Entretien avec Francis DUBUS
Promotion 1953, Sciences, Saint Cloud

Entretien avec et propos mis en forme par Danielle Alloin, promotion 1965, Sciences, Fontenay

Gap le 25 août 2012

Ce samedi 25 août 2012, Francis Dubus passait par la ville où j’habite, alors nous nous sommes retrouvés pour évoquer ses souvenirs d’élève-Cloutier : une longue conversation par une fin d’après-midi ensoleillée.

Francis me parle des années cinquante à l’ENS de Saint-Cloud et souligne le fait que l’exiguïté et la dispersion des locaux ‘formataient’ en quelque sorte la vie à l’Ecole. D’une part il manquait  les  espaces pour des actions propres à l’Ecole et d’autre part, les lieux de vie des élèves étaient  éparpillés : en plus du bâtiment de l’Ecole proprement dite dans le parc de Saint-Cloud, il y avait la villa Bonnet dans le parc de Montretout,  la villa Latouche dans le vieux bourg de Saint-Cloud, la villa Codron  et une ancienne clinique, avenue Pozzo di Borgo,  achetées par l’Ecole pour y installer, entre autres, l’intendance et les réfectoires.

La pénurie de locaux rend difficile la vie commune, les réunions…  Il existe néanmoins quatre groupes sur des lignes politiques diverses (groupe syndical  –SNES–, groupe TALA, groupe communiste, groupe socialiste) et une association, le ‘cartel des ENS’ (sous-groupe de l’UNEF qui rassemble les cinq ENS et deux ENS d’éducation physique –à l’époque filles et garçons sont séparés–).  Ces groupes fonctionnent en ‘bulles’, il y a peu d’interactions entre eux. La communication se fait par panneaux d’affichage interposés.

La grande question qui agite les élèves en cette rentrée de 1953 est celle de la fonctionnarisation. Jusque-là, les élèves-professeurs sont boursiers.  Le syndicat et le cartel des ENS poussent au passage vers un statut de fonctionnaires-stagiaires. Un lobby est mis en place qui va agir auprès de la Chambre des députés et du Sénat. On est à une époque de grande sensibilité à l’égard de la jeunesse et les normaliens sont appréciés. L’argument retenu, celui  qui emporte la décision finale, est l’engagement décennal des élèves-professeurs. Mais pour l’équilibre du budget de l’Etat, il faut trouver la recette correspondant à cette dépense supplémentaire et ce sera une modeste taxe sur le tabac.  Ainsi, au 1er janvier 1954, les élèves de l’ENS deviennent fonctionnaires-stagiaires. C’est pour eux une grande respiration : leur avenir est assuré.  Quant à tenir l’engagement décennal, il y aura très vite quelques exceptions et la question des autres parcours se posera alors sans que cela constitue un vrai problème car aucun contrôle strict n’est exercé et le nombre de cas est très réduit (deux dans la promotion 1953).

Les études étaient alors de trois années, plus une année facultative de préparation à l’agrégation.  Selon la discipline les cours avaient lieu à l’Ecole ou en dehors : les ‘natu’ (sciences naturelles) et les ‘matheux’ prenaient leurs cours en Sorbonne, alors que les ‘physiciens’ avaient cours et travaux dirigés à Saint-Cloud, en petit comité et avec de prestigieux professeurs (Alfred Kastler par exemple) et leurs travaux pratiques en Sorbonne (absence de locaux adéquats à l’ENS).  Au cours des  deux premières années, les physiciens devaient obtenir leur licence composée de  trois certificats imposés (physique générale, chimie générale, mécanique rationnelle) plus un certificat au choix (méthodes mathématiques pour la physique ou cristallographie ou autre). La troisième année était consacrée à la préparation d’un DES (diplôme d’études supérieures), premier contact avec la recherche, et au stage d’agrégation (préparation de leçons et stage de trois semaines auprès d’un professeur de physique d’un lycée parisien). La quatrième année était toute dévolue à la préparation du concours d’agrégation (leçons, montages expérimentaux, problèmes…). Des conférences et cours étaient proposés afin d’élargir les connaissances. Une anecdote à propos des cours est évoquée par Francis Dubus : une cloche au bâtiment Valois, actionnée avec une chaîne métallique par Mme Vidal, la concierge,  ponctuait le déroulement des études, 8 :30, 10 :30, 14 :00 et 16 :00. Francis me dit avoir encore aujourd’hui le tintement de la cloche dans les oreilles ! Et c’était cette même cloche qui avait appelé les jeunes postulants pour la lecture des résultats du concours d’entrée, elle était donc associée à un évènement d’importance… La chaîne en fut décrochée en mai 1968.

Pour cette promotion de scientifiques (1953), plus de 50% des élèves étaient entrés par les écoles normales d’instituteurs et étaient d’origine modeste. Comme le précise Francis, à cette époque-là l’ascenseur social fonctionnait parfaitement.  A la sortie, les affectations se firent pour moitié dans l’enseignement secondaire et pour moitié dans l’enseignement supérieur et la recherche.

A propos de la vie quotidienne à l’Ecole, Francis Dubus souligne le fait que les élèves n’avaient aucun souci d’ordre matériel, ils étaient logés, nourris, blanchis. Les chambres étaient à occupation partagée et les sanitaires réduits au strict nécessaire, mais les lits étaient faits chaque matin par des agents de service ! Puis il me parle longuement des activités sportives. Il mentionne le professeur d’éducation physique, M. Boutillier, dit le Bouts, à la personnalité rayonnante et sympathique, apprécié de tous et stimulant, dès 7 :00 le matin, l’activité physique de cette cohorte de jeunes gens. Francis évoque les matchs de volley, de rugby, les rencontres amicales de rugby, équipe d’Ulm contre équipe de Saint-Cloud, que cette dernière remportait toujours, parait-il… Il y avait également des matchs élèves contre professeurs et assistants…  A l’été 1954, un stage commun aux cinq ENS avait été organisé au CREPS d’Aix-en-Provence, avec initiation à la varappe, visite en autocar de la Provence, spectacle au festival d’Aix (Don Juan de Mozart), concert d’Ida Presti et Alexandre Lagoya. Une ‘découverte  éblouissante’ résume Francis, pour qui la lumière provençale était comme un émerveillement après son  enfance passée au milieu des terrils du nord.

L’œil brillant, Francis me raconte les petits bals organisés par un élève, Jean Valérien, où l’on invitait surtout les élèves de Fontenay et de l’ENSET. Il mentionne un certain repas aux chandelles organisé dans les souterrains du parc de Saint-Cloud, aujourd’hui condamnés : M. Canac, alors secrétaire général de l’Ecole, avait laissé faire… Ce même personnage avait ainsi averti les élèves : « pour la bagatelle, vous passez le pont », car il ne souhaitait pas voir les Cloutiers troubler la quiétude des Clodoaldiens (Saint-Cloud étant une ville plutôt bourgeoise).  Et il y avait bien sûr le grand bal annuel dans les salons de la Sorbonne, qui rassemblait Fontenaisiennes et Cloutiers parés de leurs plus beaux atours : c’était l’occasion de nouer de douces idylles…  Les festivités duraient de 22 :00 à 05 :00, suivies, pour certains, de la soupe à l’oignon aux Halles encore localisées au cœur de Paris. Francis raconte que les officiels (administrations) des Ecoles, installés à une table, veillaient au bon déroulement du grand bal. Le dimanche, on se remettait lentement des agapes.

Pour les élèves, en majorité originaires de province et de classes sociales modestes, l’offre culturelle de la région parisienne était une véritable mine : concerts, théâtre, conférences…  Francis Dubus qualifie ses années  à Saint-Cloud comme celles d’une ouverture extraordinaire, d’une éclosion à tous points de vue.

On se déplaçait en bus, en métro, à vélo, en scooter ; certains Cloutiers possédaient même de vieilles guimbardes comme celle de Jean Valérien qui  s’en servait pour promener les ‘natu’ de sa promotion. Enfin, pour ceux que cela intéressait, il y avait les parties de poker enfumées qui duraient toute la nuit… Boire et fumer étaient les maladies de l’époque. Et n’oublions pas la césure imposée par le service militaire, 27 mois en ces temps de guerre d’Algérie, et des situations parfois très difficiles à vivre.

Disons que les années cinquante ont amorcé un tournant dans les missions de l’ENS de Saint-Cloud : c’est le début d’une mutation qui va peu à peu faire passer l’ENS d’une institution formant exclusivement des professeurs pour l’enseignement secondaire à une institution également ouverte sur l’enseignement supérieur et la recherche. Le décret de 1954 alignant les ENS de Saint-Cloud et Fontenay sur celles d’Ulm et Sèvres, avec obligation de préparer le concours de l’agrégation, en marque le point de départ.  A noter qu’avant cette date, la préparation à l’agrégation était possible sur la base du volontariat et se faisait à Ulm. Une fois le décret de 1954 promulgué, l’ENS de Saint-Cloud organisa ses propres préparations à l’agrégation : cela se fit rapidement en sciences (excepté en mathématiques, matière  pour laquelle Ulm servit encore de préparation aux Cloutiers pendant quelques années). En lettres ce fut plus long à mettre en place, au gré des personnalités et rayonnements des différents ‘caïmans’.

Et pour finir, Francis me raconte que les échanges dans l’Ecole se faisaient d’abord au sein d’une promotion d’une discipline donnée, puis entre promotions de cette même discipline et rarement entre disciplines, excepté pour des connaissances ou affinités individuelles. Il se rappelle les trois ‘blocs’ présents à l’Ecole : les élèves, les élèves-inspecteurs, le centre audio-visuel. Entre ces trois entités, peu d’interactions. Etait-ce le résultat des locaux éparpillés ou d’autres raisons plus profondes ?

Une fois encore Francis Dubus me redit l’impact fondateur de ses années de Cloutier pour sa vie professionnelle et personnelle et nous nous quittons sur ce beau souvenir.

Entretien avec et propos mis en forme par Danielle Alloin, promotion 1965, Sciences, Fontenay