussi qu’on pouvait attendre de semblable délocalisation, supprimant le caractère national de l’École, un tarissement des vocations et une diminution en qualité et en quantité du recrutement qui rendrait impossible la conservation des débouchés antérieurs dans le supérieur et la recherche. Les plus positifs, qui étaient souvent des scientifiques, insistaient sur les conditions matérielles et morales du transfert et affirmaient qu’il devrait se faire dans le cadre d’une décentralisation véritable (et non discriminatoire) et s’accompagner d’un développement des laboratoires, des locaux, de création de postes sans oublier le transfert du CAV et du CREDIF, c’est-à-dire, s’accompagner d’une nette amélioration des conditions de recherche et d’enseignement.

D’autres, sentant la crise que traversait déjà l’École, se demandaient si le transfert ne serait pas l’occasion pour celle-ci de s’interroger sur sa ou ses missions pour se redéfinir, reprendre sa marche en avant sur des bases nouvelles et entrainer derrière elle l’université de Lyon. C’est à la fois à retrouver sa finalité première de formation des maîtres, du primaire au supérieur cette fois, et à préparer à la recherche qu’ils voyaient l’École travailler, tout en conservant avec l’agrégation une formation initiale de haut niveau et en mettant au service de la recherche en pédagogie les nouvelles techniques. On pouvait, à ce prix, s’en sentir solidaire, même si l’on était hostile par principe aux Grandes Écoles qui privent les universités de leurs meilleurs étudiants parce que le recrutement de l’ENS était plus démocratique qu’ailleurs (moyens financiers, effectifs limités, cours en sus de l’université)

Mêmes les plus sourcilleux portaient cependant au crédit de l’École d’avoir ouvert, via l’agrégation, pendant la décade glorieuse 1965-1975, l’enseignement supérieur et la recherche. Il suffisait, pour nous en rendre compte, de nous demander ce que nous aurions fait en cas d’échec au concours. Les normaliens primaires (c’est en 1975 que le dernier entra à l’École) seraient devenus instituteurs. Ceux qui avaient obtenu les IPES et d’autres passés par l’université auraient poursuivi en direction du CAPES et de l’agrégation avec moins de chances de réussir les concours qu’ils n’en auraient eu, normaliens. Le sentiment prédominant était que l’on serait vraisemblablement devenu enseignant, mais sans atteindre le niveau auquel l’ENS permettait de prétendre, ce qui permettait d’en parler aux élèves qui demandaient conseil. La valeur formatrice des années passées en CPGE étant acquise, non seulement pour y entrer, mais pour la préparation des concours ainsi que pour toute la vie professionnelle à leur suite, l’ENS apparaissait encore pour ceux qui désiraient poursuivre jusqu’au professorat, comme le meilleur moyen d’y parvenir.

Cherchions-nous à nous démarquer de l’ENS Ulm ? Nous aurions pu mettre l’accent sur le savoir-faire pédagogique de l’ENS de Saint-Cloud, sur l’existence du CAV et sur la formation continue, mais il nous importait d’abord de devancer les élèves d’Ulm à l’agrégation et de trouver notre place dans l’enseignement supérieur ou la recherche ! Nous considérions généralement que l’École avait apporté aux plus modestes une promotion sociale, accrue encore par la possibilité d’entrer dans l’enseignement supérieur ou la recherche, des études remarquablement organisées, un encadrement attentif et accessible, une excellente formation faisant suite aux méthodes de travail rapide et approfondi acquises en CPGE et le prestige d’un titre qui ouvrait des portes. On portait aussi à son crédit, le fait d’avoir suscité le goût de se renouveler ou de se remettre en question.

Sans doute, certains d’entre nous auraient-ils aimé trouver à l’École l’occasion de sortir du milieu intellectuel où nous vivions, salariés comme nous l’étions pour nous livrer à l’étude, une adolescence prolongée ou de ce qui pouvait apparaître, en dramatisant un peu, comme un ghetto où la compétence théorique suffisait à justifier l’existence personnelle, et la possibilité de rencontrer la « vraie » vie, c’est-à-dire, une ouverture sur le monde, souhait qui n’était cependant pas sans entrer en contradiction avec l’urgence de préparer l’agrégation ! On aurait aussi aimé y trouver, gage de cette ouverture désirée, des séminaires ou des cours sans rapport avec les examens et les concours, mais permettant de participer à la vie culturelle dans ce qu’elle avait de meilleur et de plus « pointu ». Et, aussi, pour ceux à qui pesait le climat d’intolérance politique, le respect d’une véritable liberté de penser. Venaient loin derrière, outre le manque de locaux permettant des activités de groupe (salle de réunion ou de sport), le désir de profiter d’une formation interdisciplinaire ou de cette formation pédagogique qui avait fait l’originalité de Saint-Cloud.

Facing the destiny

Un doute vient : facteur de promotion sociale s’agissant d’une petite minorité de normaliens primaires ou de lycéens d’origine modeste, l’École l’a-t-elle été plus ou autant que les universités et l’École publique généralement prise ? Le projet de l’ENS n'était pas de réaliser la promotion de quelques individus, fussent-ils normaliens primaires, mais l'émancipation du peuple par le savoir, ce à quoi se sont employés les Cloutiers professeurs d'Écoles primaires supérieures et d’Écoles normales. Avec la préparation à l’agrégation « à outrance », devenue l’objectif n°1 de l'École et de sa nouvelle clientèle « bourgeoise », la finalité parut se perdre. La promotion individuelle ou la recherche d'un statut comparable à celui de la famille d'origine l'emporte très largement (souvent pour des recalés à Ulm ou des étudiants sans latin) au point de conduire, si je ne me trompe, à l'oubli de la finalité première reconnue par Félix Pécaut à la nouvelle École normale supérieure du primaire dont l’objectif était d’abord pédagogique. Je salue en Pierre Bergounioux et en tous ceux qui associent dévouement à l’enseignement, publications et talent, leur fidélité à l'esprit premier de Saint-Cloud. Et, c’est un plaisir de citer à l’instant de poser la plume, pour un temps qui laisse de si vifs souvenirs à notre génération et parle encore à nos cadets, ces quelques mots de l’écrivain de Miette : « C’est un moment très singulier, historique, que nous aurons vécu, à vingt ans quand un éventail de possibles s'ouvrait soudain de part et d'autre de ce qui constituait, depuis l'origine, le destin étroit, unique, rectiligne, obligé d'un Cloutier : professeur d'École normale primaire dans l'un des quatre-vingt-dix départements. On visait l'agrégation, on traînait ses grègues rue Saint-Guillaume, aux Hautes Études, aux Langues-Orientales, on songeait froidement à publier, on commençait. Là-dessus, l'atmosphère tendue des rivalités politiques qui divisaient notre infime communauté et qui assombrit quelque peu les souvenirs que j'en garde. Mais elles étaient partie intégrante du grand aggiornamento ».

Michel JAMET (67 L SC), mai 2020


[1] Émile Boutmy, Ernest Vinet, Projet pour une Faculté libre des sciences politiques, Paris, Imprimerie Adolphe Lainé, 1871, 13 p. Disponible sur Gallica : ark:/12148/bpt6k62535q. (Note des éditrices)

[2] Les Centres pédagogiques régionaux, créés en 1952, dispensaient des cours de pédagogie générale et de didactique des disciplines et organisaient les stages dans les établissements des nouveaux titulaires du CAPES et de l’agrégation. (Note des éditrices)


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2020, n°2.