Paul Fournel
Promotion 1968, Lettres, Saint Cloud

Je me souviens très bien : c’était un joli jour de printemps, Saint-Cloud était alors à Saint-Cloud et nous étions au dernier étage du pavillon. Ce devait être le matin puisque le soleil entrait par la fenêtre à l’est, faisant briller l’éternelle et précieuse poussière qui hantait les lieux depuis un long toujours.

Je me tenais au fond de la petite salle de classe. Je regardais danser la lumière sur le dos de mes camarades. En grands professionnels des concours, ils se tenaient courbés, comme s’ils se rassemblaient avant de bondir sur l’agrégation.
Pierre Barbéris, derrière son bureau, sur l’estrade, nous parlait de l’argent chez Balzac. Il en parlait fort bien, comme à son habitude, donnant une large image du monde balzacien qui était aussi, pour le jour et pour jamais, l’image de notre monde. J’aimais l’écouter et j’aimais le comprendre. Il n’avait pas encore parfaitement intégré le jargon des linguistes qui commençait alors à boucher l’horizon, et il expliquait la marche des affaires, la malignité et le génie des hommes que la fortune anime.
Je m’arrêtai de prendre des notes. Le soleil montait imperceptiblement dans le ciel et l’angle des rayons se modifiait dans la pièce. Je regardais Barbéris aller et venir sur l’estrade, porté par son discours que je n’écoutais plus. Il était un modèle parfaitement acceptable de grand professeur, de ceux qui comptent, de ceux qui étudient encore, de ceux qui publient et que les étudiants recherchent. Les planches de l’estrade grinçaient discrètement sous ses pas. Tout était là assez ancien pour avoir une allure d’immuabilité, d’éternité, celle du savoir sans doute et de la transmission à coup sûr.
Les derniers mots que j’ai entendus étaient « Illusions perdues », ensuite je me parlais trop fort à moi-même pour en entendre davantage. « Voici, me dis-je, depuis vingt ans tu es en classe. L’année prochaine, tu passeras de l’autre côté du bureau, tu respireras la même poussière et tu resteras dans la salle de classe pour encore quarante ans. »
Je me suis levé sans tapage, laissant là les concours et la classe. Je suis sorti paisiblement, léger. Dehors, le soleil m’a fait plisser les yeux et j’ai pris la route pavée en direction de Paris.

Paul Fournel


Ce témoignage a été publié initialement dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°2 (2012) p. 16.


Sa carrière
Écrivain, poète, auteur dramatique, Paul Fournel est né à Saint-Étienne le 20 mai 1947. Sa carrière l’a mené à San Francisco (directeur de l’Alliance française), Le Caire et Londres (attaché culturel), Princeton (Visiting professor) et en Languedoc-Roussillon (directeur littéraire du Centre Régional des Lettres). Ses activités se sont déployées dans les domaines du théâtre et du cinéma et dans ses responsabilités au plus haut niveau au service de la défense de la littérature et des écrivains (présidence de la Société des gens de lettres et édition ou direction chez Ramsay, l’Encyclopaedia Universalis, Slatkine-France, etc.).
Il est entré à l’Oulipo en 1972, son mémoire de maîtrise portant sur Raymond Queneau (Raymond Queneau romancier et le problème du néo-français, dir. Pierre Kuentz). Il est l’auteur du premier ouvrage consacré à l’Oulipo, Clefs pour la littérature potentielle. Après avoir longtemps occupé le poste de « secrétaire définitivement provisoire » de l’Oulipo, P. Fournel en est son président depuis 2004.

Son œuvre
Paul Fournel est l’auteur notamment :

  • de romans (Foraine, 1999 ; Un rocker de trop, 2004 ; Chamboula, 2007)
  • de poèmes (Toi qui connais du monde, 1997 ; Les animaux d’amour, ill. H. Cuéco, 2007) ;
  • de livres pour enfants (Les Aventures très douces de Timothée le rêveur, 1982 ; La reine de la cour, 1979 ; les séries Superchat (Nathan) et Guignol (Bibliothèque rose) ;
  • de textes ou de notes autobiographiques ou encore d’autofiction (Poils de cairote, 2004 ; Un homme regarde une femme, 1992 ; Le jour que je suis grand, 1995) ;
  • de nouvelles (Les Grosses Rêveuses, 1981 ; Les Athlètes dans leur tête, 1988, porté à la scène et interprété par André Dussolier en 2003 ; Courbatures, 2009 ; Manières douces publié sous le pseudonyme anagrammatique de Profane Lulu, 2009 ; C’est un métier d’homme, collectif Oulipo, 2009) ;
  • d’essais (Besoin de vélo, 2004 ; Les Marionnettes, 1982, ouvrage collectif).

Certains de ses livres ont été couronnés de prix littéraires (Bourse Del Duca, Goncourt de la nouvelle, Renaudot des lycéens, etc).
Voir les sites http://www.paulfournel.net et http://www.oulipo.net/oulipiens/PF ainsi que la notice « Fournel » de l’Encyclopaedia Universalis.
Paul Fournel est aussi l’auteur d’une thèse, Le Guignol lyonnais classique, 1808-1878, étude historique, thématique et textuelle d’une forme d’art populaire, (dir. Michel Decaudin, Paris 10).
En 2012 viennent de paraître La liseuse (P.O.L.) et Anquetil tout seul (Seuil).

Christine de Buzon (L FY 1971)