Témoignage de Henri DENISE
promotion 1944, Sciences, Saint-Cloud

Je lis avec intérêt le Bulletin depuis bien des années. J’y retrouve le souvenir des disparus que j’ai côtoyés à l’École. C’est le cas, dans le dernier (2014/1), pour Pierre Barbéris et Michel Ribon. J’apprécie les récits vivants de ce qu’y était la vie à des époques très différentes. J’avoue être nettement dépassé par le niveau auquel plane l’ÉNS d’aujourd’hui, mais j’en suis heureux pour notre vieille maison ! Toutefois je veux profiter de la demande de la rubrique « Mémoires des ÉNS » pour évoquer la transition entre deux époques de l’École, dont beaucoup, parmi les plus jeunes et même ceux qui le sont un peu moins, n’ont peut-être pas une idée bien nette.

Ceux qui entraient dans les années 40 étaient encore ces « enfants du peuple et choisis dans son élite, parmi les meilleurs, accueillis dans les restes du palais de nos rois pour y recevoir une éducation princière » (allocution de bienvenue du directeur fondateur).

Sur les 15 scientifiques de ma promotion nous étions 14 à sortir des Écoles normales d’instituteurs. Toutefois en 1944, pour la première fois, tous étaient bacheliers, ayant suivi la scolarité secondaire depuis notre accueil, pas toujours bienveillant, en 1940, en classe de seconde de lycée où nous avait conduits la suppression des Écoles normales par Pétain. C’est ainsi qu’un Cloutier entré en 1943, professeur à la Sorbonne, pouvait ne pas être titulaire du baccalauréat.

Pour être admis à préparer Saint-Cloud, il fallait avoir eu une mention Bien ou deux mentions Assez Bien au baccalauréat qui comportait alors deux parties. En 1944, le concours eut lieu en novembre pour l’écrit, en janvier 1945 pour l’oral. La préparation ne durait alors qu’un an mais avec un programme très chargé. Aussi les révisions prolongées pendant l’été 1944 permirent à nombre d’entre nous de réussir du premier coup.

Notre entrée à l’École fut assez folklorique. Le site était surprenant, jouxtant le chantier de l’autoroute de l’ouest, interrompu en 1940, avec son tunnel utilisé par les Allemands pendant toute la guerre. A notre arrivée, en février 1945, nous étions logés dans une annexe sans confort, de l’autre côté du chantier. Ceux d’entre nous appartenant à la classe 43 furent alors mobilisés, à la fin du sursis accordé pour l’année scolaire 1943-44 jusqu’après les concours, ce qui nous évita d’être appelés au service du Travail Obligatoire en Allemagne, avant la fin de l’Occupation. Nous avons été rappelés à l’activité en 1947 lors des grèves insurrectionnelles, pour un court séjour, lui aussi folklorique, à Grigny dans un château inoccupé et vide. Nous étions un groupe de Cloutiers que l’un d’entre nous, sergent de réserve, faisait défiler d’une manière caricaturale devant des officiers de gendarmerie qui nous encadraient et qui le félicitèrent pour la bonne tenue de sa troupe… Avant notre départ les anciens avaient organisé une réunion d’accueil, loin d’un bizutage, où chacun des nouveaux était soumis à des questions « spirituelles » auxquelles il était demandé de répondre de même. Ce fut très sympathique. Les exemptés du service militaire (classes 44, 45, 46) commencèrent à préparer la licence dans le temps très court qui restait avant les examens de juin 1945. A la rentrée 1945, avec les libérés, nous étions tous là.

Ma chambre en 1946-47, la plus belle du troisième étage à l’angle du pavillon de Valois. Nous la partagions à trois, deux anciens et un bizuth en surnombre, en raison du manque de place. J’occupais le troisième lit bas, derrière les deux lits du premier plan.Ma chambre en 1946-47, la plus belle du troisième étage à l’angle du pavillon de Valois. Nous la partagions à trois, deux anciens et un bizuth en surnombre, en raison du manque de place. J’occupais le troisième lit bas, derrière les deux lits du premier plan.

Les cours avaient lieu dans un bâtiment récent d’une grande simplicité, contrastant avec les maisons historiques, dépendances du château incendié par les Prussiens en 1871, où Bonaparte avait fait une visite-éclair le 18 Brumaire. C’étaient le grand pavillon de Valois où nous logions et celui d’Artois où nous prenions les repas (un des deux pavillons bas à l’entrée du parc). En mathématiques et physique nous avions des cours sur place et n’allions à la Sorbonne que pour les travaux pratiques. Alfred Kastler, futur prix Nobel, venait ainsi chaque semaine, sachant se mettre modestement à notre portée. Car ici on passait la licence depuis 1940, Saint-Cloud ayant abandonné son qualificatif de primaire pour devenir École Nationale Préparatoire à l’Enseignement dans les Collèges. Cela facilita l’accès à l’agrégation, à l’École ou après. Nos anciens devaient d’abord, tout en enseignant, passer licence et diplôme d’études supérieures.


A côté de ces brillants professeurs venus d’ailleurs, subsistaient quelques pittoresques anciens : « le Gaulois », responsable de l’atelier (il y avait encore des établis que je n’ai jamais vu servir) et un assistant agrégé de physique de petite taille (« le Psi ») dont le travail essentiel semblait être la photo de promotion (on le qualifiait de « picochiadens »). Tous deux prirent leur retraite juste après notre arrivée. Il y avait aussi M. Serrescambot, un grand basque distingué, toujours impeccable avec son chapeau noir à bord dur, qui continua à assurer, en dehors du cursus universitaire, un cours de dessin de courbes très intéressant, que nous n’étions que quelques-uns à suivre. Les trois étaient, bien sûr, d’anciens élèves. J’avais déjà eu Serrescambot en classe préparatoire à Chaptal pour le dessin industriel en vue du concours de l’ÉNSET. J’admirais sa dextérité graphique au tableau. En utilisant sa craie d’une manière très personnelle, il pouvait tracer rapidement une ligne pointillée, parfaitement droite, non seulement verticale mais dans toute autre direction du tableau…

Le renouveau était personnalisé par René Vettier, premier directeur ancien élève de l’École, qui lui gagna le titre d’École Normale Supérieure Préparatoire à l’Enseignement dans le Second Degré. A côté de lui opérait Henri Canac, secrétaire général puis directeur-adjoint, qui occupait déjà ce poste avant-guerre et l’occupera encore longtemps après. C’était pour moi le symbole de Saint-Cloud et de sa transition. En dehors de sa fonction administrative, c’était le « Père Aubergiste » qui veillait sur nous avec bienveillance. Dans son allocution de bienvenue, parmi les recommandations, figurait celle d’aller au-delà du pont pour les « galipettes » éventuelles… Chaque matin, il passait dans toutes les chambres pour nous réveiller. Cela dura pendant tout mon séjour (jusqu’en 1948). Sa surveillance de l’internat était très libérale : il arrivait qu’un camarade, extérieur à l’établissement, vienne passer la nuit en cas d’urgence, profitant du lit d’un absent.

En première et deuxième année les scientifiques logeaient au-dessus des appartements des directeurs. Nous nous adonnions à des jeux d’eau assez farfelus consistant en des projections d’eau dans les chambres et couloirs à l’aide de récipients parfois importants, par exemple un bidon de cinq litres déversé par la fenêtre au-dessus de la porte d’entrée, ce qui, un jour, inonda un cloutier partant pour le théâtre et devant y renoncer, son seul costume étant trempé… Ces activités cessèrent lorsque l’eau répandue provoqua l’apparition d’une tache au plafond de l’appartement de M. Canac, qui monta pour s’informer des raisons du sinistre. Nous n’étions pas fiers… Mais il n’était pas en colère, se bornant à déplorer dans son style inimitable que des esprits distingués se livrent à de tels enfantillages. La leçon fut bien comprise. Nous aimions bien Henri Canac.

Il faut aussi parler de l’intendance. Il y avait encore des tickets d’alimentation et les repas n’étaient guère satisfaisants. Le surnom de l’intendant était « le rhino » (c’est rosse). Quand il venait au réfectoire pour réfuter par exemple nos critiques d’un plat de raie sentant l’ammoniaque, il était accueilli par le cri « À poil le rhino » qui devint notre signe de ralliement. Il y a quelques années, c’est encore ainsi que je me suis fait reconnaître par un labadens1 (cf. L’affaire de la rue de Lourcine d’Eugène Labiche) que j’avais aperçu dans un groupe de touristes.

La vie à l’École n’était pas facile pour tous. D’origines modestes, nous avions profité de l’ascenseur social des Écoles normales puis de l’ÉNS mais nous n’avions pas de salaire. Il ne fut accordé qu’en 1948, juste après ma sortie. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas ou peu de soutien familial, avaient des difficultés à renouveler leurs vêtements et cela les empêchait de fréquenter les spectacles parisiens. Certains avaient des petits boulots : leçons à des « tapirs » au cours de l’année scolaire, travaux agricoles pendant les vacances…

Il y avait heureusement des distractions qui ne coûtaient rien, comme les promenades dans le Parc ou les jeux de cartes. On jouait aussi aux échecs. Avec Blaquière et Christakis, j’allais au club de la ville, club avec lequel nous participions à des tournois interurbains : c’est ainsi que nous avons joué contre Jean Rostand, assidu au club de Ville-d’Avray. Nous avons tous les trois pris part aux trente parties simultanées contre le champion de France : Christakis fut le seul à ne pas perdre… Il y eut des rencontres inter-ÉNS d’échecs.

Une salle de ping-pong à l’École était très fréquentée mais le sport était discret dans l’organigramme des études. Il y avait un professeur et des pratiquants, plus ou moins réguliers, mais je crois que c’était une minorité. Je suis allé à la piscine Molitor préparer la compétition inter-ÉNS.

La réouverture du tunnel de l’autoroute vit, sur cette voie nouvelle, une des premières courses automobiles d’après-guerre. Nous eûmes aussi l’émotion d’y voir passer Léon Blum et Vincent Auriol revenant de l’élection présidentielle à Versailles.

La politique avait une grande place chez nous, avec beaucoup de variété. Les affiches exprimant les convictions et annonçant les réunions fleurissaient les murs, comme celle de la « cellule » communiste, à côté de laquelle apparut celle d’un « cachot » bonapartiste.

Deux célèbres acteurs, Edwige Feuillère et Gérard Philippe, sur le tournage du film « L’idiot », dans le Parc de Saint-CloudDeux célèbres acteurs, Edwige Feuillère et Gérard Philippe, sur le tournage du film « L’idiot », dans le Parc de Saint-Cloud


Nous avons eu le privilège d’assister à des tournages de films sur l’emplacement de l’ancien palais : L’idiot avec Edwige Feuillère et Gérard Philippe, et Le Retour de Roger la Honte où figuraient de vieilles automobiles. Les balustrades en pierre, sur toute leur longueur, servirent de sièges aux normaliens pendant plusieurs jours. De nombreuses photos furent prises et des tirages supplémentaires demandés par beaucoup d’entre nous : j’en ai toujours dans mes albums.

Une conférencière du Musée du Louvre vint à domicile avec des diapos artistiques, dont l’une, très dépouillée, présentant, comme tracées au tire-ligne, deux droites parallèles entre elles et à deux bords du tableau croisant à angle droit deux autres droites conséquemment parallèles entre elles et aux deux autres bords, provoqua des commentaires houleux qui nous firent traiter de béotiens. Henri Canac, qui était présent, observa une prudente réserve.

Pendant les vacances, pour ceux qui le souhaitaient, des stages d’éducation physique réunissaient les quatre ÉNS aux CREPS de Dinard et Montpellier. Une bouffée d’air marin après cinq ans de privations. Des idylles s’ébauchèrent. Ce fut mon cas avec une Fontenaysienne qui devint mon épouse.

La scolarité normale était de trois ans (au lieu de deux, avant-guerre) : deux pour la licence et un pour le certificat d’aptitude à l’enseignement dans les collèges (CAEC bivalent). Une quatrième année était facilement accordée pour la préparation de l’agrégation, préparation qui n’était que très partiellement assurée sur place. Il fallait pour cela aller à l’ÉNS de la rue d’Ulm. Les lauréats des concours normaux côtoyaient ceux qui avaient été retardés par la guerre et qui eurent droit à des sessions spéciales d’examens et concours. L’un d’eux fut le premier à réussir l’agrégation pendant son séjour à l’École. D’autres l’imitèrent ou, comme moi, la passèrent en début de carrière. Certains, dits « d’ancien régime », passaient même la deuxième partie du certificat d’aptitude à l’enseignement dans les Écoles normales et les Écoles primaires supérieures, dont le concours d’entrée à l’ÉNS était la première partie : c’était le régime normal d’avant-guerre. Il y avait aussi les élèves-inspecteurs, le Centre audiovisuel, le Centre d’étude du français élémentaire, les stagiaires d’Outre-Mer… On était à l’étroit. Dès 1945, les élèves de première année logeaient dans une résidence en ville. L’achat d’une ancienne clinique, rue Pozzo di Borgo, était prévu : Henri Canac y emmena quelques-uns d’entre nous pour prendre des mesures. L’École était une ruche où l’on sentait une sympathique fermentation.

Le choix des postes à la sortie ne posait pas alors de réel problème. Toutefois Henri Canac, apôtre de l’enseignement primaire, faisait une information en faveur des Écoles normales. Mais sur les quatorze élèves de ma promotion qui étaient issus de ces écoles, trois seulement choisirent d’y retourner. C’est ainsi que ma femme et moi-même avons, jusqu’à la retraite, assuré dans les deux Écoles normales d’Auxerre, la préparation en mathématiques au baccalauréat et la formation professionnelle, puis seulement cette dernière quand le recrutement se fit au niveau du baccalauréat. Pendant vingt ans nous avons encouragé nos élèves à préparer Fontenay et Saint-Cloud. Après 1968, tout était changé.

Au fil des années, des liens subsistèrent entre neuf d’entre nous, avec des retrouvailles tous les quatre ou cinq ans chez un restaurateur étoilé (« À poil le rhino »…) où nous évoquions avec plaisir le souvenir de ceux que nous avions connus, le développement de nos familles et l’évolution de nos carrières. Puis il y eut les premiers vides et, en 2014, nous ne sommes plus que deux.

Après une retraite presqu’aussi longue que ma carrière enseignante, je me sens redevable à Saint-Cloud de ma promotion sociale, de la création de ma famille et des heureuses années que j’y ai passées, auxquelles je pense toujours avec nostalgie.



1.Un labadens est un « camarade  de collège, de pension » selon le Trésor de la langue française informatisé. Du nom de Labadens, maître de pension dans la comédie d’Eugène Labiche, L’Affaire de la rue de Lourcine, 1857. (Note des éditrices)