Témoignage de Claude Morange
Promotion 1955, Lettres, Saint-Cloud
Ce texte est issu d’un hommage à Jacques Maurice (1955 L SC) publié dans notre Bulletin, n° 1-2014, juin, p. 54-56 puis sous le titre « L’École normale supérieure de Saint-Cloud il y a un demi-siècle », dans Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2, 20151. Claude Morange est spécialiste du Siècle des Lumières en Espagne et maître de conférences honoraire, Université de PARIS-III Sorbonne Nouvelle.
C. de Buzon (1971 L FT)
C’est d’une amitié de plus d’un demi-siècle qu’il me faudrait parler. Elle avait résisté aux aléas et vicissitudes d’itinéraires nécessairement différents. Tout avait commencé en 1955, lorsque nous entrâmes ensemble, en même temps que Pierre Dupont et Augustin Redondo, à Saint-Cloud (où même un an d’ailleurs nous cothurnâmes, Pierre, Jacques et moi). C’est cette seule période que je voudrais évoquer, non pas pour convoquer des souvenirs et donner dans l’anecdotique, mais pour dire deux mots du rôle des ENS, en l’occurrence de celle de Saint-Cloud, tel que nous l’avons vécu.
Évoquer tout cela dans un dialogue avec la génération actuelle n’est pas chose facile. Je crains que, souvent, utilisant les mêmes mots, nous ne parlions de réalités fort différentes. On me dit que Saint-Cloud n’est plus Saint-Cloud. Pour ce qui est de l’implantation géographique, je le savais. Mais pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, quitte à m’entendre rappeler discrètement que la nostalgie et le gâtisme sont proches parents, j’oserai dire que, si c’était vrai, j’en serais presque désolé.
Il faut savoir, en effet, ce que représentèrent les ENS pour plusieurs générations d’étudiants. D’abord (pardonnez le langage technocratique), c’était un formidable ascenseur social, sans lequel beaucoup d’entre nous n’auraient jamais pu accéder à l’enseignement supérieur (ni même à l’enseignement secondaire). Le fait d’être rémunérés dès l’entrée à l’École était évidemment un facteur essentiel de sécurité. Il y avait, en particulier, une filière qui permettait aux meilleurs élèves des écoles normales (celles qui étaient destinées à la formation des instituteurs) d’accéder aux ENS. Un pourcentage très élevé de « cloutiers » venait donc de milieux sociaux très modestes. C’était le cas des quatre aspirants hispanistes de ma promotion. Est-ce que cela est toujours possible et fréquent ? A vrai dire, je n’en sais rien. Et, si changement il y a eu, il serait intéressant de se demander à partir de quand.
Le second aspect sur lequel je voudrais attirer l’attention, tout en craignant que la transmission soit ici bien difficile, c’est que, à leur arrivée à Saint-Cloud, les heureux élus, après les dures années de ce qu’il faut bien appeler un bachotage qui n’élevait pas toujours l’esprit, se trouvaient immergés, nolens volens, dans un lieu extraordinaire, fait de relative facilité de vie (ce qui n’était pas négligeable), de bouillonnement intellectuel, d’activités et d’échanges culturels presque au quotidien en quelque sorte, entre élèves, scientifiques et littéraires, des différentes promotions. Pourquoi ne pas le dire ? Cela tournait parfois la tête à quelques-uns, qui étaient affectés d’un détestable complexe de supériorité. Je crains que, dans ce domaine, peu de choses aient changé. Il n’en restait pas moins que, au bout de trois ou quatre ans, sortaient de ce haut lieu de l’esprit beaucoup de têtes dotées d’un bagage culturel respectable et un peu mieux organisées qu’à leur arrivée. Il faut se représenter (et souvent nous n’en avons pris conscience que plus tard) à quel point il fut enrichissant de côtoyer des Maurice Godelier (cacique de notre promotion), Daniel Roche ou Michel Vovelle, pour ne citer que quelques noms, qui sont ensuite devenus célèbres.
Il faudrait ici pouvoir donner à comprendre à la jeune génération, qui ne pourra sans doute que très difficilement l’imaginer, qu’une grande partie de ce bouillonnement intellectuel était fait d’affrontements idéologiques passionnés liés au contexte politique des années cinquante : la guerre d’Algérie et, à la fin de la décennie, le coup d’État d’un certain général. Il n’était pas rare, dans ces années-là, que plus de la moitié d’une promotion ait, dès la première année, un engagement politique actif, je veux dire militant. Ce fut le cas de trois des quatre hispanisants de la promotion 1955, qui conservèrent longtemps ledit engagement. Ne connaissant pas le quotidien de la vie des ENS d’aujourd’hui, j’ignore si ce genre d’inquiétudes est toujours présent, ou si l’on considère que ce ne sont là qu’intolérables obscénités dans un lieu dédié à de plus hautes spéculations intellectuelles.
Pour ce qui est des études de la petite escouade d’hispanistes (moins d’une dizaine d’élèves en quatre promotions, d’autant que chaque année l’une d’entre elles partait faire un séjour en Espagne), elle bénéficiait de cours d’intervenants extérieurs, de Joseph Pérez aussi (qui, après l’agrégation, était revenu enseigner à l’École). Pour le reste, il fallait faire le déplacement vers la lointaine Sorbonne. Il serait superflu que j’indique que notre admiration se répartissait de façon très inégale entre les différents enseignants qui y officiaient. Permettez-moi, tout de même, de faire une exception pour l’un de nos maîtres, qui nous inspirait un grand respect pour le sérieux de son travail, en même temps qu’une certaine terreur pour le niveau qu’il exigeait de ses disciples. Je crains que les jeunes chercheurs ignorent son nom, d’autant qu’il publiait très peu (ce qui n’est pas toujours un défaut). Même sa remarquable thèse sur Mariano José de Larra est restée inédite, ce qui n’a pas empêché quelques chercheurs peu scrupuleux de la piller sans même le citer. C’est vers M. Aristide Rumeau que va cet hommage. Si les quatre hispanisants de la promotion 1955 s’adressèrent à lui pour diriger leur mémoire de maîtrise (qui s’appelait alors diplôme d’études supérieures), c’est qu’il devait y avoir une raison. Ces orientations initiales n’eurent pas toujours une suite. Ainsi il orienta l’ami Jacques vers la Diana de Montemayor, ce qui ne semblait pas le préparer à étudier l’anarchisme, auquel il se consacra ensuite sous la direction d’un autre maître.
Parler des ENS en général n’est peut-être pas tout à fait pertinent, car il n’y avait pas entre elles autant de rapports que vous pourriez l’imaginer. Il y avait même une certaine rivalité (certains diront une stimulante émulation) entre ulmiens et cloutiers, d’une part, et sévriennes et fontenaysiennes, de l’autre. Au demeurant, si certains cours étaient communs, les concours de recrutement ne l’étaient pas. C’est à une date relativement tardive que l’on a osé, si j’ose dire, rapprocher les sexes et que les ENS sont devenues, horresco referens, mixtes. Quant à la fusion à Lyon entre différentes ENS, comme vous le savez, elle est très récente (2010). J’ignore si elle a obéi à des impératifs administratifs liés à la décentralisation, à un souci d’économies budgétaires, ou à la volonté de faciliter une reproduction endogamique des élites.
Quoi qu’il en soit, ce fut une très lente évolution, depuis l’époque très lointaine (sous Jules Ferry), où Saint-Cloud et Fontenay avaient été conçues comme des écoles normales supérieures de l’enseignement primaire, destinées à former les formateurs des enseignants du primaire. Il en restait quelque chose à Saint-Cloud, qui avait, depuis les années trente, une mission spécifique, celle de préparer au concours de recrutement des inspecteurs de l’enseignement primaire. Avec les promotions des élèves-inspecteurs, nous n’avions, à vrai dire, pas beaucoup de contacts. Mais cela montre que l’ENS n’était pas alors essentiellement tournée vers la formation d’enseignants-chercheurs du supérieur. D’ailleurs, si ma mémoire ne me trahit pas, c’est seulement en 1956, à notre arrivée ou presque (il était temps !), que Saint-Cloud et Fontenay ont commencé à préparer à l’agrégation. J’ajoute que la plupart d’entre nous, après l’agrégation, ont enseigné dans des lycées de province pendant quelques années, dans des zones où l’Inspection générale estimait qu’il fallait envoyer des missionnaires pour initier de jeunes esprits aux beautés de la langue espagnole. Était-ce un bien ou un mal ? Je pense, pour ma part, que c’était plutôt un bien, malgré les difficultés que cela supposait, mais je vais sans doute me faire quelques ennemis (de plus). Pour Jacques Maurice, ce fut le lycée de Châlons-sur-Marne ; pour moi, celui de Nancy. Après avoir contribué, tant bien que mal, à cette conquête de l’Est, où l’espagnol n’était que très peu enseigné, il nous fut permis de revenir dans la région parisienne. Puis, à partir de 1967, les portes des universités commencèrent à s’ouvrir à un nombre croissant d’agrégés du second degré, mouvement qui s’accentua l’année suivante avec les événements que l’on sait. Et Jacques Maurice, après être passé par Dijon, participa activement aux batailles qui se déroulèrent autour de la création de l’Université de Vincennes. Mais cela est une autre histoire qui nous éloigne de celle des ENS.
1. Claude Morange, « L’École Normale Supérieure de Saint-Cloud il y a un demi-siècle », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 2, 2015, mis en ligne le 02 mars 2015, consulté le 12 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/ccec/5384