Témoignage de Lucien Sellier
Promotion 1956, Sciences, Saint Cloud

Avant Saint-Cloud

Pendant la guerre, mes oncle et tante de Sèvres (Seine-et-Oise) venaient passer leurs vacances d’août dans mon Vimeu, un coin de campagne où la nourriture était moins rationnée qu’en ville grâce, essentiellement, à nos jardins et nos fermes. L’année de mes dix ans, ils m’ont emmené avec eux à la fin de leur séjour afin de me faire visiter Paris. L’oncle Henri montait et réparait les fours à la Manufacture nationale de porcelaine (dont notre ENS de Saint-Cloud utilisera dans les années 1970 quelques locaux) à l’orée du Parc de Saint-Cloud. Il m’a fait visiter le Parc, me disant à peu près ceci : “ Tu vois, ces grands bâtiments, c’est l’École normale supérieure, on y fabrique des professeurs. ” C’est là que mon rêve a commencé. “ Si je pouvais, plus tard, y entrer ! ” me disais-je, mais cela me semblait irréalisable, et pendant quelques années je n’y pensais plus.

Je voulais être électricien, mais mes parents n’avaient pas les moyens de m’envoyer dans une école adaptée, alors ce fut le Cours complémentaire (par la réforme Foucher, les CC sont devenus des collèges). Le directeur m’a encouragé à entrer à l’École normale. Reçu premier du département de la Somme au BEPC (le brevet des collèges d’alors), j’ai été déçu de ne l’être que sixième à l’ÉN d’Amiens. J’y ai eu de nombreux Cloutiers comme professeurs : Emile Renvazé (30 S SC), Jean Leleyter (31 S SC), Jean Lefèvre (37 L SC), Roland Beaucousin (45 L SC), Pierre Scalabre (44 L SC), et Jean Pointud (28 L SC) comme directeur. Ils étaient bons professeurs, et plusieurs m’ont encouragé à poursuivre : math’élèm (actuellement terminale scientifique) à Douai où Roger Beuchey (39 S SC), André Bodard (20 S SC) et Raymond Locqueneux (45 S SC) m’ont beaucoup appris. Si Raymond me lit, je l’assure de ma plus amicale reconnaissance. J’y étais avec Marcel Ruytoor (56 S SC) et Claude Bourgeois (55 S SC) qui, comme moi, ont pu ensuite préparer le concours. J’aurais pu alors connaître Jean Haremza (47 L SC) qui y enseignait, mais comme nous n’avions pas de cours de français, il m’a fallu attendre trente ans pour l’apprécier et devenir son ami.

N’ayant jamais connu de lycée où, disait-on, il y avait parfois plus de mille élèves, j’ai choisi de préparer le concours d’entrée à l’ÉN de Nancy. Nous y avions d’excellents professeurs, comme Denise Bocquet-Camus (46 S FT), excellente pédagogue, et sympathique en plus (avoir été major d’agrégation de mathématiques ne lui était pas monté à la tête), Georges Coudry (36 S SC) que j’ai revu plus tard lors des AG à Lyon, plus ouvert et bon vivant que je ne l’avais supposé en prépa. Nous étions une vingtaine d’élèves et l’ambiance était excellente. À la récréation, nous jouions au volley, et “ la Denise ” venait nous chercher dans la cour pour nous ramener en classe, appelant certains par leur surnom : Calan pour Bour, Dudule pour Durand, Chef pour moi, surnom encore utilisé par des anciens de Nancy.

La plupart de mes professeurs Cloutiers et Fontenaysienne, je les ai retrouvés bien plus tard avec plaisir, comme adhérents de notre Amicale dont j’étais le trésorier.

Le concours d’entrée

Le concours se préparait en un an, mais peu intégraient en bizut. J’avais été admissible à l’ÉNSET (dont la délocalisation commençait de Paris à Cachan), mais je n’avais pas passé l’oral, car je ne voulais pas me laisser tenter par un succès qui m’aurait privé de Saint-Cloud, un rêve vieux de dix ans. La seconde raison était qu’au moniteur de colonie de vacances que j’étais depuis plusieurs années, on avait proposé une place en Italie, à Pesaro (la ville de Rossini). Malgré cette incartade, la directrice de l’École normale (Jeanne Schneider, que je retrouverai plus tard comme Fontenaysienne, 33 S & 49 I FT) a bien voulu que je redouble. C’est donc en “ carré ” que j’ai réussi. À l’oral, des Cloutiers m’ont interrogé : Maurice Crestey (46 S SC), Roger Viovy (46 S SC) devenu ami très cher, André Bellemère (48 S SC) et aussi d’autres que j’ai revus ensuite lorsqu’ils furent inspecteurs généraux : Marcel Eurin, Durrande… et le remarquable physicien et pédagogue Michel-Yves Bernard (du CNAM).

De Nancy, quatre autres sont entrés avec moi en 1956 : Marcel Bour, Daniel Durand, Gilbert Marzolin, Jean-Claude Spehner. Trois filles sont entrées à Fontenay : Yvonne Noblat, Thérèse Maldi et Jeannine Hénon. Plusieurs autres sont entrés à l’ÉNSET. Beau succès pour cette prépa à petit effectif, qui a hébergé aussi quelques années plus tard Alain Devaquet (62 S SC).

La rentrée et la licence

Le directeur de l’École était l’angliciste René Vettier (06 L SC), à l’origine de la création du Centre audiovisuel. Belle initiative ! Mais l’effectif des promotions augmentant et la recherche ne demandant qu’à se développer, l’École était à l’étroit dans les anciennes dépendances du château de Saint-Cloud, d’autant qu’avant-guerre on avait dû détruire quelques autres locaux encore debout, pour creuser le tunnel de l’autoroute. Dans les années cinquante, on avait proposé à René Vettier la Caserne Sully, en contrebas de l’École, qui aurait pu servir à résoudre le problème immobilier de celle-ci. Mais il était hors de question de s’installer chez des militaires ! Cette idée ne fut malheureusement dévoilée que beaucoup trop tard.

Le directeur-adjoint était Henri Canac (21 L & 31 I SC). C’est lui qui assurait la continuité et la marche effective de la maison, malgré les changements de directeurs. Il nous accueillait avec fermeté, mais aussi avec sympathie, car il était comme nous issu du peuple, via un ascenseur social qui n’existe plus actuellement.

Pour la première fois, grâce aux luttes syndicales, avec les autres ÉNS, nous devenions élèves-fonctionnaires et percevions 40 000 francs (de l’époque) par mois, dont une moitié était prélevée pour la pension.

L’École manquant toujours de locaux, les chambres des élèves étaient dispersées en plusieurs lieux : le pavillon Valois dans le Parc de Saint-Cloud (où se trouvait aussi l’administration), la maison rue Gaston Latouche (un ancien bordel), Pozzo, au-dessus de la gare (une ancienne clinique psychiatrique où Jean Cocteau avait été désintoxiqué, et où l’on avait rajouté deux grands réfectoires et les services de l’Intendance), et la maison Bonnet, une grande villa du parc de Montretout, non loin de la gare de Saint-Cloud, où nous étions logés en première année. Jean Roch (48 S SC) en était le chef de maison et les époux Founeau (de l’Arrrriège) les concierges ; à leur petit garçon nous faisions répéter “ à poil le Rhino !, à poil la calotte ! ”. Guy Béart habitait à l’entrée du parc, Annabella (l’actrice de L’Équipage, que les cinéphiles connaissent) un peu plus loin, sa bonne recevait la visite d’un de nos camarades matheux de la promo précédente. J’avais déjà logé dans cette villa lors de l’oral du concours. Toute notre promo scientifique, presque tous d’anciens “ normaliens primaires ”, y logeait maintenant, ainsi que des matheux de la promo 55.

Avec d’autres camarades (Marcel Bour, Jean-Claude Spehner, Jean-Claude Fournier-Sicre), nous occupions la grande pièce du rez-de-chaussée, où se trouvaient des lits, des tables de travail, des placards… Il y avait une salle d’eau commune à l’étage pour la toilette courante, mais pas de douche : nous avions accès aux douches de la villa Caudron, infirmerie-lingerie, à l’entrée de l’avenue Pozzo di Borgo, une fois seulement par semaine. Dans cette chambre, j’embêtais un peu mes “ colocataires ” en faisant de l’électronique, construction de poste de radio, d’ampli, de magnétophone… puisque j’aurais voulu être électricien. Dans cette grande chambre nous avions reçu, à l’automne, les Fontenaysiennes de notre promo pour une sauterie, afin de faire connaissance, réunion sonorisée avec mon ampli (push-pull à EL84, pour les connaisseurs). Parfois nous jouions à cache-cache dans le jardin, parfois aussi nous faisions le mur afin de nous retrouver plus vite dans le Parc de Saint-Cloud contigu, pour jouer aux boules ou au ballon. Riri, Jean-Claude Rivals, venait nous raconter des histoires à dormir debout et à marcher au fond d’un lac pyrénéen. Il avait acheté une moto en cachette de ses parents. Un jour, ceux-ci sont venus lui rendre visite, il a dû alors la cacher et nous demander de ne pas en parler !

Valois et Artois. Photo Lucien Sellier

Au pavillon Artois, à l’entrée du Parc de Saint-Cloud, se trouvaient des salles de cours et des labos de physique, mais aussi l’atelier, dirigé par René Ollivry, un artisan artiste, ancien mécano chez Hispano-Suiza à Colombes, qui fabriquait beaucoup de matériels pour l’École. Je l’ai fréquenté dès le début, construisant des baffles pour haut-parleurs, pliant de la tôle pour faire des châssis électroniques, apprenant sous sa conduite à me servir de différents outils et machines que je ne connaissais pas encore.

En première année de licence, matheux et physiciens, nous devions préparer les certificats de Physique générale et de Mécanique rationnelle. Tous les cours des scientifiques, pendant nos quatre années, avaient lieu à l’École. Nos professeurs étaient Michel-Yves Bernard (du CNAM) en acoustique, Jean-Paul Mathieu (de la Sorbonne) en optique, M. Grivet (grand-père de Simon, 98 L FC) en électricité, ce dernier remplacé plus tard par Jacques Hennequin (44 S SC), mais les travaux pratiques se déroulaient à la Sorbonne dans des salles équipées d’un matériel vieillot, car l’émiettement en 13 universités parisiennes ne se produirait que beaucoup plus tard. C’était le jeudi matin, et j’étais le privilégié qui s’y rendait à vélo, moyen plus rapide que l’autobus 152 ou 172 et le métro. J’attachais mon vélo aux arceaux près de la chapelle. Le retour à midi pour monter la rue Dailly et la rue Gounod jusqu’au réfectoire de Pozzo était moins agréable, mais… Plus tard j’ai acheté une Mobylette, puis un scooter Lambretta.

Les cours de mécanique étaient dispensés par M. Roseau (que j’ai revu plusieurs fois, car il habite ma ville actuelle) et M. Campbell assurait les exercices. M. Roseau nous avait annoncé que le gyroscope tomberait à l’examen et nous avait fait faire un problème sur le sujet, mais comme je ne l’avais pas cru je n’ai pas approfondi la question et j’ai échoué à Mécanique rationnelle. Par contre, j’ai eu Physique générale avec mention bien, et je me souviens, pour Électricité, d’un problème sur le haut-parleur (je le connaissais bien, pour le pratiquer, ce haut-parleur) et d’un oral au fond d’un couloir poussiéreux avec l’éminent physicien Castaing (né dans le Gers, dans le même village que Juliette Berry, 39 S FT, ancienne trésorière de l’Amicale de Fontenay, dont le mari sera commissaire de police à Saint-Cloud en 1968, bienveillant à l’égard de nos jeunes camarades un peu turbulents car lui-même avait, juste avant la guerre, préparé notre concours en compagnie de sa future épouse).

Au labo de physique, je n’étais pas toujours le bienvenu parmi les agrégatifs qui préparaient leurs montages. L’un des préparateurs était M. Joly, Picard comme moi, de Flixecourt comme Roland Beaucousin, et nous avons sympathisé tout de suite. Je faisais des mesures et j’essayais des montages. En particulier la réalisation d’un appareil permettant, à partir d’une batterie de voiture, de fabriquer du courant alternatif. C’était en vue du mariage de notre camarade de promo Gilbert Grieseman, qui devait avoir lieu en forêt de Saint-Germain, dans une auberge non reliée au réseau électrique. Nous lui avions offert un tourne-disque et un poste de radio, achetés à la FNAC naissante (où j’avais auparavant acheté un appareil photo Savoyflex, encore fabriqué en France, comme son concurrent le Focaflex). N’étant pas parvenu à temps à réaliser mon projet, j’ai dû acheter boulevard Beaumarchais une “ commutatrice ” d’occasion, d’au moins 20 kg : un moteur électrique entraînant un alternateur. Je l’ai revendue par la suite.

En octobre, j’ai repassé Mécanique, mais sans succès, le programme étant différent, de l’élasticité cette fois, partie que nous n’avions jamais étudié et qu’on ne peut absorber tout seul par les livres. Pendant les vacances, j’ai fait un tour en Autriche et Allemagne en scooter avec Marcel Bour (Vespa) et André Batbedat (55 S SC, Peugeot). C’est André qui nous avait fait entrer comme moniteurs du jeudi après-midi au Patronage laïque de Bois-Colombes, où d’autres Cloutiers comme Pierre Bret (55 S SC) avaient aussi opéré. J’y allais après la Sorbonne, traversant en particulier la place de la Défense et son monument commémoratif, pas encore sur-construite comme aujourd’hui et devenue méconnaissable. De temps à autre j’empruntais au Centre audiovisuel de l’École une caméra 16 mm pour filmer les enfants, sur place ou au Bois de Boulogne ou au Salon de l’Enfance, et ensuite montrer leurs exploits aux parents. Parmi les enfants, ceux de Jacques Hennequin, dont l’un deviendra plus tard copilote du DC10 d’UTA abattu par des pirates libyens. Par la suite j’ai été “ promu ” directeur du patronage.
En seconde année de licence, l’École accueille un nouveau directeur, Roger Ulrich (26 S SC). Avec un peu de retard, nous emménageons dans une nouvelle résidence, des préfabriqués dans le jardin de la maison Caudron, pas inconfortables cependant, et qui ont perduré beaucoup plus longtemps que prévu à l’origine. Cette fois je coturne avec Riri (Jean-Claude Rivals, décédé depuis), grand fumeur. Et nous disputons dans l’entrée de nombreuses parties de bridge.

Il s’agissait cette année-là du certificat de Chimie (générale, organique, minérale). Des professeurs venaient de la Sorbonne : Chrétien, Laffitte, Prévost, Normand et ses petites sandales,… Lorsque nous n’étions pas assez attentifs, Chrétien se désolait de venir nous apporter sa science pendant que “ ses trente gars du laboratoire ” l’attendaient, parmi lesquels le thésard Gilbert Tourné (48 S SC). Ma future épouse ayant fait son diplôme chez lui, j’ai appris par la suite que les “ trente gars ” étaient bien tranquilles quand il était à Saint-Cloud ou à Fontenay, où il effaçait lui-même son tableau, contrairement à ce qui se passait lors du “ cérémonial ” de ses cours en Sorbonne. Les travaux pratiques avaient lieu à Paris, sous la houlette de la méprisante Mme Laurent, qui nous disait, ainsi qu’aux Sévriennes (l’ÉNS de Jeunes filles n’avait pas encore été absorbée par la rue d’Ulm), qu’elle jetterait des pierres dans nos jardins. Ne pouvant parfois déjeuner à l’École, nous avions des tickets de repas (les “ foyers ”) qui nous permettaient d’aller manger rue d’Ulm, mais la table n’y avait pas la même qualité qu’à Saint-Cloud !

En même temps, ne voulant pas recommencer la mécanique (et pourtant, j’ai aimé l’enseigner, plus tard, en Spéciales) je me suis inscrit au certificat de Minéralogie-cristallographie. Ce fut la découverte d’un domaine nouveau et passionnant. Des cours et travaux pratiques en Sorbonne, avec Hubert Curien en particulier, plus tard ministre de la Recherche. J’ai été reçu à ce certificat. Après les révisions de chimie, nous avions décidé avec Tatave, Octave Beillard, d’aller voir Mon Oncle, le chef-d’œuvre de Jacques Tati, qui sortait dans un cinéma des Champs-Élysées. Mais par manque de chance il y avait ce jour-là de fin mai 1958 une manifestation d’étudiants qui s’opposaient à l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir. Des policiers nous ont repérés avec nos casques de scooter, et pris pour des manifestants potentiels, ce qui nous a valu de passer, via le “ panier à salade ”, 24 heures dans un sous-sol de commissariat puis à l’hôpital Beaujeon de Clichy. Plusieurs années après, j’étais encore “ fiché ” et on me demandait des explications lors de mon Service militaire. Je n’ai pas été reçu au certificat de chimie, que j’ai dû repasser en octobre.

Le diplôme d’études supérieures (DES)

De ma fenêtre. Photo Lucien Sellier

Pour cette troisième année, nous logions cette fois à Valois, le bâtiment administratif. Le confort était médiocre (un lavabo dans la chambre, mais toujours pas de douche sur place), ma fenêtre donnait sur le jardin du Trocadéro. Par cette fenêtre je voyais les ifs du parc taillés en suppositoires. Les concierges, très sympathiques, étaient M. et Mme Vidal, et comme M. Vidal travaillait aussi au labo de chimie, nous nous rencontrions souvent et avons vite sympathisé.

Le DES, sorte de mini-thèse en un an, était le gué indispensable à franchir pour se présenter à l’agrégation. Parmi les sujets proposés, dans des labos universitaires, ou industriels, un seul sortait du lot : la réalisation d’un spectrophotomètre différentiel à réponse logarithmique. Marcel Bennaroche (55 S SC) avait, l’année précédente, réalisé un spectro simple. J’ai choisi de lui succéder, en étudiant et construisant la séparation optique et le quotient (ou différences de logarithmes) électronique. Je travaillais dans la cage de Faraday, sous le labo de physique, dirigé par Augustin Blaquière (44 S SC) et encadré sur place par Jean Roch (48 S SC). Parmi mes visiteurs, de temps à autre, le directeur de l’École Roger Ulrich venait me dire bonjour. J’ai eu plaisir quelques années plus tard, à bavarder avec lui, membre comme moi du Conseil de l’Amicale. Mon travail était donc à la fois mécanique (d’où ma fréquentation toujours assidue de l’atelier), optique et électronique. Je devais aller chez les fournisseurs pour obtenir lames optiques, transformateurs, photomultiplicateurs… J’avais ma carte de réduction au Pigeon Voyageur, magasin d’électronique du boulevard Saint-Germain, même pour mes achats personnels, car j’avais délaissé ceux de la rue de Rome. J’ai construit mon premier récepteur radio stéréo et à modulation de fréquence, le seul qui existait alors à l’École. Ma réputation m’a ainsi amené à dépanner le poste de radio du directeur, et plusieurs radios et électrophones appartenant à des élèves. C’est cette année-là aussi que j’ai conçu et réalisé un projecteur pour diapositives, un amplificateur à lampes (les transistors n’étaient pas encore commercialisés en tant que composants) ultraplat sans transformateur…

En cours d’année, nous avions des conférences à l’École et nous devions faire des exposés. J’en avais fait un sur les couleurs, et renouvelé les expériences de bichromie du docteur Land (l’inventeur du Polaroid). Et comme il me restait du temps libre, on m’a proposé de remplacer en partie Mme Blaquière au lycée de Sèvres, pendant son congé de maternité. Le lycée était aussi sur plusieurs sites : le CIEP, ancienne ÉNS de Sèvres, où j’enseignais la physique, et les bâtiments de la rue Ledermann, sur le coteau en face, où j’enseignais les mathématiques dans une Seconde artistique-dessin. Je faisais ainsi mes premiers pas dans le métier. Il y eut également le stage d’agrégation, trois camarades pendant trois semaines au lycée Janson de Sailly (dont le proviseur était Marcel Sire, 24 S SC), chez M. Laurent, le mari de la chimiste des travaux pratiques citée plus haut. C’est là que j’ai rencontré Georges Tréherne (25 S SC), dont les manuels de physique étaient tant appréciés.

En fin d’année, nos assistants ont organisé pour les agrégatifs un voyage d’études à Grenoble, auquel nous avons participé : visite des laboratoires universitaires avec Pierre Brissonneau (47 S SC), barrage de Génissiat en construction…

Enfin mon compte-rendu de diplôme était prêt, je l’avais tapé sur ma machine à écrire Japy (j’avais travaillé et dirigé pour cette entreprise franc-comtoise des colonies et camps de vacances en Italie pendant quatre étés) et photocopié au labo en diazo-copie. Le jury n’étant pas prêt à se réunir, je suis reparti chez moi le 14 juillet, démontant partiellement le moteur de mon scooter en cours de route, car il manifestait de graves défaillances. J’ai mis ainsi toute une journée, le poussant parfois, au lieu des quelques heures habituelles.
C’est cette année-là aussi, ou la précédente peut-être, que dans ma promo Mohamed Smaïli avait acheté une 4 CV Rosengart qui est tombée en panne un premier mai en allant à la cueillette du muguet au bois de Chaville, et que Pierre Donnat avait acheté une imposante Renault Frégate…

Pendant les vacances, mettant à profit mes compétences manuelles, j’ai ajouté une cuisine et une salle de bain à notre maison familiale, que venaient de racheter (avec mon aide et celle d’un héritage) mes parents au cousin propriétaire. J’y ai travaillé en maçonnerie, couverture, menuiserie, plomberie,… avec un temps d’été prolongé jusqu’en octobre, la rentrée n’ayant lieu qu’à la fin du mois.

L’agrégation

Peu après, on a pu enfin réunir un jury et j’ai soutenu mon diplôme, en Sorbonne. Je logeais toujours à Valois, d’où j’avais une vue imprenable sur Paris et la Tour Eiffel. Aux beaux jours, on entendait sous cette fenêtre les chants d’une procession qui transportait des saints et des reliques. Je voyais aussi le philosophe Joseph (André) Glücksman (57 L SC) marcher sur les pavés, tournant à angle droit, tantôt à gauche, tantôt à droite, au hasard, perdu dans ses pensées en vue de refaire le monde, sur le modèle de celui de Mao sans doute.

À notre promotion de physiciens-chimistes sont venus s’incorporer des auditeurs libres, le plus souvent recommandés par les professeurs mêmes qui donnaient des cours à l’École. Nous nous exercions à faire des leçons et des montages, en physique et en chimie, aidés en cela par Roger Viovy, Jean Roch, Louis Soulié (51 S SC), Michel Rougée (52 S SC), très compétents et coopératifs, et encadrés par divers enseignants venus de l’extérieur, parmi lesquels des Cloutiers comme Eugène Sauce (20 S SC) ou Albert Septier (44 S SC), mais aussi M. Maréchal que je retrouverai comme directeur de l’Institut d’Optique. Guy Odent, qui venait du labo Chrétien, nous faisait faire des montages de chimie. J’ai eu plaisir à travailler plus tard avec lui au Ministère dans le cadre de nos responsabilités syndicales respectives. M. Joquet nous entraînait avec rigueur aux problèmes d’agrégation.

Nous avions aussi des séances d’exercices et problèmes, et des compléments par Jacques Boutigny (54 S SC) ou Jean-Michel Dolique (52 S SC). L’ambiance était excellente, nous travaillions et nous nous entendions bien. Un drame s’est produit, cependant : Tatave, qui était entré après un CAP de menuisier à l’ÉN d’Angoulême, atteignait la limite d’âge pour le sursis d’incorporation militaire, et malgré les démarches effectuées, en particulier par Henri Canac, il a dû partir sans pouvoir passer l’agrégation. Ce fait, et ses deux ans de guerre d’Algérie, créèrent un traumatisme qui le conduisit au suicide quelques années plus tard. De son côté, Riri avait acheté une 4 CV, et il se faisait un plaisir d’emmener les filles à Pozzo pour le déjeuner. À la sortie de l’École, il aura la gentillesse de me remmener chez moi avec tout mon matériel.

Entre l ‘écrit et l’oral, c’est en Alsace qu’a eu lieu le voyage des agrégatifs : à Strasbourg avec ses énormes et succulentes choucroutes et les lits à gros édredon, la petite France, les labos, les mines de potasse…

Pour la plupart d’entre nous le résultat de l’agrégation a été positif. Enfin, c’est au cours de cette année laborieuse que j’ai connu Marie-Jeanne Minier, auditrice envoyée comme plusieurs autres par Chrétien. Celle-ci deviendra mon épouse. L’un des points de rapprochement avait été son non-conformisme : elle lisait Le Canard Enchaîné !

Et après ?

Pendant ces quatre années, nous n’avions pas seulement le nez fourré dans nos études. En janvier avait lieu le Bal dans les salons dorés de la Sorbonne prêtés pour l’occasion. Il était organisé par l’Amicale avec l’aide des élèves qui préparaient la salle, tenaient le vestiaire, la caisse, le bar… Au printemps, c’était la sauterie de l’Association sportive, dans l’un des réfectoires de Pozzo libéré de ses tables, et dans une ambiance plus décontractée. Il y avait des réunions syndicales où nous discutions ferme, parfois fort animées, avec Guy Cheymol (55 L SC, que l’on surnommait Cheymollet parce qu’il était socialiste, comme Guy Mollet ministre ou Président du Conseil), Michel Appel-Muller (54 L SC, plus tard l’un des piliers du quotidien L’Humanité), Joseph Pinard (55 L SC, qui deviendra plus tard député du Doubs, et quittera l’Amicale parce qu’elle n’avait pas, selon lui, suffisamment défendu les Écoles normales primaires), des séances de gymnastique sous la houlette de Germain Boutillier, le “ Bouts ” du rugby qui devait opérer encore longtemps, avec les clous d’or forgés par Ollivry, du ciné-club, des séances de télévision dans la salle du CAV. Bien que la télé n’ait eu qu’une seule chaîne en noir et blanc, nous y étions nombreux, l’ambiance était conviviale ; certains fidèles se manifestaient bruyamment, ainsi Maurice Vintillas (54 S SC)… Nous allions parfois au théâtre à Paris, ou écouter Brassens… Nous avons participé à d’autres luttes, en particulier au sein du Comité pour la paix en Algérie, nous avons applaudi Kroutchev qui passait devant l’École avant que son cortège ne s’engage dans le tunnel de l’autoroute …

J’ai été nommé à Reims, au tout nouveau lycée Clemenceau, dont le proviseur était M. Hausslein. C’est bien plus tard qu’en adhérant à l’Amicale, une Fontenaysienne prénommée Suzanne (18 S FT), s’est révélé être son épouse.

Pendant les années qui ont suivi, étant en région parisienne, je retournais souvent à l’École, pour donner le bonjour et discuter avec les uns et les autres. Cette École m’avait tout donné et permis de réaliser mon improbable rêve d’enfant. Comme je n’avais manqué aucune assemblée générale de l’Amicale, on m’avait “ repéré ”, et un jour Jacques Boutigny m’a demandé de lui succéder au conseil d’administration. Puis je fus nommé trésorier en 1982, année de la fête du Centenaire de nos ÉNS de Fontenay et de Saint-Cloud. J’ai accepté, par gratitude envers l’Institution et envers tous ces anciens qui l’ont faite et accompagnée. Un prolongement de ces quatre années exceptionnelles. Je ne pensais pas assurer aussi longtemps cette fonction. La suite, beaucoup la connaissent…
Merci à tous mes maîtres et à l’École de la République. Merci à mes parents qui, malgré un niveau de vie très modeste, ont permis que se réalise mon rêve d ‘enfant.

Lucien SELLIER (56 S SC)


Ce témoignage a été publié initialement dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1 (2012) p. 11-16.