Pierre Carrière
Promotion 1953, Lettres, Saint-Cloud
Pierre Carrière a soutenu sa thèse1 le 18 décembre 1981 et son habilitation à diriger des recherches le 15 avril 1986. Élu professeur des universités le 1er octobre 1988, il a été directeur adjoint de l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud chargé des études et de la formation à compter du 1er octobre 1991. Il est devenu professeur à l’ENS à compter du 1er septembre 1994.
Céline Bignebat a dialogué avec lui à Saint-Gély-du-Fesc dans l’Hérault en novembre 2016 ; il nous a ensuite confié un texte intitulé « Parcours » et composé de trois parties : « La formation avant l’entrée à l’École », « La formation reçue à l’École » et un « Épilogue » consacré à la promotion 1953 (scientifiques et littéraires) de l’ENS de Saint-Cloud.
La première partie évoque une enfance dans la campagne du Gard puis à Montauban, enfin à Escatalens près de Montauban. Pierre Carrière fréquenta ensuite, en tant qu’interne, le collège de Castelsarrazin puis l’École normale primaire de Montauban avant de préparer à Toulouse le baccalauréat puis à Montpellier le concours d’entrée à l’ENS de Saint-Cloud. Voici les pages qui concernent l’École.
Ce texte a été relu par Céline Bignebat (1996 L FC), Danielle Roger (1968 S FT) et Christine de Buzon (1971 L FT). Nous remercions chaleureusement Lucien Sellier (1956 S SC) de nous avoir confié des photos.
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Convoqué le même jour du début d’octobre 1953 pour subir un ultime oral de certificat de licence à la Faculté des lettres de Montpellier, et pour participer à la rentrée « officielle » de l’École, j’avais sollicité par lettre adressée au Directeur de celle-ci l’autorisation de repousser d’une journée mon installation à Saint-Cloud. Par retour du courrier, ma lettre m’avait été retournée en temps utile, augmentée de deux mentions manuscrites, rédigées d’une fort belle écriture, m’informant, l’une placée au haut de la feuille, que l’autorisation était accordée, l’autre, placée face à la formule de politesse que j’avais utilisée pour clore ma requête en faisant état, je pense, de « mes sentiments respectueux » et qui avait été fermement barrée pour cette raison qu’elle était « inadéquate selon le code Soleil » auquel j’étais prié de me reporter à l’avenir ! Ce document, que je regrette de n’avoir pas conservé, et qui plaçait ma rentrée sous de fâcheux auspices, portait, je crois bien, le tampon du secrétariat général et, j’en suis sûr, la signature de Henri Canac, lequel jouait alors, comme j’allais très vite le découvrir, un rôle éminent dans l’organisation de la vie et du travail dans l’École.
Le patrimoine immobilier de l’École en octobre 1953
Bien qu’ayant fort sérieusement préparé le concours d’entrée dans cet établissement très prestigieux à mes yeux et que j’avais longtemps pensé inaccessible, je ne savais à peu près rien de son histoire et de son fonctionnement. Au cours de ma formation, j’avais certes bénéficié de deux enseignements de grande qualité dispensés par deux de ses anciens élèves : Pierre Bayrou à Montauban, membre de la promotion 1912, sorti de l’École en juillet 1914 et envoyé aussitôt au front où il avait été très vite sévèrement blessé et mis hors du combat, Raymond Lallez à Montpellier, recruté en 1944, au terme d’une préparation au concours d’entrée contrariée par les combats de la Libération. Mais aucun des deux n’avait eu l’occasion de me dire comment s’était passé leur séjour à l’École, pas plus qu’ils ne m’avaient fait part de ce que le déroulement de leur cursus professionnel devait à la formation qui y était dispensée. Ma participation aux épreuves orales du concours 1953 ne m’avait guère renseigné à ce propos : logé chez une famille parisienne amie qui résidait tout près du faubourg Saint-Antoine, dans une rue adjacente portant le joli nom de rue de la Forge royale, je n’avais fait à Saint-Cloud que de brefs passages consacrés entièrement aux interrogations et à la rituelle proclamation des résultats. Je n’ai conservé aucun souvenir des membres des divers sous-jurys de deux interrogateurs devant lesquels j’ai comparu et dont l’identité ne m’avait été révélée, ni au cours de ma préparation, ni lors du déroulement des épreuves. J’avais cependant remarqué que l’un des membres du jury de géographie paraissait plus âgé que tous les autres et devait être proche de la retraite, voire même être déjà retraité. Aussi ai-je pris pour argent comptant la confidence que me fit, peu après la proclamation des résultats, un des candidats provinciaux « retoqués » avec qui j’avais sympathisé et que j’essayais de rassurer quant à son devenir professionnel (l’avenir me donna raison puisqu’il surmonta vite cet échec, fut agrégé d’histoire et devint Professeur des universités) et, selon qui, cet interrogateur n’était autre que le célèbre géographe Maximilien Sorre (1880-1962), un des « grands » anciens de l’École. Je n’ai fait depuis lors aucun effort pour vérifier ce état de fait, peu probable en raison de l’âge de l’intéressé, soixante-treize ans, mais vraisemblable pour qui connaissait le rôle joué par ce dernier tant dans l’enseignement de la géographie à l’École que dans la vie de l’Amicale de ses anciens élèves dont il était alors, sans que je le sache, le très actif Président, tant cette supposée rencontre avec un formateur, dont tout apprenti géographe du temps connaissait au moins la liste des travaux, était gratifiante pour moi.
La promotion 1953 que ces jurys avaient sélectionnée rassemblait trente-trois « littéraires », vingt-cinq « scientifiques » et vingt-quatre enseignants confirmés admis, pour un an, à la préparation du concours de recrutement des inspecteurs de l’enseignement primaire. Les deux premiers groupes furent reçus en même temps, me semble-t-il, par le directeur de l’École, M. René Vettier, ancien élève de la promotion 1906 et son secrétaire général, M. Henri Canac, qui appartenait à la promotion 1921, à l’occasion d’une réunion officielle de rentrée tenue au lendemain de mon installation à l’École.
Je crois me souvenir de ce qu’après avoir prononcé quelques mots de bienvenue, notre directeur quitta la salle après avoir donné la parole à son secrétaire général, lequel s’exprimant d’un ton ferme et d’une voix bien particulière que je trouvais « rocailleuse » et sous laquelle perçait un reste d’accent aveyronnais, prononça un brillant exposé relatif à l’histoire de notre École, suivi de la présentation des attentes que l’administration de celle-ci formait à notre égard et entendait exprimer clairement. J’en ai retenu ce fait que notre établissement, réservé aux garçons, associé à celui de Fontenay-aux-Roses, destiné aux jeunes filles, tous deux créés près d’un siècle après la très renommée École de la rue d’Ulm, avaient été conçus comme devant couronner l’édifice de l’enseignement primaire : tous deux recrutaient leurs élèves parmi les meilleurs sujets des Écoles normales primaires pour former, en deux ans, les futurs professeurs tant des Écoles primaires supérieures que des Écoles normales primaires, tout comme les futurs inspecteurs de l’enseignement primaire. Ce mode de fonctionnement, maintenu sans grands changements jusqu’en 1940, avait pour principal inconvénient de priver leurs anciens élèves de tout débouché direct dans les enseignements secondaire et supérieur (ainsi Maximilien Sorre, nommé à sa sortie de l’École en qualité de professeur certifié dans plusieurs Écoles normales primaires successives, dont celle de Montpellier, dut-il, tout en enseignant, reprendre ses études à l’université, passer avec succès l’agrégation, avant de pouvoir enseigner en lycée, puis à l’université). Au lendemain de la guerre, tandis que, d’un côté, la participation au concours d’entrée dans nos deux Écoles fut de plus en plus largement ouverte aux élèves des « grands » lycées dotés, désormais, de classes préparatoires dites « Cloud » ou « Fontenay », de l’autre, les élèves de ces Écoles furent autorisés à présenter, dans un premier temps, le Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement Secondaire (CAPES), puis, à compter du « tournant » des années cinquante, l’agrégation… que certains des « agrégatifs » dans les disciplines scientifiques avaient déjà, quelques années auparavant, été autorisés à préparer rue d’Ulm. Le recrutement de notre promotion intervenant à ce moment charnière, M. Canac nous rappela fermement qu’il nous appartenait de comprendre que le titre d’ancien élève de nos Écoles ne nous donnerait pas accès à un travail rémunéré et que, pour en obtenir un, il conviendrait de quitter ces dernières en étant titulaire, à tout le moins du CAPES et, si possible, de l’agrégation. L’École était prête à nous seconder dans cette tâche, d’abord en nous aidant à nous inscrire à l’université dont il conviendrait de suivre les enseignements avec assiduité, puis en nous proposant une formation complémentaire de grande qualité et pour la réception de laquelle l’assiduité était aussi requise. Il termina ce discours-programme, selon une tradition bien établie que les anciens nous avaient révélée au préalable, en nous rappelant que « pour les galipettes (variante la gaudriole), il convenait de franchir le pont », moins pour mettre les rieurs de son côté, que pour nous dire qu’il attachait du prix au maintien de bonnes relations entre l’École et la population de la ville de Saint-Cloud, ainsi que de ses édiles, la ville voisine de Boulogne-Billancourt étant à la fois plus tolérante à ses yeux et moins concernée par nos éventuels écarts de conduite.
Le troisième groupe d’élèves, que l’usage désignait par anticipation comme celui des inspecteurs primaires, fut sans doute reçu séparément, tant son parcours ne pouvait manquer de diverger du nôtre : de fait, durant les quatre années de ma scolarité, je n’ai jamais eu l’occasion de côtoyer ces élèves sensiblement plus âgés que moi, en dehors des brèves rencontres survenues au réfectoire où ils faisaient volontiers, cependant, table à part. Aussi ne sais-je rien de la formation qu’ils recevaient, pas même des lieux où elle était dispensée, en dehors du fait que M. Canac, né en 1902 qui avait aussi suivi cette formation avec la promotion 1931, avant de devenir secrétaire général de l’École en 1937, pédagogue confirmé et auteur de manuels pour l’enseignement de la lecture et du calcul dans les écoles primaire dont l’usage était fort répandu, y était fortement engagé, tout comme l’étaient aussi plusieurs des chercheurs appartenant à un autre groupe fort actif en matière de recherche pédagogique dans notre École, mais resté mystérieux pour moi, bien qu’il fût alors au meilleur de sa renommée : le Centre de Recherches audiovisuelles.
Vue sur la caserne Sully et le bâtiment Artois (archives Lucien Sellier)
Ce cloisonnement était, pour partie, dû au caractère très « ouvert » de l’architecture de notre École qui, loin d’être organisée comme un calque « laïque » du monastère cistercien, avec sa stricte clôture et sa cour intérieure bordée d’arcades, comme l’étaient les trois Écoles normales primaires que j’avais fréquentées jusque-là, était littéralement « éclatée » entre cinq bâtiments isolés ou groupes de bâtiments dont bien peu avaient été conçus pour abriter l’une des grandes écoles françaises, et qui disposés comme au hasard au long de la circonférence d’un cercle imaginaire, d’un diamètre d’un bon kilomètre, centré sur la mairie de Saint-Cloud et fortement incliné en direction de la Seine – l’altitude passant d’une trentaine de mètres en bord de Seine à une centaine de mètres au point le plus haut, comme autant de « perles » isolées jalonnant les limites du vieux noyau urbain d’une cité grandie sur le site incommode d’un abrupt pied de coteau. Le plus imposant de ces groupes, celui dit de Valois et Artois, situé immédiatement à droite de l’ancienne entrée d’honneur conduisant au château disparu comportait, d’abord, le plus important vestige de ce château, un fort beau bâtiment classé à l’Inventaire des monuments historiques qui avait abrité les communs du château et ensuite, datant de la même époque, le modeste bâtiment d’Artois qui devait naguère faire office de corps de garde car il avait son pendant de l’autre côté de l’allée, mais celui-ci était occupé par les services de la Conservation du Domaine. Dans le premier, avaient été logés, dès la fondation de 1882, la Direction de l’École, son Secrétariat général, sa bibliothèque, ainsi qu’une série de chambres doubles permettant d’accueillir une cinquantaine d’élèves. Les architectes du temps avaient réussi à dissimuler à la vue des visiteurs du parc, sur l’arrière de ces joyaux, une série de constructions annexes disparates, fort peu avenantes, où se trouvaient les salles de cours, les laboratoires des physiciens et chimistes, ainsi que les studios d’enregistrement du Centre audiovisuel.
Saint-Cloud, bâtiments Valois et Artois (archives Lucien Sellier)
Plusieurs autres bâtiments annexes voisins, qui complétaient la dotation immobilière de l’École originelle, ayant été rasés dans la deuxième moitié des années trente pour laisser place au très célèbre tunnel donnant accès à la toute première autoroute française dite de l’Ouest, les directeurs successifs de l’établissement avaient dû consacrer, depuis lors, beaucoup de leur temps et de leur énergie à obtenir de leur tutelle la mise à disposition d’autres bâtiments publics entrés dans le domaine immobilier de l’État au hasard des opportunités du marché foncier avant la guerre ou après expropriation pour cause de collaboration économique avec l’occupant, au lendemain de celle-ci.
Saint-Cloud, bâtiments Pozzo di Borgo (archives Lucien Sellier)
L’École disposait ainsi au 2, rue Pozzo-di-Borgo, à proximité de la gare SNCF du haut Saint-Cloud, desbâtiments d’une ancienne clinique, rendue un temps célèbre par Jean Cocteau qui y avait subi une douloureuse cure de désintoxication, détail qui ne faisait pas partie de ma culture historique ou littéraire, pas plus que de celle de la plupart d’entre nous2, dans lesquels avaient été installés, sans trop de travaux, l’intendance de l’École, les cuisines ainsi que les deux réfectoires superposés qu’elles desservaient – et dont le plus élevé offrait une vue imprenable sur le Bois de Boulogne et les quartiers de l’Ouest parisien – ainsi que quelques logements de fonction. Un peu plus loin dans la même rue, au numéro 11, les élèves scientifiques du premier cycle universitaire étaient logés dans un ancien hôtel particulier, appelé familièrement « villa Caudron » par référence, disait-on, au nom de la famille des célèbres avionneurs Gaston (1882-1915) et René (1884-1959) Caudron qui en auraient été propriétaires naguère. Deux autres anciennes « villas » avaient dû être mobilisées pour accueillir en pension les autres élèves, l’une appelée villa Bonnet, située à l’orée du parc dans le quartier Montretout, destinée aux scientifiques, l’autre implantée à près d’un kilomètre de là en direction du nord et en bordure de la rue Gaston-La-Touche, du nom d’un peintre, pastelliste, graveur et illustrateur né à Saint-Cloud (1854-1913) et considéré, par les connaisseurs, comme « le peintre de la vie heureuse », étant réservée aux élèves littéraires de première année.
Saint-Cloud, entrée du Parc de Montretout (archives Lucien Sellier)
Cet ancien hôtel particulier, à qui d’aucuns prêtaient un passé « sulfureux », se présentait sous la forme d’un bâtiment à deux étages sur rez-de-chaussée, entouré d’un jardin arboré ayant l’étendue et l’allure d’un petit parc privé, le tout suffisamment vaste pour accueillir, outre la famille de la concierge, les trente-deux élèves de la promotion, l’un des membres de celle-ci, Jean-Claude Carrière, marié et déjà père (ou sur le point de l’être) d’une petite fille, ayant été « externé ». Respectant la hiérarchie établie entre nous par le concours d’entrée, l’administration nous avait répartis entre les différentes pièces de la maison en commençant par le bel étage du haut où se trouvait la seule chambre individuelle, attribuée de plein droit à notre « cacique », Michel Vovelle, et en terminant par les grandes pièces du rez-de-chaussée dans l’ordre décroissant d’un classement qui n’a jamais plus servi depuis ! Il fut vite décidé de revoir le dispositif en regroupant les occupants selon la discipline de formation de chacun, ainsi que des affinités apparues bien vite entre nous, l’accord de M. Canac au nouvel ordre ayant été obtenu rapidement à l’occasion de l’une des visites que notre vigilant, mais bienveillant, mentor ne manquait pas de rendre aux occupants des différents bâtiments de son École. C’est ainsi que je me suis retrouvé dans la plus grande pièce du bel étage en compagnie de trois autres géographes : Paul Chatelain, Michel Coquery, Armand Frémont, avec lesquels nous allions bientôt former un quatuor de solides et durables amis, ainsi que d’un angliciste, Daniel Nury et d’un germaniste, Michel Benoist. Si je me souviens bien tant de l’impression de « trop plein » que me donnait cette chambrée où chacun disposait d’un lit, d’une armoire et d’un bureau, que du vacarme de la circulation automobile provenant de la toute proche rue Dailly, laquelle dans sa montée vers le haut de la ville entourait, en un beau lacet, deux des côtés de la résidence, je n’ai gardé aucun souvenir des équipements sanitaires de la maison, en dehors du fait qu’ils étaient fort sommaires.
Saint-Cloud, bâtiment Valois côté Parc (archives Lucien Sellier)
Aussi le soulagement fut-il général lors de notre transfert, à la rentrée universitaire de1954, vers le beau bâtiment de Valois pour être logés, deux par deux, pour notre deuxième année d’École, dans les chambres du troisième étage mansardé ajouté à l’immeuble en 1909, dont les fenêtres donnaient sur la petite portion du parc préservée sur l’arrière du bâtiment. L’an d’après, le quatuor des géographes fut déplacé, pour la troisième année d’études, dans deux chambres voisines, sises au premier étage du bâtiment, en façade sud cette fois, si bien que Paul Chatelain et Armand Frémont dans l’une, Michel Coquery et moi, dans l’autre, jouissions d’un panorama sublime – que l’on peut de plein droit qualifier de royal – allant, sur la droite, depuis le commencement de la grande allée servant d’axe de symétrie à la partie du parc aménagée « à la française », en passant, d’abord, par les frondaisons du parc remontant vers l’horizon en direction du pavillon de Breteuil – celui du mètre-étalon -, autre relique de l’ancien château, puis de la ville de Sèvres, tous deux cachés à la vue, pour se poursuivre par le cours de la Seine divisé en deux bras enserrant l’île Seguin, et s’achever, tout à gauche, par le spectacle des immeubles sans grâce de la ville de Billancourt, parmi lesquels trônait un vaste et austère bâtiment industriel dont l’orgueilleuse enseigne rappelait, en lettres de dimensions hollywoodiennes, qu’il appartenait à la société Le Matériel Téléphonique !
Vue sur Boulogne depuis l’ENS de Saint-Cloud, sous la neige (archives Lucien Sellier)
La vie et le travail à l’École de 1953 à 1956
Mes souvenirs ne sont pas très précis, et je ne puis les rafraîchir par la consultation des trop lointaines archives de l’École, quant à la composition de notre promotion. Il est certain que les anciens élèves des Écoles normales primaires y étaient nettement minoritaires, alors qu’ils étaient mieux représentés chez nos collègues scientifiques. Cependant, parmi les autres, nombreux étaient ceux dont au moins un des parents, et souvent les deux, enseignaient et ce, le plus souvent, dans le primaire : l’ascenseur social fonctionnait encore, mais en deux temps. Les provinciaux de souche y étaient plus nombreux que les originaires de la région parisienne, encore que nombre d’entre eux avaient pu venir couronner leur formation secondaire dans les bonnes classes préparatoires de cette dernière. Ainsi renforcés, les lycées Henri-IV, Lakanal et Chaptal avaient-ils fourni de nombreux membres de la promotion, en particulier de ceux qui s’étaient classés à la tête du concours. Répartis en fonction des disciplines de formation suivies, les élèves se répartissent en trois groupes d’importance inégale car le nombre de postes mis au concours était fixé pour l’ensemble des disciplines et non pour chacun de leurs groupes comme cela sera fait bientôt après : quinze pour les langues (huit pour l’anglais, six pour l’allemand, un pour l’espagnol) ; treize pour les sciences humaines (cinq géographes, cinq historiens, trois philosophes) ; cinq seulement, pour les lettres.
La première année de nos études a été marquée par un important changement de notre statut, ce qui a modifié en bien nos conditions de vie : entrés en qualité d’élèves-boursiers le 1er octobre 1953, nous avons conservé ce statut jusqu’au 31 décembre 1953, et obtenu alors la dénomination d’élèves-professeurs stagiaires à compter du 1er janvier 1954, dénomination conservée, en ce qui me concerne, jusqu’à ma sortie de l’École le 30 septembre 1957. C’était là le résultat d’une longue campagne de revendication (« lobbying» avant la lettre) conduite de manière unanime par la direction de l’École, les élèves, ainsi que toutes les organisations syndicales et politiques auxquelles ils adhéraient, en faveur de la « fonctionnarisation » des élèves des ENS sur le modèle de celle acquise, dès la création de leur École, par les Polytechniciens. Nous avons participé durant un trimestre à cette campagne, menée de longue date par nos camarades des promotions antérieures, en faisant le siège des députés de nos circonscriptions électorales respectives, démarche à laquelle je dois ma première visite à l’Assemblée nationale.
Je me souviens avoir alors ouvert, pour « domicilier » ce premier « salaire », et vraisemblablement sur les conseils de l’intendant de l’École, un compte courant postal (qui fonctionne toujours) autant par attachement au service public que parce que les banques n’avaient pas encore découvert que ce « gisement » de néo-fonctionnaires méritait un actif démarchage auquel elles ne tarderont pas à se livrer auprès des promotions suivantes. Le montant de ce traitement, certes modeste, n’en était pas moins un peu supérieur à celui de la bourse à laquelle il se substituait, d’autant qu’il ne faisait l’objet d’aucune retenue à caractère social, en particulier celle qui aurait dû alimenter notre caisse de retraite. Tout à la joie de ce durable enrichissement soudain, je ne découvrirai que bien plus tard, comme tous mes camarades sans doute, qu’il conviendrait de « racheter » ces trimestres pour les rendre valides, tout comme il y aurait lieu de respecter strictement l’engagement pris de servir l’État durant au moins dix ans.
L’amélioration de notre situation matérielle n’en était pas moins sensible et cela se traduisit dès l’année scolaire suivante par la rapide motorisation personnelle de nos déplacements, qu’ils fussent dirigés vers la Sorbonne et les Instituts qui en dépendaient ou orientés vers les lieux de nos loisirs. Notre École était beaucoup moins bien reliée au Quartier latin par les transports publics que ne l’était celle de nos consœurs fontenaysiennes. Nous avions le choix entre deux itinéraires fort chronophages l’un et l’autre, le premier qui ne pouvait guère intéresser que ceux des élèves qui résidaient à proximité de la gare du haut Saint-Cloud, consistait à emprunter le réseau SNCF jusqu’au terminus de la gare Saint-Lazare, en un invraisemblable détour, puis d’avoir recours au réseau métropolitain ; le second, un peu moins lent, imposait aux élèves logés à Montretout, Gaston-Latouche et Valois, de rejoindre à pied les quais de Seine où se trouvait la tête de la ligne d’autobus urbain n° 52, qui permettait de rejoindre à la porte de Saint-Cloud le réseau métropolitain où se trouvait alors l’un de ses terminus. Il nous arrivait souvent d’envier nos anciennes voisines sévriennes qui avaient échappé à ces tracas grâce au transfert de leur École depuis son site originel situé au voisinage d’une autre porte d’entrée au Parc de Saint-Cloud, jusqu’au boulevard Jourdan dans Paris.
Dès la première année, il arrivait à Claude Gauvin d’avoir recours à la magnifique Frégate Renault de ses parents, non seulement pour assurer ses propres déplacements, mais aussi pour nous offrir, à tour de rôle, de belles promenades dans le parc ou ses environs. De même, Max Veyrier, motard confirmé, fit rapidement venir de Provence sa machine, une Motobécane de 175 centimètres cubes, dont il me fit très amicalement profiter, tant pour m’initier aux joies de la pratique du moto-cross dans le bois de Saint-Cucufa, que pour me conduire au Bol d’Or motocycliste disputé sur l’autodrome de Montlhéry ! Bientôt, le plus « parisien » de la promotion, Michel Coquery – il avait grandi au 166, boulevard Montparmasse – fit l’acquisition, sur le marché de l’occasion, d’un scooter Lambretta avec lequel, le mois de juillet 1954 arrivé, il vint me rejoindre, avec Daniel Nury, au domicile de mes parents, à partir duquel il nous fut facile de participer, durant une petite semaine, à différents spectacles du festival d’Avignon, avant de partir « randonner » en Provence et sur la Côte d’Azur. A son tour, Armand Frémont fit l’acquisition d’une modeste berline 4 CV Renault avec laquelle, un matin de verglas de l’hiver 1955, il faillit précipiter, avec sa voiture, le petit groupe des apprentis géographes que nous formions et qu’il avait emmené en promenade, dans l’un des bassins du parc. La preuve étant faite de l’intérêt de ces déplacements motorisés, professionnels ou de loisir, je fis à mon tour l’acquisition d’un scooter Lambretta en fin de deuxième année.
Cependant, nous marchions beaucoup d’un site de l’École à l’autre, pour le plus grand bien de notre santé et, personnellement, je m’efforçais de placer sur l’itinéraire, lorsqu’il s’y prêtait, un passage par le parc du Domaine de Saint-Cloud dont nous étions les usufruitiers privilégiés. Ces brèves promenades sur les lisières d’un espace de nature étendu sur 460 hectares ont facilité mon acclimatation à la vie dans une grande agglomération à laquelle j’étais bien peu préparé. J’y trouvais l’occasion de surprendre les petits indices annonciateurs des changements de saison, comme d’admirer le travail des jardiniers du domaine. Ceux-ci excellaient dans deux actions : la mise en place et l’entretien des rosiers-tiges émergeant de parterres fleuris disposés en alignements rigoureux au long des allées cavalières, ainsi que la confection, au début de chaque printemps, de la magnifique « fresque » florale qu’ils aménageaient, avec de grandes précautions, au long du versant fortement incliné du rebord du coteau dominant le pavillon de Valois, véritable chef-d’œuvre offert à la vue des visiteurs entrés dans le parc par la grille d’honneur. Ceux-ci étaient aussi attirés, comme moi, tant par les aménagements hydrauliques qui alimentaient bassins, buffets d’eau et cascades artificielles, que par le spectacle offert par les très nombreuses statues disséminées au long des allées.
Les bienfaits apportés par ces « bols d’air » étaient encore renforcés par la pratique d’activités sportives organisées par notre excellent Professeur, M. Germain Boutillier, si populaire que nous l’appelions entre nous « le Bouts ». Celui-ci ne disposait, pourtant, que de bien peu de moyens sur les sites de l’École : une table de ping-pong tout au plus, installée à Valois aux côtés de l’unique poste de télévision, en noir et blanc bien sûr, devant lequel les pseudo-sportifs que nous étions se rassemblaient les jours des matchs de rugby du Tournoi des Cinq nations ! Mais notre entraîneur (on ne parlait pas alors de « coach ») savait tirer parti des installations sportives aménagées par la municipalité de Saint-Cloud pour organiser, dans le cadre des compétitions du sport scolaire et universitaire, force rencontres de rugby, de football ou de volley-ball auxquelles il m’est arrivé de participer. J’ai fait aussi partie de l’équipe « occasionnelle » invitée par ses soins à participer à un modeste tournoi de volley-ball tenu dans la salle de sport couverte de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, établissement dans lequel je pénétrais pour la première fois. Je lui dois aussi la découverte des joies apportées par la pratique de l’aviron, au sein du Club olympique de Boulogne-Billancourt dont il nous avait ouvert les portes, sur le plan d’eau offert par la Seine au voisinage de l’île Seguin.
A l’intérieur de l’École, les syndicats d’un côté, les groupements ou partis politiques de l’autre, s’efforçaient d’animer, en dépit de la dispersion des sites, quelques activités collectives, celles organisées par les premiers rencontrant plus d’écho que celles lancées par les autres. Parmi ces derniers le petit groupe « tala », rassemblant les élèves attachés à la foi chrétienne, a réalisé, peu de temps après la première rentrée, un joli « coup » destiné à mieux le faire connaître, en conviant à l’École M. François Mauriac pour une conférence consacrée à l’une de ses pièces de théâtre, Asmodée.Celle-ci, écrite au cours de l’été et du début de l’automne 1936 et créée à la Comédie française en novembre 1937 par Jacques Copeau, avait fait l’objet d’une reprise par la même Compagnie en mai 1953 et restait à l’affiche. J’ai gardé un vif souvenir, tant du contenu de la conférence prononcée de cette faible voix détimbrée que la radio nous avait fait connaître, que de l’entretien qu’il nous a accordé à la suite avec beaucoup de gentillesse et de simplicité.
De leur côté, les membres de la cellule du Parti communiste, plus nombreux que ceux du précédent groupe, s’adonnaient à une vive propagande par voie d’affichage, en des emplacements autorisés, du journal L’Humanité, ainsi que de nombreux libelles définissant la ligne officielle de leur Parti tant en matière de politique intérieure qu’internationale. Ils faisaient aussi circuler de chambre en chambre une lourde valise, pleine de livres à consulter ou mis à la vente, dont les uns, consacrés le plus souvent à l’histoire ou à la philosophie, provenaient des Éditions sociales françaises, les autres, édités en URSS par une officine dite « Éditions en langues étrangères » dont le siège était à Moscou, présentaient les grands ouvrages classiques du marxisme-léninisme, les plus nombreux étant ceux de Lénine et du « Coryphée de la science », Staline. Ces derniers, présentés sous couverture cartonnée de couleur d’un bleu soutenu et imprimés sur un papier de fort grammage, dégageaient, au moins tant qu’ils étaient en l’état de neuf, une forte odeur de colle fabriquée à base d’arêtes de poisson du type de celle que nos ébénistes de campagne produisaient alors eux-mêmes pour leur usage.
Mais il nous arrivait aussi de « passer le pont », surtout durant les deux premières années, moins pour fréquenter les cinémas populaires de Boulogne-Billancourt ou les salles parisiennes dites d’art et d’essai comme la Pagode, que pour tirer parti des ressources offertes par les grands théâtres ou les salles de concert du centre-ville auxquelles nous avions longuement désiré accéder sans y parvenir lorsque nous poursuivions nos études dans les classes préparatoires de province. Aussi notre petit groupe de néo-parisiens prit-il la bonne habitude de fréquenter, avec la modération qu’imposait le montant de nos revenus, plusieurs de ces salles mythiques, en commençant par deux soirées du mois de décembre 1953, la première consistant en un concert de gala consacré aux Concertos brandebourgeois de Bach interprétés par l’orchestre de chambre de Stuttgart, dirigé alors par Karl Münchinger, la seconde étant vouée à un spectacle du théâtre Sarah Bernhardt dont la presse spécialisée faisait grand cas. On y donnait, depuis le 14 novembre, le Kean de Jean-Paul Sartre, adaptation en cinq actes d’une pièce écrite par Alexandre Dumas en 1836, Kean ou Désordre et Génie, dans une mise en scène de Pierre Brasseur et des décors d’Alexandre Trauner. J’entends encore aujourd’hui les torrents d’éloquence déversés par l’acteur principal, Pierre Brasseur lui-même, que de nombreux films avaient largement fait connaître, tout comme je revois les bonds incessants qu’il multipliait sur le plateau en rugissant, même si je ne garde guère de souvenir du texte de la pièce ! Mais nous avons fréquenté surtout la grande salle du Palais de Chaillot où Jean Vilar avait installé, en 1951, son Théâtre National Populaire. Je fis ainsi connaissance avec le théâtre de répertoire dont j’ignorais tout, ainsi que, en live véritable, avec de très grandes actrices et acteurs tels que, outre Jean Vilar, Maria Casarès, Monique Chaumette, Christiane Minazzoli, Sylvia Monfort, Gérard Philipe, Daniel Sorano, Georges Wilson… La « productivité » du TNP était telle à ce moment privilégié de son histoire que j’ai ainsi pu assister à la représentation du Dom Juan de Molière et de la Tragédie du roi Richard II de Shakespeare en 1953, puis du Cid de Corneille, du Prince de Hombourg de Heinrich Von Kleist, du Macbeth de Shakespeare et du Ruy Blas de Victor Hugo en 1954, mes souvenirs mêlant les spectacles donnés à Chaillot et ceux dispensés dans la cour du Palais des Papes en Avignon l’été venu.
Mon initiation au théâtre fut complétée un peu plus tard, un soir de la mi-avril 1955 je pense, à l’occasion d’une soirée enchantée dont je ne sais encore aujourd’hui pourquoi j’ai eu la bonne fortune d’y avoir été convié. Michel Coquery et moi avions reçu, quelques jours auparavant, un petit mot portant la signature d’Henri Canac je crois bien, nous signalant que le directeur de notre École nous invitait tous deux à l’accompagner, en tant que représentants des élèves, à une soirée littéraire donnée à l’abbaye de Royaumont en l’honneur du dramaturge Arthur Adamov, rendez-vous étant fixé au bas du pavillon de Valois où nous logions lui et nous. Tout heureux de l’honneur qui nous était ainsi fait, en même temps qu’un peu interloqués de voir deux géographes priés de représenter une École où étudiaient de nombreux futurs spécialistes de littérature, nous nous sommes présentés au rendez-vous fixé où nous avons été bientôt rejoints par notre Directeur, accompagné par une jeune femme qu’il nous présenta comme étant son « amie Mme Florence Malraux », ce qui ne manqua pas de nous impressionner fortement, après quoi il nous installa dans sa voiture personnelle, stationnée là, et qu’il entendait conduire lui-même, eux deux à l’avant, nous deux à l’arrière ! Ce fut, pour moi comme pour l’inséparable ami Michel, le commencement d’une soirée mémorable qui prend rang, dans mes souvenirs, comme l’une des plus belles et les plus pleines qu’il m’ait été donné de vivre durant ces quatre années. En quelques heures, j’ai pu ainsi bavarder librement, tant avec notre Directeur que je n’avais encore jamais rencontré en face à face direct, qu’avec Mme Florence Malraux, avant de découvrir une abbaye dont j’ignorais jusque-là l’existence et qui venait d’être très bien mais très partiellement restaurée, puis de rejoindre la foule des invités, parmi lesquels se laissaient aisément reconnaître les représentants étudiants des diverses Facultés et Grandes Écoles littéraires de la région parisienne. Les organisateurs de la soirée, parmi lesquels figuraient des personnalités aussi éminentes que Roland Barthes, Jean Duvignaud, Georges Gurvitch, Alain Robbe-Grillet, avaient demandé au dramaturge Arthur Adamov de participer à un colloque consacré, entre les 11 et 15 avril 1955, à l’examen du thème Le théâtre contemporain et ses publics, en donnant lecture de sa toute récente pièce Le Ping-Pong. Celle-ci avait été créée peu de temps auparavant, le 27 février 1955, au théâtre des Noctambules, dans une mise en scène de Jacques Mauclair et des décors de Jacques Noël, non sans provoquer de vives controverses parmi les spécialistes de la critique théâtrale. L’auteur a fort bien défendu, ce soir là, devant un public qui lui, était acquis, un texte relevant du théâtre de l’absurde, bien que dénonçant de manière fort concrète les illusions engendrées par l’argent représenté de manière symbolique par l’un de ces billards électriques que les cafetiers installaient alors dans leurs établissements. Tout en jouissant du spectacle offert, j’étais bien loin d’avoir la culture indispensable à la compréhension d’une langue bien particulière dont Roland Barthes n’allait pas tarder à relever le caractère novateur dans ses Mythologies (1957).
Bien davantage que par ces timides escapades, le cours de nos études ne pouvait manquer d’être aussi affecté par le retentissement qu’avaient les événements extérieurs politiques ou militaires jusque dans le milieu très protégé dans lequel nous vivions. Mon séjour à l’École a pris place entre deux événements survenus en URSS, mais qui ont retenti dans le monde entier et auxquels, comme la plupart de mes camarades, j’ai été très sensible : la mort de Staline le 5 mars 1953, quelques semaines avant le début des épreuves écrites du concours d’entrée, fixant la première borne de cette séquence de ma vie, la seconde étant fournie par le lancement, dans les tout premiers jours de l’exercice de mon métier d’enseignant, du « spoutnik », premier satellite artificiel de la Terre, le 4 octobre 1957. D’une date à l’autre, bien des événements tragiques sont venus perturber le climat de sérénité qui présidait d’ordinaire au déroulement de nos études, suscitant parmi nous discussions interminables, controverses sans fin, voire, même, ruptures provisoires entre tenants des différents groupes de pensée auxquels nous adhérions. Nous avons ainsi beaucoup commenté les décisions prises par les gouvernements successifs, particulièrement ceux dirigés par M. Mendès France (18 juin 1954-5 février 1955), puis par M. Guy Mollet (1er février 1956-21 mai 1957). Mais, durant ces années cruciales, nous étions particulièrement attentifs à l’évolution de la situation militaire outre-mer. La chute du camp retranché de Diên-Biên-Phu le 6 mai 1954 a été un de ces moments de grave crise, bientôt relayé par les tragiques « événements » d’Algérie : soulèvements et leur répression lors de la « Toussaint rouge » de 1954, massacres de l’été 1955, bataille d’Alger engagée le 8 janvier 1957. Nous suivions le déroulement de ces derniers avec d’autant plus d’attention qu’approchait, pour nous, l’heure du départ pour le service militaire dont plusieurs de nos anciens, maintenus sous les drapeaux au-delà de la durée légale de 18 mois ou « rappelés » pour 6 mois supplémentaires, nous tenaient informés de la dureté3.
L’année scolaire 1956-1957
En raison, pour partie, de ces drames, la quatrième année de mon séjour à l’École reste, dans mes souvenirs, comme très différente des trois autres et ce pour deux autres raisons principales : la rupture du « groupe des quatre » du côté universitaire, ainsi que mon changement d’état-civil, de l’autre. Reçus à l’agrégation de géographie au concours 1956, deux des anciens membres s’en étaient allés prendre leur premier poste d’enseignant, Armand Frémont au Lycée de Dijon, Paul Chatelain au Prytanée militaire de La Flèche. Cette dernière nomination ne manquait pas de piquant car Paul, le plus pacifiste d’entre nous, n’avait guère de penchant pour la vie militaire. Or son titre d’agrégé lui valait d’être, selon le Règlement intérieur de l’établissement, traité par ses élèves, auprès desquels il réussissait parfaitement bien, avec les égards dus au colonel qu’il n’était que fictivement. Ainsi me raconta-t-il plus tard, avec sa verve habituelle, qu’il ne pouvait se rendre à un restaurant de la bonne ville de La Flèche sans que, à son entrée, la plupart des personnes de sexe masculin déjà attablées ne se missent instantanément au garde-à-vous ! De son côté, Michel Coquery, comme toujours porté vers les expériences nouvelles et risquées, accepta, en cours d’année, de remplacer au lycée français de Londres, et pour six mois, un de nos anciens de la promotion 1947, Claude Moindrot, qui, bénéficiant d’un congé de cette durée, avait sollicité cette aide auprès du directeur de notre École. Je ne fus, cependant, pas seul dans la préparation de l’Agrégation durant cette année-là, ayant été rejoint par un élève plus ancien, Gervais Grimaud, qui reprenait ses études après une interruption due au service militaire, ainsi que par un membre de ma promotion, Marcel Bienfait, resté jusque-là à l’écart de notre groupe car ses affinités l’avaient porté vers un cercle d’historiens qu’il avait connus en classe préparatoire, mais qui venaient aussi de quitter l’École.
J’avais, de mon côté, quelques semaines avant de partir en vacances d’été, après avoir sollicité un rendez-vous, fait part à M. Henri Canac de ma décision d’épouser une institutrice de l’enseignement public que j’avais connue lors de mon séjour à Montauban et qui était en poste dans un petit village du Tarn-et-Garonne. Comme je lui disais que je ne savais pas trop comment m’y prendre afin d’obtenir la mutation de ma future épouse depuis le Tarn-et-Garonne vers la région parisienne, après m’avoir déclaré que « si nous allions nous marier c’était pour vivre ensemble et non pas séparés », il me dit qu’il était tout disposé à m’aider. Il me conseilla aussi, tant il était sûr du succès de notre commune démarche auprès des autorités académiques, de retenir, auprès de l’infirmière de l’École, l’un des appartements encore occupés par les anciens, mais qui ne manquerait pas de se libérer après la proclamation des résultats des concours. Il intervint si efficacement que ma femme obtint, à la rentrée 1956, un poste d’institutrice à Rueil-Malmaison, à portée de bicyclette depuis Saint-Cloud, et qu’il nous fut possible d’aménager dans un petit deux pièces d’une villa située dans un quartier très calme de la haute ville et idéalement placée pour « optimiser » nos déplacements respectifs.
Le scooter aidant, je partageais sans difficulté mon temps de travail entre les salles de cours de l’École, que je rejoignais en empruntant la grande allée du parc, dans lesquelles officiaient, comme durant les années précédentes, MM. Pierre Birot, Pierre George et Claude Klein, avant de partir recevoir, soit à la Sorbonne les enseignements d’histoire (dispensés alors, entre autres, par MM. Édouard Perroy, Pierre Renouvin, Victor-Lucien Tapié), soit à l’Institut de la rue Saint-Jacques pour y suivre ceux de géographie. Je ne participais donc plus guère à la vie des pensionnaires de l’École, pas même aux activités sportives ni aux promenades collectives dans le parc. Le travail était, de plus, fort accaparant, si bien que cette dernière année de présence à l’École passa très vite et ce d’autant plus que, à l’approche de son terme, il fallut préparer la naissance de notre premier enfant et ce, avec le concours du centre de planning familial de Saint-Cloud qui était alors pilote en matière d’accouchement sans douleur. Ce bébé a eu le bon goût, en premier lieu, de venir au monde dans une clinique du bord de Seine (disparue depuis à l’occasion des travaux de prolongement de l’autoroute de l’Ouest en direction du boulevard périphérique parisien), et aux bons soins du médecin de l’École promu accoucheur, au petit matin du jour de repos placé au milieu des épreuves écrites du concours d’Agrégation (un 13 mai) et, ensuite, de ne jamais pleurer durant la nuit avant la fin des épreuves orales de ce concours ! Un tel comportement m’a si bien facilité la tâche que j’obtins, pour la plus grande joie de ma petite famille, avec l’agrégation de géographie, ma nomination au Lycée d’État de garçons de Montpellier, alors que plusieurs des autres lauréats de ce concours furent affectés aux lycées d’Alger, Constantine ou Oran puisque, comme nous l’avait précisé l’Inspecteur général François, président du jury, au moment de la « distribution » des postes, le territoire de la République s’étendait alors de Dunkerque à Tamanrasset !
Épilogue
L’engagement que les membres de la promotion 1953 avaient pris, tacitement, devant le secrétaire général de leur École, le jour de leur rentrée, de savoir utiliser leurs trois ou quatre années de scolarité à Saint-Cloud pour bien se former afin d’entrer de plain-pied, à leur sortie, en qualité de professeur dans l’enseignement secondaire (et encore mieux dans l’enseignement supérieur) a-t-il été tenu ? Les renseignements contenus dans les éditions successives du très précieux Annuaire des anciens élèves, régulièrement mises à jour et publiées par leur association, permettent de répondre de manière, sinon exhaustive, mais au moins relativement précise à cette interrogation. Certes, les brèves notices de l’annuaire ne permettent pas de reconstituer les diverses étapes des carrières des anciens élèves, mais elles nous renseignent correctement, tant sur les titres acquis par eux au moment de la sortie de l’École, que sur le dernier emploi occupé lors du départ pour la retraite, mouvement que tous les membres de la promotion 1953 ont effectué depuis au moins quinze ans.
Les anciens élèves « scientifiques »
La consultation de différentes éditions de l’Annuaire en ma possession m’a permis de reconstituer vingt-quatre fiches exploitables, la vingt-cinquième, celle de Georges Biondi, décédé très tôt après la sortie de l’École, dès 1961, ne contenant guère que l’avis de son décès. Cet examen révèle que les vingt-quatre « sortants » étaient tous titulaires d’une agrégation : huit en mathématiques (dont une qualifiée de Chaire supérieure), neuf en physique (dont une dite de Chaire supérieure), sept en sciences naturelles (dont une notée de Chaire supérieure). Leurs vingt-quatre titulaires sont donc entrés directement dans l’enseignement secondaire, ce qui constitue un brillant résultat d’ensemble.
Tous paraissent avoir dispensé leur enseignement durant un temps supérieur à la durée de l’engagement décennal, mais deux d’entre eux ont quitté, cette obligation remplie, l’enseignement, l’un pour devenir astronome adjoint à l’Observatoire de Meudon, l’autre pour exercer une charge de directeur de recherches auprès de la société Rhône-Poulenc. Parmi les vingt-deux anciens élèves restés fidèles à l’enseignement ou à son administration jusqu’à l’âge de la retraite, neuf sont restés professeurs de lycée, cinq d’entre eux ayant enseigné en classe préparatoire. Deux autres, après avoir enseigné la physique en classe préparatoire pour l’un, et la biologie, pour l’autre, mais au Centre national d’enseignement à distance (CNED) ont terminé leur vie active en qualité d’inspecteur pédagogique régional-inspecteur d’Académie, pour le premier et d’inspecteur d’Académie, pour le second.
Les onze derniers membres du groupe de nos scientifiques ont rejoint l’enseignement supérieur, l’un d’eux ayant accédé à la fonction de maître de conférences de physique à Grenoble, les dix autres, après avoir soutenu avec succès une thèse de doctorat d’État, ayant exercé celle de professeur d’université : quatre en mathématiques, quatre en sciences naturelles, deux en physique. L’un de ces spécialistes de physique, M. Francis Dubus, a acquis une notoriété particulière en ayant exercé, outre ses fonctions d’enseignant et de directeur de laboratoire de recherches dans son université, d’abord, la charge de directeur de l’École normale supérieure de Saint-Cloud4 de 1977 à 1985, puis celle de président de l’Université Française du Pacifique de 1993 à 1996.
Les anciens élèves « littéraires »
Qu’en est-il pour le groupe des trente-trois « littéraires » de 1953 ? Parmi eux, vingt-neuf ont quitté l’École en étant titulaires de l’agrégation (ou ont acquis ce titre durant les cinq années suivantes) : sept en anglais, six en allemand, cinq en géographie, quatre en histoire, trois en lettres modernes, deux en philosophie, un en espagnol, un en grammaire. Trois autres ont obtenu le CAPES : un en anglais, un en philosophie, un en lettres classiques. Un autre, historien, n’a pu se présenter à l’un et l’autre de ces concours pour cause de maladie provisoirement invalidante.
Ce brillant succès d’ensemble a-t-il été confirmé par le déroulement de la carrière professionnelle, ainsi que du cursus honorum, de ces trente-deux lauréats et qu’est-il advenu de notre handicapé provisoire ? Si les premiers ont bien pris le poste d’enseignant du secondaire (dont deux seulement en École normale départementale) auquel ils avaient été affectés par les jurys de recrutement, deux d’entre eux, victimes d’accidents corporels peu après leur sortie de l’École, Pierre Lavergne le 15 février 1976 et Michel Tardits le 8 décembre 1990, avant d’avoir pu donner la pleine mesure de leur talent, n’ont pu atteindre l’âge de la retraite. Un autre, agrégé d’espagnol, après avoir exercé à Barcelone assez longtemps pour satisfaire aux obligations de l’engagement décennal, a quitté ensuite l’Éducation nationale pour gérer les ressources humaines d’une grande entreprise de Castres.
Les établissements du secondaire ont retenu jusqu’à l’âge de la retraite, sept des enseignants sortants : un spécialiste de lettres classiques en collège, un historien à l’École normale départementale de Grenoble, cinq professeurs de lycée, parmi lesquels figurent deux professeurs de classe préparatoire : un germaniste au lycée de Besançon, un angliciste au lycée Henri-IV à Paris. Après avoir longuement enseigné, quatre autres des sortants ont accepté d’exercer de hautes fonctions administratives : deux ont pris en charge la direction d’un collège, un germaniste est devenu Inspecteur général de l’enseignement de sa discipline, le dernier étant devenu, après soutenance d’une thèse de doctorat d’État, recteur du Centre National d’Enseignement à Distance (CNED), tout en menant carrière dans l’administration des Postes et Télécommunications au sein de laquelle il est parvenu au rang d’Inspecteur général.
Les besoins des universités françaises en enseignants et chercheurs de qualité étaient tels au moment de la sortie de l’École de notre promotion, alors qu’un enseignement de masse commençait à s’y mettre en place, que dix-huit d’entre nous ont pu très vite – en général moins de dix ans et ce malgré le fait que nous dûmes consacrer au moins vingt-quatre et parfois vingt-huit mois au service militaire – faire leur entrée dans l’enseignement supérieur. Parmi eux, un agrégé qualifié en lettres modernes, est rapidement entré au CNRS, pour mener des recherches en linguistique couronnées par la soutenance d’une thèse de doctorat d’État et l’attribution du titre de directeur de recherches. Huit autres ont quitté le service actif avec le titre de maître de conférences : deux dans chacune des disciplines d’anglais, géographie et philosophie, un en allemand, comme en grammaire. Les neuf autres se sont retirés du service actif avec le titre de professeur d’université : trois en géographie, trois en histoire, deux en anglais et un en allemand. Dans ce dernier sous-groupe, il convient de souligner le caractère particulièrement brillant du cursus parcouru par trois des anciens élèves : l’historien Michel Vovelle, notre « cacique », dont les travaux de recherche en histoire moderne ont connu une très large diffusion lors de la célébration du deuxième centenaire de la Révolution de 1789, ainsi que les deux géographes : Armand Frémont qui termina sa carrière, en qualité de recteur de l’Académie de Versaillles après avoir dirigé durant un premier mandat, celle de Grenoble, et Michel Coquery qui mit un terme à la sienne, après un long passage à l’Institut d’urbanisme de l’Université Paris-VIII, en dirigeant l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud de 1990 à 1995.
Pour aussi grand que soit le prestige acquis par ces derniers auprès des universitaires, il le cède incontestablement, au moins parmi les milieux littéraires et artistiques, comme dans le grand public, devant celui conquis par notre camarade de promotion, l’historien de formation Jean-Claude Carrière, dont l’entrée dans la vie professionnelle avait paru, un temps, compromise par la maladie. En mobilisant des dons exceptionnels en matière d’intelligence et de capacité de travail, ce dernier est parvenu rapidement à s’imposer parmi les conteurs, écrivains (il a publié ses premiers romans dès 1957), essayistes, metteurs en scène, scénaristes, non seulement de notre pays, mais du monde entier5. Notre camarade contribue ainsi, de manière décisive au bon classement du groupe des littéraires et des scientifiques rentrés, en 1953, à l’École de Saint-Cloud, au palmarès imaginaire du concours fictif de la meilleure promotion parmi toutes celles sorties des ENS de Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud.
1. Pierre Carrière, La Modernisation de deux agricultures (en Union Soviétique et Languedoc-Roussillon) : 1955-1980, Thèse d’état, Géographie, Montpellier 3, 1981.
2. « Une soirée Cocteau à l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud », Bulletin des associations amicales des élèves et anciens élèves des Écoles normales supérieures de Lyon, Fontenay-aux-Roses, Saint-Cloud et Fontenay/Saint-Cloud, 1995, n° 1-2, p. 53-84.
3. Certains de ces témoignages oraux ont été publiés ultérieurement. Voir Armand Frémont, Algérie – El Djazaïr, Les carnets de guerre et de terrain d’un géographe, Paris, Éditions La Découverte, collection « Hérodote », 1982, 288 p.
4. Francis Dubus, « L’évolution des ENS », Bulletin de l’Association des Élèves et anciens Élèves des ENS Lyon, Fontenay-aux-Roses et Saint-Cloud, 2016, n° 1, p. 29-33.
5. Jean-Claude Carrière, « Entretien, propos recueillis par Véronique Tacquin et Nicole Brenez », Bulletin de l’Association des Élèves et anciens Élèves des ENS de Saint-Cloud, Fontenay-aux-Roses, Fontenay/Saint-Cloud et Lyon, 1990, n° 1, « Spécial Cinéma-Audiovisuel », p. 22-24.
et
Lucien Sellier, « Jean-Claude Carrière à Lyon », suivi de « Montage de textes de Jean-Claude Carrière lus en public le 28 mars 2009 [à l’occasion de l’Assemblée générale de l’Association] », Bulletin de l’Association des Élèves et anciens Élèves des ENS de Saint-Cloud, Fontenay-aux-Roses, Fontenay/Saint-Cloud et Lyon, 2009, n° 1 p. 21-39
Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1 (2017) p. 25-38.