Entrer à Fontenay en 1968

Témoignage de Mireille POLVÉ, Promotion 1968, Sciences, Fontenay-aux-Roses


Mireille Polvé en 1968-1969 (archives Mireille Polvé)

Je n'ai aucun souvenir précis personnel des événements de mars à Nanterre, considérés comme le point de départ des événements de Mai 1968, ni même du début des événements de Mai 1968 à la Sorbonne et autres facultés parisiennes. La raison en est que j'étais alors en classe préparatoire (ce qu'on appelle maintenant Math spé Bio) au lycée Fénelon, et, en mai, commençait la série de concours pour lesquels j'avais, comme mes camarades, travaillé intensément pendant trois ans. J'étais logée, comme toutes les filles en classe préparatoire dans les grands lycées parisiens (majoritairement des lycées de garçons), au Foyer des Lycéennes, rue du Docteur Blanche dans le 16e arrondissement. Dans ce foyer très bien équipé, il y avait un salon muni de télévision dans chaque aile, à chaque étage, mais j'étais tellement absorbée par les révisions finales que je ne prenais pas le temps d'aller regarder les journaux télévisés. Et je n'étais pas assez fortunée pour avoir mon propre transistor. Je ne percevais l'agitation qui montait dans les universités que durant les week-ends passés chez mes parents ou chez ceux de mon ami. Toutefois je n'y étais qu'assez peu attentive, c'était comme un bruit de fond.

Écrits et oraux des concours au printemps 1968

Mon premier souvenir personnel est lié aux épreuves écrites des concours d'entrée aux ENS, début mai. Les concours de l'agrégation (de lettres, entre autres) étaient prévus à la même période mais des piquets de grève en avaient empêché le déroulement. Nous devions passer notre concours à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et nous nous y sommes rendus, remplis d'expectative, incapables de décider pour nous-même de boycotter notre concours et redoutant un peu de nous heurter à des piquets de grève. En fait, ce concours d'entrée aux Écoles normales supérieures, dont les promotions ne dépassent pas quelques dizaines de personnes n'intéressait visiblement pas les comités étudiants et personne ne s'est occupé de nous. Nous avons passé sans encombre ce premier concours.

Ensuite, toujours vu par le petit bout de la lorgnette d'une étudiante passant ses concours, j'ai souvenir de l'absence de transports en commun dans Paris et de la pénurie d'essence. Le problème des transports est devenu alors notre préoccupation principale, nous l'avons résolu en allant dans ma famille à quatre-vingts kilomètres de Paris faire le plein. Et, pour simplifier les problèmes de déplacements, j'avais quitté le foyer des lycéennes pour être hébergée chez mon ami. Bien sûr, nous écoutions les informations tous les soirs commentant grèves et manifestations, mais je n'en garde aucun souvenir précis, car j’étais toujours focalisée sur les concours.

L'interaction suivante entre la grande histoire de Mai 68 et ma petite histoire s'est produite lors du concours commun d'entrée dans les Écoles d'agronomie. Ce concours devait se passer à l'Institut national d'agronomie de Paris, rue Claude Bernard, le lendemain des manifestations violentes de la rue Gay-Lussac (10-11 mai). Nous sommes arrivés, en voiture donc, le matin tôt vers 7 heures, et nous avons dû expliquer aux forces de l'ordre encore présentes la raison de notre présence dans cette rue. Elle n'était pas encore déblayée et des carcasses de voiture fumaient encore. Le directeur de l'École était devant la porte et nous faisait rentrer rapidement, afin que nous ne soyons pas confondus avec des manifestants attardés. Nous sommes restés cloîtrés toute la journée, sans sortir à midi pour déjeuner. Ce sont les élèves de l'École qui sont allés acheter des sacs remplis de baguettes, des piles de jambon blanc et du fromage pour nos sandwiches. Et nous nous sommes dispersés rapidement dès la sortie des épreuves.

Enfin est arrivée la fin des écrits des concours. Et là, sans transition, nous avons plongé dans l'ébullition ambiante mais d'une façon qui m'a toujours fait sourire depuis. En effet, si nous avons, comme tous les autres étudiants, passé nos journées dans les amphis, à chercher comment réformer le monde, nous avons commencé par nous auto-convaincre que ce monde tournerait mieux s’il y avait plus de place d'admis dans les grandes Écoles où nous postulions. En contact avec les élèves déjà dans ces Écoles qui, depuis des semaines, réfléchissaient à leur rôle dans la société, nous avons donc commencé par estimer une augmentation raisonnable du nombre d'admis et avons ensuite discuté et négocié cette augmentation avec les différentes Écoles. Notre action a été globalement couronnée de succès et, un peu rassurés sur notre avenir proche, nous avons pu élargir nos réflexions à des considérations moins ego-centrées.

Affiche en mai 1968 (archives Mireille Polvé)De la mi-mai à fin juin nous avons passé nos journées dans les amphis de la Sorbonne et des Grandes Écoles à réfléchir sur nos enseignements, sur ce que pourrait être notre rôle dans la société, sur le fonctionnement des entreprises où nous allions entrer, sur la liberté d'expression, etc. Quels que soient les thèmes choisis, je n'ai fait qu'écouter des discussions sans fin un peu désordonnées et des prises de parole parfois violentes. Il y avait certes parfois des remarques ou commentaires que je trouvais très pertinents, mais sur lesquels je n'avais pas le temps de réfléchir et qui étaient chassés par un autre commentaire. C'était passionnant et frustrant. J'ai découvert le verbiage des militants des différents sous-groupes à l'UNEF, les prises de parole véhémentes de représentants trotskistes, maoïstes, etc. J'en garde un souvenir extrêmement confus et je ne me souviens d'aucun sujet spécialement. Mais j'étais ravie et très excitée de participer à ce bouillonnement.

Dans l'après-midi et le soir, nous allions manifester, mais là encore je ne me souviens plus des raisons, des mots d'ordre de ces manifestations. Bien sûr j'ai crié « Libérez nos camarades », « CRS-SS », « Dix ans, ça suffit », « A bas la censure », « Le pouvoir aux étudiants/aux travailleurs ». Je me souviens seulement que, si les débuts de manifestation étaient joyeux et bon enfant, dès que je voyais un manifestant plier un poteau signalétique pour s'en faire un pilon, dès que j'entendais le bruit sourd de pavés qu'on essaie de desceller et à fortiori dès que je sentais l'odeur piquante des gaz lacrymogènes, je quittais rapidement le cortège par les rues adjacentes et rentrais car j'avoue que je n’avais, et n’ai toujours, aucun goût pour la violence ni l'affrontement.

D'autre part, nous (un groupe d'étudiantes du foyer des Lycéennes) allions à l'École des Beaux-Arts, sur les quais de la Seine, chercher les affiches qui étaient créées chaque jour et dont il fallait organiser le collage et la diffusion. Cette distribution était très bien organisée, il fallait indiquer à quel collectif on appartenait et dans quel quartier nous nous proposions de faire l'affichage. J'avoue avoir gardé quelques-unes de ces affiches, en souvenir, alors qu'il était entendu que nous devions toutes les coller.

Une manifestation m'a beaucoup marquée et m’a remplie d'exaltation. Il s’agit du meeting du stade Charlety le 27 mai, lancé à l'initiative des étudiants de l'UNEF et du PSU, je crois. En effet, l'atmosphère était vraiment spéciale et on ne pouvait pas rester indifférente au milieu d'un stade bourré de monde, regardant défiler sur la piste les différents partis et syndicats dont les anarchistes, drapeau noir au vent et les groupes d'extrême gauche. Nous avons aussi écouté plus ou moins religieusement les discours et harangues de quelques leaders politiques. Le discours du secrétaire général de FO m'a laissé un souvenir mitigé de récupération politique et de populisme. Par contre la discrétion et la personnalité de Pierre Mendès-France m'avaient beaucoup impressionnée car il ne faisait ni racolage ni démagogie : il essayait seulement par sa présence de faire un lien entre nous - la jeunesse désordonnée et bouillonnante à la recherche de changements - et le monde politique et syndical qui, jusque-là, était au mieux débordé, au pire contre cette agitation estudiantine (voir les prises de position du PC).

Le même jour, les accords de Grenelle avaient été négociés mais les propositions avaient été rejetées par les syndicats et la grève générale continuait. L'atmosphère était grisante, nous avions l'impression de pouvoir tout changer. La « fuite » de De Gaulle en Allemagne avait amplifié cette sensation.

En revanche la manifestation sur les Champs-Élysées des partisans de l'ordre nous a choqués et consternés, nous avions tellement l'impression que tout le monde était en phase ! Quelle naïveté de notre part ! Dès le début du mois de juin, nous avons ressenti une impression de dégringolade : tout doucement des grèves cessaient, les activités reprenaient, en même temps les manifestations devenaient plus violentes, impliquant aussi davantage le monde ouvrier et nous n'y participions plus. Nous passions encore nos journées soit dans les amphis, soit la tête dans nos transistors, alors que nous aurions dû être en train de réviser pour nos oraux de concours ! Il est vrai que tout était encore bloqué de ce côté-là, nous n'avions aucune nouvelle de nos résultats de l'écrit et de nos admissibilités aux oraux. A la mi-juin, les cours ont repris dans les lycées, les universités ont été évacuées. Nous nous sommes remis à penser à notre avenir proche. Fin juin, les élections législatives nous ont fait l'impression d'une douche froide : après avoir crié « Dix ans ça suffit », nous avons compris que c'était reparti pour encore quelque temps.

Nous avons enfin été informés de nos résultats des écrits et des dates des oraux : j'étais admissible à tous les oraux, par contre mon ami allait devoir redoubler. La fête était finie et je suis rentrée chez mes parents pour me remettre à réviser. La veille du premier de mes oraux, ma mère m'a conduite en voiture prendre le train pour Paris mais un refus de priorité de la part d'un automobiliste pressé m'a envoyée en ambulance à l'hôpital de Chartres. J'ai pu néanmoins regagner Paris dans les temps et passer mes oraux. Objectivement, je pense que ma blessure, assez déstabilisante et qui m'a causé quelque fièvre et douleur les premiers jours, m'a finalement plutôt aidée car, me voyant arriver avec une jambe raide et un gros pansement, les examinateurs commençaient par me demander ce qu'il m'était arrivé, et le temps passé à cet échange raccourcissait d'autant la durée de mon interrogation en même temps que cela attendrissait lesdits examinateurs. Ceci a été particulièrement clair pour les concours où se présentaient très peu de filles, comme le concours de l'Agro. J'y ai obtenu ma meilleure note de toute ma vie en math !

Enfin vers le 20 juillet, tout était fini et j'ai pu envisager de partir en vacances. J'avais prévu, cet été-là, de partir avec mes parents en Algérie, pour rendre visite à mon frère alors professeur en coopération. Mes parents avaient été difficiles à convaincre car ils estimaient que j'étais « trop grande » pour partir encore en vacances avec eux. Et finalement, le report des oraux de concours leur a donné une bonne raison de ne pas m'emmener : ils ne pouvaient pas m'attendre, ayant fait leur réservation de transport de la voiture sur le ferry à Melilla. Ils sont partis vers le 14 juillet sans moi.

J'ai décidé alors, impromptu, d'accompagner mon ami et son cousin, qui partaient en 2CV faire un périple en Cappadoce. Nous avons donc parcouru Paris – Istanbul en passant par Venise, la côte dalmate, Sarajevo. Puis nous avons exploré le plateau anatolien, les paysages de Cappadoce, les bords de la Mer Noire, mais ceci est une autre histoire.

Mes parents étaient inquiets de me savoir partie sans avoir attendu les résultats finaux des concours et sans savoir donc dans quelle école je serais admise ; de mon côté, j'étais persuadée que je serai reçue quelque part. Effectivement, en août, j'en ai trouvé la confirmation : je pouvais entrer à l'Agro ou à l'ENS de Fontenay-aux-Roses. Et je suis encore surprise de ma décision, prise en cinq minutes :  alors que j'avais préparé le concours de l'Agro plus intensément que celui de l'ENS, j'ai finalement paniqué à l'idée de devenir « chef » dans une usine agroalimentaire, d'avoir à « produire », à être rentable, d’avoir à commander d'autres personnes. Et j'ai choisi l'ENS, ce dont je n'ai fait que me féliciter tout au long de mes études et de ma carrière. Peut-être ce refus d'être en position de devoir commander était-il déjà un effet de cette atmosphère de Mai 68.

À Fontenay en 1968

Je suis entrée à l'ENS de Fontenay-aux-Roses début septembre et j’ai découvert ses bâtiments, son fonctionnement et nos encadrantes. Je n'étais pas complètement perdue puisque ma cousine y était élève de philosophie en 4e année. J'ai particulièrement apprécié de recevoir mon premier salaire d'élève-professeur stagiaire.

En revanche, si l'École a fait sa rentrée à la date normale, il n'en était pas de même du côté de l'université où l'agitation de Mai 68 avait laissé des traces. Donc, nous avons commencé par travailler dans les spécialités que nous avions choisies (pour moi les sciences de la Terre) avec les assistantes qui étaient à notre disposition, très compétentes et très dévouées. Je me souviens en particulier de Françoise Gasse1 , très proche de nous. En revanche, l'esprit de Mai 68 n'avait pas, ou peu, modifié les principes de la direction. Un exemple : nous étions en contact avec nos homologues garçons de l'ENS de Saint-Cloud qui, comme nous, attendaient la reprise des cours à la Faculté. Leur assistant en géologie ayant organisé une excursion géologique, nous avons souhaité pouvoir y participer et il nous été répondu sèchement que « nous n'avions pas à avoir de contact avec ces messieurs ». Quelle déception !

Enfin, en octobre, les cours ont repris à la Sorbonne. Quelle surprise de découvrir le comportement de certains de nos professeurs : ils arrivaient, accompagnés d'un de leurs assistants qui portait le sac du Maître, essuyait le tableau, préparait les documents à montrer, portait le rétroprojecteur, etc. Clairement, les mandarins avaient survécu à Mai 68 ! Suivre les cours en Sorbonne, c'était subir la tentation de passer, en sortant des cours, rue Champollion avec ses salles de cinéma d'Art et Essai. Après trois ans du régime des classes préparatoires, je trouvais que tout était facile en cours et que nous avions peu de travail personnel à faire. Ayant aussi enfin quelque argent, j'ai donc commencé par faire une cure intense de cinéma. Nous étions un petit groupe de “normaliens”, de Sèvres (Catherine Chauvière) et de Saint-Cloud (Georges Calas, Michel Popoff, Jacques Malod). En première année, nous formions un petit groupe un peu à part du reste des étudiants en licence, ceci pour deux raisons : eux se connaissaient déjà depuis un an et étaient déjà organisés en sous-groupes et nous-mêmes nous sentions un peu différents en particulier parce que le travail demandé nous semblait ni intense ni difficile.  Certains cours magistraux étaient lus par le professeur et identiques mot à mot aux polycopiés qu’on pouvait acheter. J’avoue donc n’avoir pas suivi les cours de paléontologie par exemple. Mais s’il ne fallait suivre les cours que de deux certificats pour obtenir la licence et deux autres pour la maitrise, j’ai suivi, comme les autres normaliens, d’autres certificats en supplément. J’ai gardé un excellent souvenir des cours du certificat d’océanographie physique, option géologie marine, et de son stage pratique organisé à la station marine de Villefranche-sur-Mer.

A l'ENS, je partageais une chambre avec Anne Le Picart ; nous nous entendions bien et cohabitions sans problème. Je me souviens aussi de Pierrette Esplas et de Ghislaine Schweitzer mais n’ai pas gardé de contact avec elles. L'École avait une vie culturelle intéressante : j'y ai, par exemple, assisté à un concert de Barbara. La taille de la salle nous permettait une belle proximité avec cette artiste et j'en garde un souvenir ému. J'ai aussi profité de la présence à l'École de ma cousine et j’ai passé pas mal de temps avec elle et ses copines à écouter leurs discussions philosophiques ou linguistiques. Néanmoins, et bien que ma cousine et ses amies m'aient expliqué combien le règlement intérieur de l'École s'était assoupli après toutes les concertations de Mai 68, j'ai trouvé que l'équipe d'encadrement était assez coincée, encore attachée à un état d'esprit un peu puritain de protection de nos moralités. Après l'effervescence de Mai 68 le contraste n'en était que plus frappant et plus difficile à supporter. J'ai eu de plus en plus tendance à rester chez mon ami à Boulogne jusqu'à, vers Pâques, m'installer définitivement chez ses parents et en deuxième année je me suis « externée » en prenant un petit studio dans le 1er arrondissement, diminuant d'autant mes interactions avec l'ENS puisque la majorité de nos cours se passaient à l'université Paris-VI, à la Sorbonne puis à Jussieu dans les premières tours construites.

Avec le recul, je dirais que j'ai vécu Mai 68 en étant plus observatrice et auditrice qu'active dans l'ébullition ambiante. Après mes années de lycée, baignées dans le conformisme de la société d'alors et après mes années de classes préparatoires où je n'ai rien fait d'autre que travailler, ce bouillonnement, ces rencontres étaient autant de fenêtres qui s'ouvraient toutes en même temps, me laissant un peu perdue au départ. Et c'est plus tardivement que j'ai ressenti personnellement les changements d'état d'esprit découlant du foisonnement de Mai 68 et que je me suis sentie motivée pour faire avancer des changements dans notre société, en particulier pour nous les femmes.

Les années 70 ont continué, dans la société comme dans mon évolution personnelle, tout ce qui avait été réveillé durant Mai 1968 et ont été riches en combats estudiantins contre les injustices, contre l'autoritarisme, contre tant de choses. Plus personnellement, avec mes amies, nous avons pris conscience des limitations plus ou moins insidieuses qui étaient imposées aux filles et du chemin qu'il nous restait à parcourir. Les années 70 ont vu aussi la traduction dans les lois de l'effervescence de Mai 68. C'est en 1974 que la contraception a été libéralisée et la pilule remboursée par la Sécurité Sociale. C'est en 1975 que la loi sur l’IVG a été votée (Merci Madame Veil). C'est aussi en 1975 que la loi a permis aux femmes de conserver leur nom patronymique lors de leur mariage.

Comme beaucoup je lisais Libération, j'ai soutenu le journal Politique Hebdo, même quand ce journal ne pouvait plus paraître faute de moyens, J'ai fréquenté le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, les cafés-théâtres, j'écoutais Évariste, Jean-Max Bruat, Gilles Servat, Brigitte Fontaine et Areski, Colette Magny, mais aussi Bob Dylan, Joan Baez, Graeme Allwright. J'adhérai aux idées d'autogestion défendues par le PSU et Michel Rocard, était contente de soutenir les SCOP qui naissaient, j’étais très sensible aux arguments de René Dumont, écologiste avant l'heure, passionnée par l'exemple éducatif d'Alexander Sutherland-Neill auteur de Libres Enfants de Summerhill. Je lisais les écrits de K. S. Karol, de Noam Chomsky, etc.

Durant mes deux premières années à l'ENS en maitrise de sciences de la Terre, j'ai découvert en bibliothèque la toute nouvelle théorie de la dérive des continents dans les articles de Xavier Le Pichon et j'ai estimé que l'avenir des sciences de la Terre était en mer. J'ai  choisi d'effectuer mon DEA à l'université de Rennes en géologie marine, spécialitégéochimie. Ce premier contact avec la recherche a été une révélation et j'ai décidé de tout faire pour pouvoir continuer dans la recherche. J'ai pris une année de congé sans solde en 1970-1971 afin de continuer en thèse de 3ème cycle.

Après l’ENS de Fontenay-aux-Roses

Avant ma soutenance de thèse, et avant même la fin de ma scolarité à l’ENS de Fontenay-aux-Roses, au début de l’année 1972, j'ai accepté un poste d'assistant d'observatoire qui m'a été proposé par le professeur  Claude Allègre dans le Laboratoire de géochimie et cosmochimie récemment créé à l'Institut de Physique du Globe de Paris à l’université Paris-VII (université enfantée après Mai 68). Bien plus tard, Françoise Gasse m’a appris que mon départ de l'Ecole avant d'avoir fini la fin de mes quatre années avait beaucoup secoué l'équipe de Direction et qu'elle avait dû plaider ma cause. Je n'en avais rien su. Le laboratoire où je travaillais était une structure nouvellement créée, avec un directeur jeune et nous étions tous, à peu de chose près, du même âge ; nous avons grandi, mûri, sommes passés de jeunes adultes à jeunes couples avec enfants à peu près tous en même temps. Nous avons énormément discuté en remettant en cause les relations classiques hommes-femmes, les partages des responsabilités dans le couple, les notions de fidélité, de liberté, etc. Dans ce microcosme, mes copines et moi nous sommes beaucoup aidées mutuellement dans nos processus individuels d'évolution. Nous nous sommes appuyées sur des livres écrits par des femmes qui décrivaient nos mal-être, nos manques de confiance, nos frustrations bien mieux que nous n'arrivions à le faire. Nous discutions de ce qui pouvait venir de notre conditionnement via l'éducation et la société dans le manque de confiance que nous avions toutes. Quand l'une de nous trouvait un bouquin de ce type, elle le lisait (bien sûr), l'annotait, le passait à une autre, etc. J'ai ainsi un ou deux livres qui ont trois types d'annotations. Cette décennie a été fondamentale dans ma construction, comme elle l'a été pour beaucoup de mes ami(e)s et toutes les idées qui y ont été développées ont poussé dans le terreau de Mai 68.

Il peut être tentant de faire des parallèles entre le cadre et les années précédant Mai 68 et l'époque actuelle. Je n'y vois qu'un seul point commun : le sentiment de contrainte subi par les individus. Pour la jeunesse d'alors, la société d’avant Mai 68 était très conformiste et pesante, avec beaucoup d'interdits, certains clairement exprimés tels que le port du pantalon pour les filles au lycée (maintenu dans mon lycée jusqu'en 1965) ou le droit à une certaine liberté sexuelle, surtout pour les filles, d'autres plus insidieux (la difficulté à avoir des informations sur le contrôle des naissances alors que le Planning familial existait déjà). L'information était contrôlée principalement par l'ORTF il y avait très peu de possibilité d'exprimer des diversités. On devait faire comme nos parents et l'atmosphère dans la société était pesante et très ennuyeuse. En revanche, nous n'avions pas d'angoisse d'avenir, nous savions que nous trouverions du travail.  

Maintenant un certain conformisme est aussi présent mais de façon plus complexe car il donne à chacun l'impression d'être libre. Et ce n'est plus un Ministère de l'Information qui le transmet, mais les médias, Internet, les grandes multinationales. Sous une apparence de diversité il est tout aussi contraignant pour les individus qui sont, de fait, et sans en être toujours conscients, manipulés, dépossédés de leur libre-arbitre et de leur pouvoir d'action. Mais la société actuelle est beaucoup plus inconfortable et stressante pour les jeunes, ce qui éteint peut-être un peu la capacité d'inconscience et d'optimisme qu'il faut pour commencer un nouveau « Mai 68 ».

On reproche aux « soixante-huitards » d'avoir exacerbé l'individualisme et je ressens cela comme une critique injuste. Il ne faut pas confondre « respect de l'individu » et « individualisme ». Les idées défendues en Mai 68 prônaient le respect de l'individu face à la société, mais elles étaient empreintes de générosité et d'altruisme. C'est sous l'influence des années « fric » des années 80, où l'économie, qui était un gros mot en 68 est devenu un mantra, que s'est développé un individualisme forcené avec son goût pour la réussite visible, plus que pour l'épanouissement personnel.

Et maintenant, cinquante ans plus tard, je suis un peu amusée mais surtout très heureuse de voir revenir des idées et des modes de réflexion qui étaient alors les nôtres puis qui ont été oubliées (même par nous), chassées par le consumérisme mais que les jeunes générations découvrent. C'est un bain de jouvence et une source d'espoir. Les SCOP fleurissent, la notion de partage, le besoin de consommer moins, le souci de respecter la nature gagnent du terrain et s’imposent à de plus en plus de monde. Il est plus facile maintenant, avec l'existence d'Internet, de reprendre le contrôle de sa vie et de sa façon de consommer, de développer des initiatives individuelles ou de petites collectivités. On retrouve des idées d'autogestion et l'avenir est plus enthousiasmant au niveau des citoyens qu'au niveau des dirigeants, quels qu'ils soient.

Ce renouveau n'est-il pas la meilleure façon de célébrer les 50 ans de Mai 68 ?

Mais je me défends de tomber dans l’angélisme, la financiarisation de nos sociétés et la mondialisation font que de grosses multinationales ont plus de pouvoir que des états. Il en découle que toutes les initiatives prises par les citoyens ne font bouger notre monde qu’à la marge et que pour son évolution globale, nous avons toutes les raisons d’être inquiets.

La suite de ma carrière

En 1983 j'ai soutenu une thèse de doctorat d'État puis j’ai effectué un séjour postdoctoral aux États-Unis au WHOI (Woods Home Oceanographic Institution) de 1983 à 1985. En 1987 j'ai été détachée au CNRS en tant que chargée de mission en sciences de la Terre à la Direction scientifique de l'INSU, un des instituts du CNRS. Le travail y était passionnant. J'ai eu ainsi le plaisir de retrouver Françoise Gasse et nous avons effectué une mission ensemble à Pékin, pour négocier les conditions de gros programmes de coopération. Elle était restée une belle personne et était devenue une brillante scientifique. Nous avons repris une relation très amicale ; nous nous retrouvions au restaurant à Paris quand l’une était à Marseille et l’autre à Toulouse. Son décès m'a beaucoup marquée.

Toutefois, la recherche faite en direct me manquait.

Mission à Pékin en juillet 1998 ; de gauche à droite, un collègue chinois, Françoise Gasse (42 S FT), l’hôte chinois, Mireille Polvé (Archives Mireille Polvé)En 1991 j'ai réintégré mon corps d’origine en tant que Physicienne et j'ai retrouvé la recherche à l'Observatoire Midi-Pyrénées à Toulouse où je suis restée jusqu'à mon départ en retraite, mis à part un séjour d'un an et demi à l'Université du Chili à Santiago. En 2008 un éméritat m'a permis d'accompagner ma dernière étudiante jusqu'à sa soutenance (2011). Et maintenant je me régale à faire enfin toutes les choses que je n'ai pas pu faire quand j'étais en activité car le travail de chercheur, s'il est le plus passionnant qu'il soit, est aussi très, trop, accaparant.

Mireille POLVÉ (68 S FT)

10 avril 2018, révisé le 17 avril 2019

N. B. : La première version de ce texte répondait à un appel à témoignage de Monsieur David Descatoire (Archives municipales de Fontenay-aux-Roses). Elle a été tirée en plaquette à 250 exemplaires sous le titre Mon Mai 68 et publiée en ligne au printemps 2018 sur la page http://fr.calameo.com/read/002673207908bd909a1e5 avec des illustrations différentes.

N. B. 2 : Toutes les photos d’affiches viennent des archives de Mireille. Polvé.


1. Françoise Gasse (62 S FY) (1942-2014) fut maître de conférences à l’ENS de Fontenay. Paléobiologiste diatomiste et paléoclimatologue, elle « a dédié sa vie scientifique à l’étude des archives lacustres du climat et de l’environnement. Elle a initié des recherches pionnières visant à reconstituer les variations paléoclimatiques et les paléo-environnements du Quaternaire » en Afrique et en Asie. Source et photo : http://www.insu.cnrs.fr/node/4827

Certaines études sont consultables sur https://www.researchgate.net/profile/Francoise_Gasse/publications (Note des éditrices)





Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2019, n°1 .