Témoignage de Keitaro Nakatani

Promotion 1983, Sciences, Fontenay-aux-Roses


Keitaro Nakatani à l’ambassade du Japon en France lors de la remise d’une distinction en 2017


Vous êtes professeur des universités (département de chimie et laboratoire PPSM[1]) depuis 1999 et vice-président recherche[2] de l’ENS Paris-Saclay depuis 2014. Le CNRS vous a distingué par la Médaille de bronze en 1999. Le Foreign Minister’s Commendation vous a été décerné par le ministère des Affaires étrangères du Japon en 2017. Dans un entretien publié en 2017, on apprend que vous avez été élève du lycée français international de Tokyo (LFIT) jusqu’en classe de 4e et vous expliquez que rien ne vous prédestinait à accomplir une scolarité dans un établissement qui conduisait les élèves vers le baccalauréat français mais que votre père avait effectué un séjour de recherche d'une année en France à l'âge où vous entriez en maternelle et que vos parents n’avaient pas voulu que vous puissiez oublier le français. Ensuite vous avez été scolarisé à Strasbourg jusqu’aux classes préparatoires et votre admission en chimie à l’ENS de Fontenay-aux-Roses en 1983, à titre étranger. Puis-je vous demander si votre famille était au Japon pendant que vous étiez en classes préparatoires et quels souvenirs vous avez du concours et de votre entrée à l’ENS ?

Ma famille habitait à Strasbourg à l’époque où j’étais en classes préparatoires. Mon père a eu l’occasion de faire un deuxième séjour de recherche en France lorsque j’étais au collège et toute la famille avait déménagé. Il était enseignant-chercheur dans une université au Japon, dans un environnement difficile pour mener sa recherche, accaparé par d’autres tâches, avec peu de moyens et la frustration de voir peu d’étudiants s’engager dans une thèse. Il a été attiré par les conditions de travail qui lui étaient offertes à Strasbourg et ce qui devait être au départ une année sabbatique s’est transformée en une seconde carrière en France. C’était dans les années 1970. Du coup, les années de classes préparatoires étaient très confortables pour moi : j’habitais à dix minutes à vélo du lycée Kléber et je n’avais rien d’autre à gérer que mon travail de taupin.

Il me reste quelques souvenirs des concours d’entrée aux grandes écoles. Ce n’est qu’une fois à Paris, où je me suis rendu pour passer d’autres concours que j’ai appris mon admissibilité aux ENS. Une fois la (bonne) surprise passée, j’ai dû réorganiser mon calendrier des oraux, pour faire une place à ceux des ENS. J’avais du mal à estimer les temps de trajets, entre le Quartier latin, Saint-Cloud, Gif-sur-Yvette, etc. C’est une époque où les horaires de passage des candidats de beaucoup de concours étaient gérés « à la main » par les écoles. Il n’y avait ni internet ni téléphone portable. Les cabines téléphoniques (il fallait prévoir des pièces) n’étaient pas toujours en parfait état de marche, et les candidats mobilisaient une partie de leur énergie pour gérer ces aspects pratiques.

Un souvenir qui m’a marqué est la différence de l’accueil des candidats et de l’esprit des épreuves entre les ENS et les écoles d’ingénieurs. Dans les ENS, le suivi des candidats était plus humain et plus individuel (j’avais l’impression de ne pas « être simplement un numéro de candidat ») et les questions posées aux épreuves portaient plus souvent sur des questions de fond et, en moyenne, moins sur la résolution de problèmes de haute technicité mais stéréotypés. Si j’avais encore un doute sur mes préférences d’école, cette expérience me permettait de confirmer mon souhait d’intégrer une ENS.

L’image des ENS comme école de la fonction publique, plus que comme lieu de formation aux métiers de la recherche et de l’enseignement, était très forte. En raison de ma nationalité, un bon nombre de personnes s’étonnaient de mon choix, voire simplement doutaient que je puisse y être admis. Après plus de trente ans, le nombre de normaliens à titre étranger ne semble pas avoir significativement augmenté ; apparemment cette possibilité ainsi que l’accès des étrangers sans restriction aux postes dans l’enseignement supérieur et la recherche en France, ne sont pas très présentes dans les esprits des futurs candidats et de leur entourage, même avec l’existence de bourses.

Même si à ce stade de mes études, je n’étais pas sûr de vouloir devenir chercheur dans le milieu académique, j’aspirais à une formation qui passerait par une expérience en recherche avec un diplôme internationalement reconnu qu’est le doctorat et j’étais convaincu que les ENS étaient une voie royale pour un cursus de ce type.

Comment s’est organisé votre cursus pendant vos années d’École ? S’est-elle déroulée uniquement en Ile-de-France ?

Administrativement, je dépendais de Fontenay, mais ma scolarité s’est déroulée autant (si ce n’est davantage) à Saint-Cloud qu’à Fontenay, entre l’année de la préparation à l’agrégation (vide infra) et les enseignements complémentaires à ceux de l’université (université Paris-Sud, à Orsay, actuellement université Paris-Saclay). J’étais suivi par une équipe de professeurs de Saint-Cloud et de Fontenay. Quant au DEA (équivalent du M2), il s’est déroulé entièrement en Ile-de-France, avec un stage dans mon futur laboratoire de thèse à Orsay. J’ai donc eu le privilège de connaître les deux écoles, sans oublier Lyon dont je dépendais sur le papier pendant quelques jours en fin de scolarité, à sa création.

Ma scolarité a aussi été rythmée par des expériences qui m’ont permis de me familiariser avec la recherche. En deuxième année, sous l’encadrement de l’un de nos professeurs de l’École, j’ai travaillé pendant mes temps libres sur un projet d’initiation à la recherche. Également, j’ai eu la chance de faire des stages, en France, dans un centre de recherche en entreprise et, au Japon, dans des laboratoires de recherche académiques, à un moment où les mobilités internationales n’étaient pas monnaie courante.

Vous êtes agrégé de chimie. Aviez-vous obtenu la nationalité française sans difficulté ou souhaitiez-vous garder seulement la nationalité japonaise ? 

Tout comme pour l’entrée à l’ENS, j’étais reçu en « numéro bis » à l’agrégation. Je n’ai pas demandé la nationalité française, même si ce n’est pas l’envie qui me manque. En l’absence de convention entre la France et le Japon, la France estime que la double nationalité n’est pas un problème, mais le Japon a une interprétation restrictive qui me conduirait à abandonner la nationalité japonaise. Et j’avoue avoir une barrière psychologique à être un étranger au Japon. En France, où j’ai le statut de résident et où un étranger peut même être fonctionnaire dans l’enseignement supérieur et la recherche, je ne ressens aucune difficulté par rapport à ma situation.

L’année de préparation à l’agrégation représentait pour moi l’occasion de consolider de manière large mes connaissances et d’avoir une formation à un enseignement à un haut niveau de ma discipline. Je pense que l’agrégation est une manière d’attester l’expertise dans sa discipline. Même si l’agrégation n’était pas un concours de recrutement pour moi, être agrégé a pu m’apporter une certaine crédibilité et une légitimité et jouer dans certains « castings » de mon parcours professionnel.

J’étais dans la dernière promotion qui a préparé l’agrégation de chimie à l’ENS de Saint-Cloud, avant le déménagement à Lyon. Les professeurs et les personnels techniques étaient en pleine préparation du déménagement. Je me souviens particulièrement de Bernard Bigot (69 S SC), qui faisait la navette entre Paris et Lyon pour monter la nouvelle ENS, tout en continuant à s’occuper de nous, élèves. Il lui arrivait souvent de fermer le laboratoire de travaux pratiques, vers 19h30, à la fin des séances de préparation de montage d’agrégation. Il nous arrivait d’appeler le réfectoire juste avant la fermeture : « Pouvez-vous laisser encore ouvert, s’il vous plaît ? M. Bigot arrive pour dîner d’ici une dizaine de minutes avec ses élèves ». Puis c’était la course de fond à trois, avec mon binôme, pour regagner la résidence (Pozzo di Borgo), à un kilomètre du bâtiment d’enseignement (Valois).

Aviez-vous des camarades à l’École ? Seulement parmi les chimistes ? Avez-vous fait des rencontres déterminantes pendant vos années d’École, notamment sur le plan scientifique ?

Contrairement à la plupart de mes camarades qui passaient l’agrégation en troisième année, j’ai passé l’agrégation en quatrième année (pour des raisons qui seraient trop longues à exposer), ce qui m’a fait connaître d’autres promotions que la mienne. Sur le plan personnel, j’ai gardé de nombreux contacts avec les camarades de l’époque et pas uniquement des chimistes. Deux d’entre eux sont parrains de mes enfants. Et, plus important, j’ai rencontré ma femme à l’ENS (qui n’est pas chimiste), même si ce n’est pas très original (à part peut-être le fait que nous formons un couple cloutière-fontenaisien, probablement plus rare que l’inverse). Il m’arrive souvent de retrouver des camarades au hasard des contacts dans ma vie professionnelle.

Le projet de recherche, évoqué précédemment, a été déterminant pour la suite de mon parcours scientifique : le professeur qui m’encadrait, Michel Verdaguer[3], m’a fait découvrir le magnétisme moléculaire et son laboratoire de recherche à Orsay, où j’ai préparé ma thèse de doctorat à la sortie de l’ENS. Il s’agit du Laboratoire de chimie inorganique alors dirigé par Olivier Kahn (qui fait actuellement partie de l’Institut de chimie moléculaire et de matériaux d’Orsay, ICMMO) et ma thèse a porté sur la synthèse et l’étude des propriétés de nouveaux aimants.

A la sortie de l’École vous avez entrepris une thèse de chimie que vous avez soutenu à Paris-XI-Sud (Orsay). Pouvez-vous dire quelques mots de votre recrutement en tant que chargé de recherches par le CNRS puis de votre recrutement par l’ENS de Cachan désormais ENS Paris-Saclay ?

Des effets du magnétisme sur les molécules et les matériaux, je suis passé à ceux de la lumière. Actuellement, le photochromisme est au centre de mes sujets de recherche. Étymologiquement, il s’agit de changements (réversibles) de couleurs induits par la lumière et le principe est utilisé dans les verres de lunettes qui se colorent au soleil, puis retrouvent leur état initial par retour à l’ombre. Le changement d’un large spectre de propriétés physiques et chimiques accompagne celui de la couleur. Nous explorons des phénomènes nouveaux liés à ces transformations et nous cherchons à les exploiter pour des dispositifs d’affichage, la détection de composés ou encore la microscopie.

Actuellement, le laboratoire compte, en rythme de croisière, plus de quarante membres. Dans un premier temps, les pièces de synthèse avec les hottes d’extraction se sont développées dans des pièces inexploitées des locaux d’enseignement et le vide sanitaire a été aménagé pour l’installation des équipements de spectroscopie laser. Au début, notre arrivée posait question et la présence d’un laboratoire de recherche ne semblait pas naturelle pour certains. Un quart de siècle plus tard, le PPSM est le lieu où les normaliens chimistes effectuent leur immersion en recherche dès la première année de scolarité pour une initiation au vaste monde de la recherche via cette interface, au-delà des thématiques du laboratoire.

 

 

Visite des directeurs des IISER (Indian Institutes of Science, Education and Research), rencontre avec les représentants des quatre ENS, ENS de Lyon, 26 juin 2017. Photo ENS de Lyon, archives Keitaro Nakatani. 

De gauche à droite : Deborah France-Piquet, directrice des relations internationales, ENS de Rennes, Sandrine Maximilien, attachée scientifique de l’ambassade de France en Inde, Mathilde Begrand, responsable des mobilités internationales, ENS de Lyon ; Keitaro Nakatani, vice-président recherche, ENS Paris-Saclay ; Catherine Stephan-Evan, directrice des relations internationales, ENS Paris-Saclay ; Vinod Singh, directeur de l’IISER, Bhopal ; Séverine Dalynjak, directrice des relations internationales, ENS de Lyon ; Rabindranath Mukherjee, directeur de l’IISER, Kolkata ; Yves Laszlo (84 S SC), directeur-adjoint, ENS (Paris) ; Jean-François Pinton (80 S SC), président de l’ENS de Lyon ; Yanick Ricard (78 S SC), vice-président recherche, ENS de Lyon ; Arnaud Debussche (84 S SC), vice-président recherche, ENS de Rennes ; Veerabahu Ramakrishnan, directeur de l’IISER, Thiruvananthapuram ; Damien Stehlé, directeur du département d’informatique, ENS de Lyon ; Pascal Mognol, président, ENS de Rennes ; Jan Matas (docteur ENS de Lyon, 1999), directeur des relations internationales, Université de Lyon ; Krishnarajanagar Ganesh, directeur de l’IISER, Pune ; Naresh Sharma, directeur des relations internationales, Pune ; Jacques Champagne de Labriolle, conseiller diplomatique, préfecture de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Les quatre ENS sont représentées par leur président ou leur « numéro deux » lors de cette visite de cinq directeurs d’IISER en 2017. En mars 2018 lors de la signature de l’accord entre les ENS et les instituts indiens, les IISER étaient au nombre de sept, incluant ceux de Tirupati et Berhampur. La photo informe sur la présence dans toutes les équipes présidentielles ou directoriale d’alumni scientifiques de nos écoles en 2017.


 
 

L’installation à Cachan représentait pour moi non seulement le montage d’un nouvel « espace de jeu » de recherche, mais également l’occasion de renouer avec le monde des ENS. Tout en étant chercheur CNRS, je participais aux activités d’enseignement, aux jurys des concours d’entrée, etc., avec le soutien de ma hiérarchie, qui m’encourageait à introduire des enseignements d’ouverture en lien avec mes activités de recherche. Du coup, lorsque l’occasion s’est présentée, la transition vers un poste d’enseignant-chercheur a été plutôt naturelle.

Depuis 2014, dans le cadre de mes fonctions de vice-président, je suis en charge de la stratégie de recherche de l’ENS (désormais) Paris-Saclay. Je veille à la bonne marche des laboratoires et à leur développement, en travaillant sur l’allocation des moyens (humains et matériels, comme les équipements) et en mettant en place des dispositifs de soutien (appels à projets, accompagnement administratif). Dans un contexte très compétitif, il est important d’encourager nos chercheurs et enseignants-chercheurs en leur donnant des conditions pour « être dans la course ». Également, dans le contexte de l’ENS, il est essentiel d’être constamment dans le rapprochement entre la formation et la recherche. Pour aller dans ce sens, nous avons organisé l’établissement en DER (départements enseignement recherche) et créé le dispositif de professeurs attachés pour les chercheurs d’organismes (CNRS, INRIA, INRAE) désireux d’aller au-delà de « simples » interventions en cours, en s’intégrant activement dans les équipes d’enseignement. 

Dans le cadre de mes fonctions, j’ai aussi l’occasion de retrouver mes homologues des autres ENS. Nous avons notamment des projets communs à l’international, avec l’ECNU en Chine (East China Normal University) ou encore avec les IISER en Inde (Indian Institutes of Science, Education and Research).

Actuellement, le grand chantier, au sens propre comme figuré, est l’intégration de l’ENS dans l’université Paris-Saclay et le déménagement sur le nouveau site à Gif-sur-Yvette. Avec l’université Paris-Saclay, l’objectif n’est pas de faire un système homogène, mais de travailler de manière cohérente entre les différents établissements et les composantes de l’écosystème. Et l’ENS a un rôle à jouer, dans la formation aux métiers de la recherche et l’enseignement supérieur. C’est aussi l’occasion de mettre nos normaliens en contact proche avec un espace de recherche qui va au-delà de celui de leur École. Ce déménagement qui s’accompagne d’un changement de paradigme n’est pas sans me rappeler celui de mon alma mater vers Lyon, que j’ai eu l’occasion d’observer ingénument dans les années 1980. 

Propos recueillis par Christine de Buzon (71 L FT), juillet 2020

[1] Laboratoire de photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires. Keitaro Nakatani a dirigé ce laboratoire de 2010 à 2014. Il a auparavant dirigé le département de chimie de 2001 à 2007.

[2] Depuis la rentrée 2020, cette fonction est assurée par Philippe Maître (84 S SC).

[3] Michel Verdaguer a enseigné à l'ENS de Saint-Cloud de 1966 à 1987. En 1988, il est devenu professeur des universités puis professeur émérite (2002) à l'université Pierre et Marie Curie. Il est ancien élève (1961-1965) de l’ENSET devenue ENS de Cachan en 1985 puis ENS Paris-Saclay en 2016.


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2020, n°2 .