Quel a été votre parcours au sein de l'ENS ? Comment a-t-il déterminé le début de votre carrière ?

Pour moi, il y a eu un concours de circonstances assez particulier. Je suis d’abord entré à l’ENS en philosophie avant de passer l’agrégation. Ce qui m’intéressait était le domaine de la philosophie de l’art mais aussi de la sociologie des arts, c’est-à-dire la compréhension de l’attitude des publics, l’esthétique comme relation d’un public avec une œuvre. Il se trouve que j’ai commencé à orienter mes travaux sur ce sujet-là, non pas sur le cinéma pour lequel j’avais une vraie passion personnelle - je faisais déjà des films avant le passage au numérique, avec de la pellicule, en Super 8, etc.- mais sur la philosophie, la sociologie de la musique, ayant fait des études musicales. D’ailleurs, j’ai contribué à la création d’un laboratoire de recherche à l’ENS sur la musique, et d’un premier DEA de musicologie où ces questions de la philosophie, sociologie de la musique étaient abordées, avec l’organisation de colloques. J’étais élève à une époque où le service militaire existait encore, et il y avait la possibilité, pour les normaliens, de le faire en tant que volontaire du Service national actif, en rejoignant notamment des postes en ambassades, à l’étranger. J’ai eu l’occasion de partir au Canada, à Montréal, et je suis devenu chargé de mission pour la culture, puis pour l’audiovisuel, comme l’actualité était particulièrement chargée dans le domaine de la coopération audiovisuelle et du cinéma entre le Canada et la France. Cela a été premièrement l’expérience d’un poste administratif, qui m’a introduit dans le milieu de l’audiovisuel et du cinéma, m’offrant une perspective internationale, puisque j’accueillais des professionnels français et développais les relations entre le Québec et la France. Le Canada était beaucoup plus avancé que nous en matière d’audiovisuel en raison de la proximité avec les États-Unis, et du modèle américain des networks qui avaient été importés là-bas, tout en conservant un grand sens de l’exception culturelle, en défendant une production en langue française. Il y avait donc des problématiques très intéressantes et plutôt en avance sur nous qui étions encore dans le monopole du service public.

Quand je suis revenu, j’ai un peu hésité entre une thèse, continuer cette carrière, ou repartir à l’étranger sur un nouveau poste, cette fois-ci comme titulaire dans le cadre du service militaire. J’ai finalement pu faire une cinquième année à l’École et j’ai déposé ma candidature à un poste d’assistant-normalien. J’ai été reçu dans le département « Esthétique-art-communication » à Paris-8 où j’ai commencé à enseigner. Il se trouve qu’on est venu me chercher, comme j’avais un profil universitaire et non énarque, pour un poste administratif qui se créait, portant sur la question de l’observation des programmes télévisuels au CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel). Par ce concours de circonstances, je suis entré dans l’administration et la suite de ma carrière s’est ainsi déroulée. J’ai trouvé là un moyen d’épanouir une formation intellectuelle plutôt qu’opérationnelle, avec cette approche sociologique du public. 

Mon savoir théorique m’a servi dans mon activité professionnelle ; on me confiait des missions qu’on n’aurait pas forcément confiées à un énarque par exemple. Mon profil était donc finalement plutôt valorisé. C’est toujours ce que je dis aux normaliens : vous avez une image qui peut être bien meilleure que celle des énarques dans des domaines où l’on demande une démarche intellectuelle un peu différente du format de celle des administrateurs civils, aux futurs administrateurs d’État. Je m’étais posé la question de savoir si je passais ou non le concours de l’ENA, mais le parcours était trop long : il fallait deux ans d’école, ensuite quatre ans dans un emploi qu’on n’aurait pas forcément choisi à cause du classement de sortie, et enfin attendre la mobilité pour aller éventuellement dans un ministère, en l’occurrence celui de la culture, ce qui faisait au total un bloc de six ans d’attente. L’opportunité qui m’a été donnée d’embrayer sur des postes, en particulier celui que j’avais eu après l’université, a fait que j’ai construit ma carrière tout seul, en dehors d’un statut de corps que j’ai rejoint beaucoup plus tard, avec l’inspection générale des affaires culturelles. 

Comment décririez-vous le rôle de l’ENS dans ces opportunités qui se sont ainsi offertes à vous ? 

Je reste persuadé que ce qu’on apprend à l’ENS, même dans des disciplines très théoriques, vous aide ensuite dans toute votre carrière, parce que cela vous donne une approche des questions un peu singulière et différente de celle, formatée, des futurs administrateurs. C’est un profil qui apporte de la diversité dans la conduite des politiques publiques.

 A partir de quand votre activité vous a-t-elle ramené à votre inclination première pour le cinéma ? 

Je suis resté assez longtemps à l’observatoire des programmes au CSA. C’est peut-être là aussi une spécificité des normaliens de consacrer beaucoup de temps à un poste puisqu’on y trouve un intérêt intellectuel et qu’on souhaite souvent y développer quelque chose sur le long terme, y apporter une vision approfondie des choses. Je suis passé du CSA au CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) parce qu’on est venu une nouvelle fois me chercher pour les compétences que j’avais acquises au CSA. Je suis entré au CNC à quarante ans, et cela m’a permis de retrouver ma passion, plus juvénile, pour le cinéma. Mon poste était celui de directeur du cinéma : je m’occupais à la fois de toutes les aides accordées au cinéma, et de la régulation du secteur de l’exploitation, de la distribution. 

 Est-ce à l’issue de ce poste que vous avez intégré le ministère de la culture ? 

Je suis entré dans le cabinet du ministre pour m’occuper du cinéma en tant que conseiller du cinéma, et après quatre ans de cabinet, j’ai rejoint l’inspection générale avec un profil de l’industrie culturelle, lié à mes activités antérieures. Pendant très longtemps, j’ai cependant continué à faire un peu de recherche en philosophie. J’ai publié des articles même quand j’étais en poste dans les administrations. C’était dans le cadre de séminaires. J’ai pas mal écrit sur Theodor Adorno [voir ci-dessous] et sur les questions philosophiques et sociologiques de la musique, avec des gens que j’avais connus dans le milieu universitaire ou des compositeurs.

 Votre expérience dans l’industrie culturelle a-t-elle apporté un nouveau regard sur la passion cinéphile de votre jeunesse ? L’a-t-elle nourrie d’autres perspectives, nuancée dans sa pratique ? 

Oui tout à fait, en réfléchissant à la manière dont les industries culturelles, telles qu’elles se sont constituées au cours du XXsiècle, ont pu modeler les pratiques culturelles dans le monde occidental, avec les antagonismes, les tensions perpétuelles du risque de formatage et des enjeux de la création. J’ai notamment vu comment l’économie interagissait avec le processus créatif, le cinéma étant « le seul art qui soit d’emblée une industrie », pour paraphraser André Malraux. C’est intéressant de passer de la réflexion à l’action, en étant aux manettes, avec les décisions à prendre dans des arbitrages qui permettent de trouver des équilibres dans ces tensions fortes entre ce qui peut menacer la création et ce qui peut la faire au contraire prospérer. Donc oui, ces expériences ont enrichi mon regard cinéphile. Cela m’a donné une vision beaucoup plus concrète de l’ensemble de la chaîne de la création et de la place du créateur dans le système. 

 Avez-vous, par la suite, gardé des liens avec l’ENS ? 

J’ai gardé des liens avec des anciens de l’ENS. J’ai retrouvé, tout au long de ma carrière, des anciens camarades dans leurs nouvelles fonctions. Je n’ai jamais joué sur « l’effet de réseau ». C’est une autre caractéristique des normaliens : il n’y a pas « d’esprit de réseau », de « corps », de structuration d’un réseau, mais une communauté de pensée.

 Comment définiriez-vous cette « communauté de pensée » ? 

Ce que je tire de mon expérience est que la formation qu’on reçoit et les dispositions d’esprit qu’on acquiert à l’ENS nous ouvrent à un champ extrêmement vaste et nous permettent de nous adapter à beaucoup de situations, toujours dans une démarche d’approfondissement. Cela suppose qu’on doit aimer ce qu’on fait, qu’on est plus exigeant dans nos choix professionnels, et qu’on a envie de travailler à un poste dans la durée. On a enfin le souci d’un intérêt général, d’une cause qui nous dépasse. Je pense que dans l’administration culturelle, à tous les niveaux que ce soit, cela peut aussi bien être le cas de la direction d’un théâtre ou de l’administration centrale, il y a toujours une matière intéressante, des questions philosophiques à agiter en permanence. 

Propos recueillis auprès de François Hurard (79 L SC), inspecteur général des affaires culturelles (ministère de la Culture), par Manon Grimaud (2019, philosophie), Lyon, 26 octobre 2021

NB : François Hurard a notamment publié « La seconde mort de l'Art : Adorno juge de Stravinsky », L'esprit de la musique : essai d'esthétique et de philosophie, dir. Joël-Marie Fauchet et François Lesure, Paris, Klincksieck, 1992 ; « Une philosophie du regret. Sur l'introduction à la sociologie de la musique d’Adorno », Revue des sciences humaines, n°229, « Adorno », 1993. Il a codirigé avec Hugues Dufourt et Joël-Marie Fauquet L'esprit de la musique, Essais d'esthétique et de philosophie, Klincksieck, 1992.

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L’équipe Mémoires des ENS remercie Manon Grimaud (2019, philosophie) d’avoir réalisé des entretiens avec deux anciens élèves et une ancienne élève pendant l'année universitaire 2021-2022 pour la rubrique "Mémoires des ENS". François Hurard (79 L SC), Antoine de Baecque (83 L FT), professeur d'études cinématographiques à l'ENS-PSL et Rebecca Zlotowski (99 L FC) scénariste et réalisatrice, portent trois regards différents sur le cinéma. Normalienne étudiante en deuxième année de master de philosophie, Manon Grimaud s’occupe de philosophie du cinéma et vient de publier Nolan, le temps et Bergson, Tenet, le cinéaste à la rencontre du philosophe, L’Harmattan, 2022. 

Première publication de cet entretien : Bulletin  de l'association des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, n°1, juin 2022, p. 37-38