Témoignage en 2015 de Jean-François Margat
Promotion 1967, Sciences, Saint-Cloud

Jean-François Margat (S SC 67)

Jean-François Margat (S SC 67)

I. A l’école primaire et au lycée

Je suis né en 1947, en plein Pays de Caux, entre Dieppe et Rouen. Mes parents étaient instituteurs de campagne et avaient un poste double. Ils ont été évidemment mes maîtres. Grâce à mes bons résultats, je suis parti à dix ans et demi au cours complémentaire d’Yvetot, en internat. La vie n’y était pas facile. C’est dans cet établissement que j’ai commencé ma formation professionnelle : pendant mon année de cinquième, alors que j’avais onze ans, le directeur m’a confié une classe entière. Ainsi mon orientation fut décidée. Je n’eus jamais d’autre formation pédagogique et cela ne m’a pas manqué. Et puis, en troisième, il a fallu envisager l’avenir. Dans ma famille, nous étions tous ou presque instituteurs. Il fallait passer par le concours de l’École normale primaire, où je fus reçu avec presque deux ans d’avance, bien utiles par la suite. Ma scolarité à l’École normale primaire s’est bien passée en 2nde et en 1ère. Une classe de math élém s’ouvrant à l’École normale d’institutrices de Rouen, j’ai demandé à y faire ma terminale, car l’option mathématiques n’existait pas chez les garçons. Cette orientation fut décisive.
J’ai fait la navette entre l’École normale d’instituteurs qui venait d’emménager à Mont-Saint-Aignan et la rive gauche de la Seine. Nous quittions la rue de Lille des demoiselles après l’étude du soir, et retournions chez les garçons pour le dîner et l’étude qui s’en suivait. Nous y travaillions dans une bonne ambiance, mais un peu à l’écart des autres normaliens. C’est à cet endroit que nous avons suivi en direct à la radio la mort de Kennedy. Après la terminale, mes parents me suggérèrent de préparer Saint-Cloud. Ainsi, je fus admis, malgré la réticence de la directrice, avec deux autres garçons et une fille, à préparer Saint-Cloud et Fontenay. Merci Maman, Merci Papa.

II. Préparations

Pour le jeune campagnard que j’étais, la rentrée au lycée Chaptal à Paris était impressionnante. Le lycée était immense, exclusivement masculin et au dortoir, les cloutiers n’avaient pas droit aux boxes fermés. Il y avait deux classes pour préparer Saint-Cloud : une Cloud Maths et une Cloud Bio, ouvrant toutes les deux aux études de Physique ou de Chimie. La classe était menée, au bon sens du terme, par les redoublants (carrés pour les doublants, voire cubes pour quelques rares triplants) qui transmettaient un folklore bien établi, avec ses traditions et sa hiérarchie ; pour les nouveaux bizuths, l’assimilation était néanmoins rapide et efficace. Il y avait de nombreux normaliens primaires essentiellement originaires de la région parisienne. Pour ce qui est des professeurs, la transition a été profonde et brutale. Le professeur de mathématiques, M. Bassat, était une personnalité : pour faire ses cours, il venait en costume et sortait de sa poche intérieure une simple feuille pour les énoncés des exercices : le reste (le cours proprement dit, de deux, trois ou quatre heures) était dans sa tête. Il était très exigeant, même avec les bizuths et d’une attitude très rigide. Le professeur de physique/chimie, M. Creysson était au contraire débonnaire et faisait sa dernière année. Nous l’appelions « Poupy ». Il était brave, mais passer plus d’un mois à étudier la balance nous semblait beaucoup trop long. En première année, j’essuyai un échec aux concours de Saint-Cloud et de l’ENSET, comme la plupart d’entre nous.
Je redoublai donc avec un petit nombre de normaliens primaires. Le nouveau professeur de physique/chimie, M. Destouesse sortait juste de Saint-Cloud (1961 S SC) et venait d’obtenir l’agrégation. Des modifications des programmes avaient ajouté une épreuve de langue vivante. J’aimais bien l’anglais et l’écoute intensive des Beatles ainsi que des radios anglaises m’avaient aidé à faire des progrès, surtout à l’oral. Le professeur, M. Barthalan était capable de jouer la comédie et de mimer parfois un western complet avec tous ses personnages. Admissible mais recalé à l’oral, je décidai de tenter encore une fois ma chance et d’utiliser mes années d’avance.
Désormais, les concours devaient se préparer en deux ans car on venait d’aligner les préparations aux concours de Fontenay et Saint-Cloud sur les autres écoles. La préparation à Cloud Maths était supprimée à Chaptal. C’est ainsi que je dus aller redoubler au lycée Lakanal de Sceaux en « Mathématique spéciale B », à dominante Physique, l’équivalent des PC actuels. Au lieu de « bizuths » et de « carrés », on parlait de 3/2 et de 5/2 comme de nos jours. J’étais d’une espèce assez rare puisque je triplais ma préparation sans avoir fait de première année. J’étais donc un 7/2, mais un 7/2 très particulier puisque j’avais passé le concours à Bac + 1 et que je n’avais jamais suivi de Maths sup, celle-ci n’existant pas pour les cloutiers. Le lycée avait beaucoup d’avantages : un grand parc, de grands arbres, ce qui changeait des cours goudronnées de Chaptal. Le parc de Sceaux était tout proche pour se détendre un peu le mercredi. Les dortoirs n’étaient pas des boxes, mais des chambres individuelles fermées jusqu’au plafond. Pour la première fois de ma scolarité, je fus premier de la classe ce qui remplit de fierté mes parents.
Les concours se passaient à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, juste à côté du Panthéon, symbole impressionnant pour un campagnard. Je faillis abandonner après l’épreuve de physique mais grâce à mon professeur de Lakanal, je persévérai. Je fus reçu second. Ce résultat, je le dois à mes parents qui m’ont encouragé et à mon professeur de physique de Lakanal, qui n’est autre que Lucien Sellier (S SC 56).

III. À l’École

Jean-François Margat (S SC 67)

Jean-François Margat (S SC 67)

Après des vacances bien méritées, la rentrée à Saint-Cloud s’est faite sur un nuage. Après le choix des reçus entre les différentes filières, nous étions seize physiciens dans la promotion. Nous avions le statut de professeur stagiaire dont le principal avantage était un traitement tous les mois. L’internat était une résidence universitaire, ouverte sans aucune contrainte, ce qui était un véritable changement. En dehors des chambres, il y avait aussi sur place une salle de théâtre-concert-bal, un gymnase, un réfectoire. Une annexe un peu plus loin abritait l’infirmerie et servait de parking. Juste en-dessous de la résidence, se trouvait la gare de Saint-Cloud, qui menait directement à Saint-Lazare, ce qui me permettait de rentrer régulièrement chez mes parents près de Rouen.
Les cours, les TD et les TP de la maîtrise étaient, en première année, ceux de la fac de Paris (Jussieu) pour deux certificats. À ma grande surprise, la contribution de l’École à notre enseignement se limitait à des compléments donnés par d’excellents enseignants, du moins jusqu’en mai 68 que je vécus de la manière suivante :
Le vendredi trois mai alors que j’étais chez mes parents, fermeture de la Sorbonne. Le lundi six, à dix heures, entre deux cours, la fac s’est vidée sur le boulevard Saint-Germain que nous avons remonté en cortège jusqu’au boulevard Saint-Michel où nous avons été bloqués et où nous avons fait connaissance avec nos premières grenades lacrymogènes A cet endroit, nous nous trouvions juste en dessous de la Sorbonne, le long d’un bâtiment sinistre, aux fenêtres garnies de barreaux, évoquant une prison. Ce n’est que trois années plus tard, lors de l’oral de l’agrégation, que je découvrirai son identité. Au bout d’un long moment, des mouvements divers ont eu lieu : les manifestants commençaient à en avoir assez d’attendre. Les grilles des arbres ont été arrachées, une cabane de chantier qui se trouvait là a été forcée. La manifestation, calme comme toutes les précédentes, dégénérait. Avec notre petit groupe, nous avons décidé de partir et de rentrer à Saint-Cloud. C’était le début de la fameuse nuit des barricades. Nous avons pris part aux manifestations suivantes, toujours dans les limites de la non-violence. Puis, pour le week-end de Pentecôte, retour magique de l’essence dans les stations-service. Tout le monde s’est précipité pour partir en week-end. Mai 68 était terminé, au moins en apparence. Les conséquences de ces quelques semaines sont toujours présentes dans notre société et ce fut une chance d’y participer à notre modeste rang.
Autre conséquence personnelle, toujours d’actualité, entre les manifestations, je rencontrai une charmante étudiante en anglais qui avait eu le malheur de devoir accompagner et chaperonner sa sœur à la résidence de l’École, au bal de l’association sportive. Nous avons profité du temps libre pour faire plus ample connaissance. Nous nous sommes retrouvés pendant les vacances et avons décidé de nous fiancer le soir de la Saint-Sylvestre. Les copains de la promotion étaient sidérés, voire inquiets, de nous voir nous engager aussi vite. C’était il y a quarante six ans, et nous sommes toujours heureux ensemble.
Mes années à Saint-Cloud furent très heureuses entre des cours intéressants, l’organisation du bal de gala, des colles à Lakanal puis la préparation de l’agrégation. La quatrième année y fut donc, à plein temps, celle de l’agrégation. Cette fois, c’est à l’École que nous avions cours, TD, TP, conférences, présentations de leçons et montages pour l’oral. Après l’éparpillement des DEA, la promotion s’est retrouvée au complet, regroupée et solidaire, augmentée de quelques auditeurs ou auditrices libres qui se sont parfaitement intégrés. L’ambiance était excellente et je pense qu’elle l’était dans toutes les promotions. Nous nous préparions en binômes et avec des assistants très impliqués comme Louis Soulié (1951 S SC), Donnat, Roger Journeaux (1955 S SC), Michel Laurent (1962 S SC) ou Roger Viovy (1946 S SC), personnes extraordinaires de gentillesse et de compétence. À quelques TD et conférences près, ce fut la seule contribution directe de l’École à nos études. Mais elle fut remarquable et efficace : si je me rappelle bien, toute la promo a été reçue à l’agrégation.

L’écrit de l’agrégation a commencé par une surprise : le jour de l’épreuve de physique en six heures, je découvre une erreur sur la formule de Planck dans l’énoncé, mais n’ose pas la signaler. L’oral se passait au lycée Saint-Louis, et j’ai alors découvert que ce bâtiment rébarbatif le long duquel nous avions fait le sit-in précédent la nuit des barricades en mai 68 était le lycée Saint-Louis. Après une leçon de chimie déjà traitée pendant l’année, je tire un sujet de physique très long. Cela ne m’empêche pas d’être reçu ainsi que mon binôme. Juste après moi, il y a un candidat à titre étranger de l’ENS.
Après les résultats, l’inspecteur général président du jury (M. Dechêne) recevait ceux qui le désiraient pour préciser leur avenir. Au début de l’oral, nous avions rempli un papier où il fallait classer par ordre de préférence les orientations qui nous tentaient. J’avais écrit dans l’ordre décroissant : professeur de prépa / recherche (à la suite de mon DEA, j’avais une place de thésard au CERN, dans un des laboratoires qui ont travaillé pour trouver, il y a peu, le boson de Higgs), ensuite professeur en École normale primaire. Mon rang me faisait espérer être comblé. Je le fus puisqu’on me proposa le lycée Lavoisier et je pus partir en vacances le cœur léger.

IV. Après l’École

Devenu jeune professeur en Mathématiques Spéciales B (dominante physique /chimie) j’avais dix-neuf heures trente de cours à assurer (dont dix de cours magistraux pour lesquels tout était à préparer). Grâce à Lucien Sellier, envers qui j’ai une lourde dette, j’ai pu entamer l’année, avec une liasse énorme d’énoncés de problèmes et d’exercices accompagnés de leurs corrigés qu’il avait eu la gentillesse de me prêter. Le collègue que je remplaçais avait eu aussi la bonne idée de laisser les textes de ses TP que les techniciens du laboratoire connaissaient déjà. Je n’ai pas apporté beaucoup de modifications. J’ai assuré mes premiers cours devant trente et un élèves dont quelques-uns n’avaient que deux ans de moins que moi. Il y avait trente garçons et une seule fille. Comme de coutume à cette époque là, j’ai appelé les garçons par leur patronyme, et l’unique fille par son prénom. C’était l’habitude depuis 68, je les ai tutoyés, tous et toute, et eux m’ont spontanément vouvoyé, ce qui m’a évité de le leur imposer. J’ai conservé ces règles pendant toute ma carrière, sans problèmes. Et puis, j’ai fait la connaissance de mes collègues de physique, deux demoiselles en Sup et de mon collègue de maths. Celui-ci était le professeur le plus âgé du lycée qui exerçait pour la dernière année tandis que j’étais le plus jeune. C’était M. Corentin Hémery (1929 S SC), bien connu des élèves qui ont utilisé ses manuels, les « Lebossé-Hémery » de la seconde à la math élém dans les années cinquante à soixante-dix.
Puis, j’ai fait mon service militaire à Cherbourg, comme scientifique du contingent à l’EAMEA (École d’applications militaires de l’énergie atomique), après un mois de classe à Fontainebleau. Mon fils venant de naître le dix-neuf juin, je ne le vis vraiment pas assez à mon goût. Cette école dépendant de la Marine, tout était à l’enseigne maritime, même à terre : les couloirs étaient des coursives, les fenêtres des hublots et les minibus qui faisaient la liaison avec la gare étaient des canots.
Ensuite, je fus nommé au lycée Saint-Louis à la rentrée 1973 où je restai jusqu’à la fin de ma carrière en 2007. Mon fils, qui à son tour vint faire ses études en classe préparatoire au lycée Saint-Louis entendit un jour dire : « Margat, c’est un tueur ! ». Assurément, j’étais sévère et exigeant, mais c’était tout à fait exagéré.
En 2007 après trente quatre ans de service, je quittais donc le lycée Saint-Louis, les élèves, les agents, les collègues. J’y retourne encore de temps à autre. Mais pendant combien de temps me reconnaîtra-t-on ?

V. Et l’École dans tout cela ?

Revenons un peu en arrière, en 1975. Quatre ans après l’agrégation et au cours de ma deuxième année d’enseignement à Saint-Louis, on me sollicite pour faire passer le concours d’entrée à Fontenay à l’écrit et à l’oral en option physique. Être membre du jury de concours d’une ENS représentait une épreuve pour moi. Remplaçant Lucien Sellier qui ne pouvait plus conserver ses fonctions pour raison de santé, je dus proposer un sujet d’écrit dès la seconde année. Je choisis un problème avec de la relativité, tiré d’un exposé fait en DEA sur les faisceaux de neutrons. En 1981, le recrutement des deux écoles est devenu mixte. Je ne suis pas certain que cela ait été bénéfique aux demoiselles car il y eut trente sept garçons admis à Fontenay contre dix filles à Saint-Cloud. En 1986, il n’y eut plus de concours scientifique pour Fontenay ni de concours littéraire pour Saint-Cloud. L’année d’après ce fut l’École normale supérieure de Lyon qui recrutait les scientifiques et je n’étais plus au jury.
C’était la fin de ces deux Écoles, la fin d’une époque, d’un esprit auquel je reste encore attaché. Je le dois à mes parents et à l’éducation qu’ils m’ont donnée, à mes professeurs du cours complémentaire d’Yvetot qui m’ont donné les mêmes valeurs qu’eux, à mon professeur de Lakanal qui a continué à m’aider bien après sa classe et évidemment à Saint-Cloud, à ses enseignants à qui je dois mon agrégation, à la promotion demeurée bien soudée.
Telles sont les raisons qui font que je suis redevable à cette École. Avec le recul néanmoins, ce que j’y ai vécu me laisse un goût amer : disparition des prépas à Saint-Cloud, dernier grand bal de gala, dernier concours, dernière leçon d’agrégation… Même si je n’étais pour rien dans ces disparitions, j’aurais bien voulu en annuler. Bien que n’étant pas sûr d’y avoir réussi, j’ai essayé de restituer par écrit ce que l’École et ses enseignants m’ont apporté. Merci sincèrement à tous.

Ce témoignage a été initialement publié, sans illustrations, dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2 (2015) p. 33-36.