Témoignage d'Augustin Redondo

Promotion 1955, Lettres, Saint-Cloud


Ce texte est issu d’un hommage à Jacques Maurice (1955 L SC) publié dans les Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2, 2015. Augustin Redondo est professeur des universités émérite à l’université de Paris-III Sorbonne Nouvelle ; il a publié, édité ou préfacé une quarantaine d’ouvrages et dirigé le CRES, Centre de recherche sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, qu'il a créé.


J'ai intégré l'École normale supérieure de Saint-Cloud à la rentrée de 1955. Notre promotion de « littéraires » (comme on disait alors) comptait, pour la première fois, trente-six élèves-professeurs – trente les années précédentes – et nous étions quatre hispanisants, ce qui était un nombre important. Trois d'entre nous avaient préparé le concours d'entrée au lycée Chaptal de Paris (Pierre Dupont, Jacques Maurice, Claude Morange) et moi, le quatrième, au lycée Pierre-de-Fermat de Toulouse.

Le brassage des élèves-professeurs était notable, même si certains centres comme Paris, Lyon et Saint-Étienne avaient donné, cette année-là, un groupe fourni de normaliens. La diversification était aussi très large. Non seulement nos camarades étaient originaires des quatre coins de la France, mais, de plus, les ENS de Saint-Cloud, et de Fontenay-aux-Roses, son pendant féminin, avaient une réelle spécificité. Les deux représentaient la voie suivie pour une incontestable promotion sociale puisque dans notre promotion de 1955 la moitié de l'effectif était composée d'anciens élèves-maîtres, issus des Écoles normales primaires, ce qui était mon cas. Ils appartenaient, pour beaucoup d'entre eux, aux couches les moins favorisées du pays (ouvriers, agriculteurs, artisans, petits fonctionnaires, etc.). C'est ce qui se produisait aussi à l'École normale supérieure de l'enseignement technique (ENSET), située à Cachan, et à l'École normale supérieure d'éducation physique (ENSEP) de Joinville. Cela différenciait nettement ces Écoles des ENS d'Ulm (pour les garçons) et de Sèvres (pour les jeunes filles). Les élèves-professeurs de ces deux dernières appartenaient en effet, pour la plupart, à des catégories sociales bien plus privilégiées (moyenne et haute bourgeoisie). Ils avaient suivi les filières nobles, classiques, avec latin et grec, ce qui n'était pas le cas pour beaucoup d'entre nous qui, au départ, avions eu recours à des filières modernes, en principe plus courtes, notamment à travers les cours complémentaires.

Ces caractéristiques, pour ce qui est des ENS de Saint-Cloud et de Fontenay, renvoient à l'histoire de ces deux Écoles qui, jusqu'aux années 1950, formaient presque exclusivement les professeurs des Écoles normales primaires, les Cloutiers de cette époque ne préparant pas officiellement l'agrégation. La véritable révolution, pour ce qui est de la formation des élèves-professeurs concernés, se situe ainsi vers les années 1950 puisque la décision fut prise alors de mettre en place la préparation aux diverses agrégations, ce qui devait changer fondamentalement l'orientation des deux ENS et provoquer une saine émulation entre Ulmiens et Cloutiers lors de ces concours.

Une autre caractéristique, qui différenciait nettement l'ENS de Saint-Cloud de celle du quartier latin, c'était que nous étions dispersés entre plusieurs lieux géographiques, la grande majorité d'entre nous étant logée, en première année, dans un pavillon de cette ville très bourgeoise, rue Gaston Latouche. Nous étions plusieurs par chambre et cette cohabitation créait des liens étroits entre nous et des échanges multiples entre les différents spécialistes (philosophes, historiens, géographes, littéraires et futurs professeurs des diverses langues). Mais nous rencontrions aussi les scientifiques pendant les repas pris en commun dans un autre édifice, situé rue Pozzo di Borgo.

Ces échanges nous ouvraient des perspectives nouvelles, cependant que nous nous retrouvions pour pratiquer des activités sportives, dont le volley-ball, dans le jardin de Latouche, dès que le temps le permettait. Il y a quelques semaines, j'ai retrouvé une photographie où nous sommes sur le toit du pavillon, en train de prendre le soleil, et Jacques Maurice en particulier se trouve parmi nous. En même temps, sans problèmes matériels depuis notre arrivée à l'École – ce qui n'était pas un petit soulagement –, nous participions à l'intense vie culturelle de Paris (fréquentation des théâtres – dont le Théâtre national populaire (TNP) –, de la cinémathèque qui se trouvait alors rue d'Ulm, visite des musées, etc.) et nous étions très réceptifs aux grands débats intellectuels de l'époque, grâce aux journaux et aux revues.

Nous devions suivre les enseignements de licence à l'Institut hispanique de la rue Gay-Lussac et, dans certains cas, à la Sorbonne. À cette époque, les professeurs d'espagnol en titre étaient au nombre de trois, mais rapidement nous n'assistâmes qu'aux cours d'Aristide Rumeau[1]. Ce dernier (ancien élève-maître et ancien Cloutier) savait faire partager sa passion pour les textes sur lesquels il se penchait. Ses cours étaient des modèles de clarté, de progression et de travail dominé et il nous révélait de nouveaux horizons. Il savait ouvrir les textes et les situer dans un contexte historique large, ce qui tranchait sur l'enseignement donné habituellement. Nous étions tous les quatre du même avis et ce n'est pas un hasard si, tous les quatre, nous lui avons demandé de bien vouloir diriger notre maîtrise (avec des sujets qui allaient du XVIe au XIXe siècle).

Parallèlement, nous recevions un enseignement complémentaire à l'ENS. En première année, pendant quelque temps, Joseph Pérez (1952 L SC) fit office de « caïman », auprès de nous quatre, nous entraînant à la traduction et orientant nos lectures. Nous avons eu aussi, pendant quelque temps, des cours de littérature dispensés par Charles-Vincent Aubrun, professeur d'espagnol à la Sorbonne. Après le départ de Joseph Pérez, Roland Labarre (1945 L SC), qui allait enseigner à l'Université de Poitiers puis à celle de Paris-VIII, prit la relève.

Cette première année nous a permis de mieux nous connaître, entre hispanisants, et nous a donné l'occasion de lire et de commenter entre nous toute une série d'ouvrages formateurs, dont ceux qu'avaient publiés les grands hispanistes d'alors : Marcel Bataillon (Erasme et l'Espagne), Fernand Braudel (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II), Jean Sarrailh (L'Espagne éclairée de la seconde moitié du XVIIIe siècle), etc. Je me souviens aussi que la petite mais très suggestive Histoire de l'Espagne de Pierre Vilar (lequel n'avait pas encore fait paraître sa thèse sur la Catalogne) a été pour nous particulièrement éclairante.

À partir de la deuxième année, les Cloutiers qui devaient être professeurs de langues vivantes passaient une année dans le pays qui correspondait à leur spécialité. Pour nous, c'était l'Espagne, toujours sous la botte franquiste. Cette immersion dans le pays voisin n'a fait que nous confirmer dans nos orientations politiques et nous a permis, dans plusieurs cas, de voir se dessiner nos futurs champs de recherche.

Photo prise en novembre 1955 devant le pavillon Gaston Latouche de membres de la promotion 1955. Au premier plan, accroupis, de gauche à droite: Jacques Jarriot, Jean Lacroix, Jean-Jacques Schumacher. -Au deuxième plan, debout, de gauche à dtroite: Gilbert Loehr, Augustin Redondo, Guy Borgnet. (Archives Augustin Redondo)

Après le retour en France et la soutenance de la maîtrise (ou Diplôme d'Études Supérieures, comme l'on disait alors), commençait la préparation à l'agrégation. Pierre Dupont avait déjà passé le concours et était agrégé, cependant que Claude Morange, resté en Espagne, s'y présenterait en 1960. À la rentrée de 1958, il fut décidé qu'Ulmiens et Cloutiers bénéficieraient des cours spécifiques des deux ENS. Jacques Maurice et moi-même, mais aussi André Labertit (1952 L SC), Jean-Claude Chevalier (1954 L SC) et Henri Larose (1956 L SC), qui appartenaient à des promotions antérieures ou postérieures à la nôtre, nous suivîmes à Saint-Cloud l'enseignement de Jacques Rebersat, professeur de khâgne à Louis-le-Grand, ainsi que celui de Maurice Molho, qui faisait cours à la Sorbonne et nous ouvrait des perspectives nouvelles, sur un plan linguistique. Parallèlement, à Ulm, nous fûmes les élèves de Jean Villégier, professeur de khâgne à Henri-iv et futur Inspecteur Général d'Espagnol. C'est ainsi que nous eûmes l'occasion d'établir des liens d'amitié avec deux agrégatifs de cette dernière École, Claude Esteban et Jean-Marc Pelorson.

Ces années d'ENS ont été pour nous fondamentales à plusieurs titres. Non seulement elles nous ont permis d'être mieux formés en tant qu'hispanistes et de jouir de conditions très favorables, matérielles en premier lieu, pour préparer notre avenir professoral, mais en outre, elles ont été décisives pour les orientations de recherche que nous allions adopter. De ce point de vue, l’ENS de Saint-Cloud a été un lieu de rencontre privilégié.

Photo prise en mai-juin 1956 sur le toit du pavillon Gaston Latouche de membres de la promotion 1955. 

Au premier plan, de gauche à droite: Jean-Jacques Schumacher, Pierre Goujon, Augustin Redondo (le coude replié), Jean Lacroix (torse nu). -Au second plan, de gauche à droite: Jean-Pierre Ahon, Jean Brestel, Claude Brahimi (les cheveux à moitié coupés), Gilbert Loehr, Guy Borgnet. Archives Augustin Redondo

Les débats avec nos divers camarades, en particulier avec les historiens, nous ont conduits à donner une part importante à l'histoire dans nos futurs travaux. Nous avons eu la chance d'avoir des échanges nourris avec plusieurs d'entre eux, qui postérieurement seraient très connus, comme Michel Vovelle (1953 L SC) ou Jacques Thobie (1952 L SC), revenus de leur long service militaire, notamment en Algérie, pour préparer l'agrégation, ou encore comme Daniel Roche (1956 L SC) qui, lui, était de la promotion d'après la nôtre.

C'était l'époque de la guerre d'Algérie et nous étions très sensibles à la lutte menée par tout un peuple pour son indépendance. À travers journaux et revues, nous avons assisté avec passion aux grands débats sur ce thème auxquels participaient Sartre, Aron, Camus, Aragon, etc. Il est vrai que nous-mêmes avions des discussions très denses à ce propos. La cellule communiste d'un côté et la section socialiste de l'autre, fort actives, y contribuaient pour une bonne part. Je me souviens qu'à plusieurs reprises nous sommes allés manifester et recueillir des signatures pour la paix en Algérie et nous n'étions pas toujours bien reçus par les bourgeois de Saint-Cloud.

Très majoritairement, en accord avec nos origines sociales et la grande tradition de l'École, les normaliens de Saint-Cloud étaient engagés à gauche, qu'ils fussent militants à l'intérieur d'un parti ou non. A fortiori, était-ce le cas pour nous, les quatre hispanistes de la promotion 1955, qui avions été conduits à réfléchir sur l'histoire de l'Espagne, et notamment sur la guerre civile de 1936-1939, d'autant que nous étions influencés par le marxisme, alors dominant chez nombre d'intellectuels.

L'ENS de Saint-Cloud a été pour nous un véritable creuset où se sont forgées nos orientations fondamentales aussi bien sur un plan culturel et scientifique que sur un plan politique. Aussi, sommes-nous nombreux à exprimer notre attachement à cette École qui nous a tant donné.

Cet attachement commun se teintait de quelque nostalgie, quand nous nous retrouvions, étant donné que l'esprit de notre École avait bien changé : le recrutement des anciens élèves-maîtres s'était tari depuis la disparition des Écoles normales primaires et l'origine sociale des élèves-professeurs était différente, elle aussi, car la nouvelle ENS, implantée à Lyon, répondait à d'autres perspectives et possédait d'autres particularités. Le vecteur de promotion sociale n'est plus ce qu'il a été, cependant que le bouillonnement intellectuel et politique que nous avions connu, à un moment privilégié, certes, n'est plus le même…

30 décembre 2019


La première version de ce texte a été publiée en 2015 : Augustin Redondo, « Jacques Maurice et l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 2, 2015, mis en ligne le 2 mars 2015.

URL : http://journals.openedition.org/ccec/5374

[1] Aristide Rumeau (1904-1993) avait été admis à l’ENS de Saint-Cloud en 1925. Après l’agrégation (1930) il avait orienté ses recherches sur la littérature espagnole du XIXsiècle. (Note des éditrices).


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2020, n°1 .