Témoignage d’André Paris
Promotion 1944, Lettres, Saint-Cloud


L’ENS de Saint-Cloud : Le bâtiment principal, Photo André Paris, 1946

Se souvenir de son entrée à Saint-Cloud, parler de l’École des années 1940, c’est évoquer un monde de réalités sociales et de mentalités. Dans les années trente du siècle dernier, les enfants issus de milieux populaires modestes, sérieux et désireux de poursuivre des études après l’école primaire ne retenaient pas le choix de l’enseignement secondaire du lycée qui ouvrait les portes de l’enseignement supérieur. Sauf exception, cette perspective était d’une catégorie plus favorisée, les gens disent parfois « les riches ». C’était le temps de la vulgarisation de l’électricité, voire de l’eau courante, loin encore du téléphone. Le temps d’une seule pièce chauffée dans la maison, des fenêtres couvertes de fleurs de givre l’hiver, comme des longs trajets à pied.

Effectivement, les lois scolaires du début des années 1880, prises dès l’arrivée au pouvoir des Républicains parfois résumés sous le nom de Jules Ferry, structurent un enseignement primaire national, obligatoire, gratuit et laïc. Rapidement les écoles s’installent, les bâtiments se rénovent ou se construisent, les maîtres se forment régulièrement dans les écoles normales. Fontenay et Saint-Cloud préparent les professeurs des écoles normales, on a supprimé les cours religieux et les intrusions de l’Église catholique. Mais le second degré n’a pas été touché ni rénové. Lycées entretenus par l’État et collèges dans certaines villes poursuivent leur travail. L’existence de « petits lycées » souligne une ségrégation dans le recrutement prenant les enfants à six ans. À côté de ce chemin du baccalauréat, les milieux plus populaires fréquentent les cours complémentaires (C. C.). Sans en étudier la mise en place administrative, on en trouve trace en littérature. Dans la fantaisie, l’école de Claudine1est un vrai C. C., avec le voyage au chef-lieu pour les épreuves de brevet et du concours d’École normale. De même la classe du père dans Le Grand Meaulnes.L’engagement des instituteurs spécialisés est indéniable, le travail profitable pour la langue française et la littérature. Mais il manque les langues anciennes et vivantes. Le brevet élémentaire (B. E.) demeure la preuve d’un niveau sérieux.

Personnellement, né en 1923, avec des parents modestes, le père employé en bonneterie, la mère couturière, je n’étais pas sur la voie de l’enseignement supérieur. Sauf le cours préparatoire dans une école de Troyes, tout mon cycle primaire s’est déroulé dans la même école Jules Ferry de Sainte-Savine, école neuve dans une commune en développement de l’agglomération troyenne. Le directeur qui tenait la classe des « grands », CM et CS, était d’une grande qualité, soucieux d’ordre, de travail, de curiosité et de réflexion. Ce n’est certainement pas un hasard total si quatre des ses anciens élèves ont intégré Saint-Cloud en peu de temps : Robert Croizot (1943 S SC), Albert Septier (1944 S SC), moi (1944 L SC) et Jean Haremza2 (1945 L SC et 1955 I SC). Après le certificat, j’ai rejoint le cours complémentaire qui s’ouvrait dans l’autre école de la ville jusqu’au brevet élémentaire et au concours d’entrée à l’École normale. En 1940, au temps de la défaite, de l’invasion, de l’occupation, une décision politique du gouvernement de Vichy bouleversa les études. Ce gouvernement rendait les instituteurs et les écoles normales responsables du mauvais esprit et de la débâcle, et il supprima les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices. Désormais les futurs maîtres d’école passeraient par le lycée, partageraient avec d’autres élèves d’autres enseignements.

Notre promotion ne devait pas connaître le cadre institutionnel du lycée de Troyes, car les bâtiments réquisitionnés par l’administration française dès le début de la guerre étaient aux mains de l’occupant. Le lycée s’était réfugié dans quelques maisons bourgeoises, plus ou moins commodes, dans le vieux Troyes. Le lycée de filles demeuré libre offrait le samedi les laboratoires. L’accueil assuré par un excellent proviseur, M. Ennemond Casati3, permit une installation sérieuse. La promotion forma une classe sensiblement autonome en seconde et première jusqu’aux épreuves écrites de la première partie du baccalauréat. L’amalgame complet avec les autres élèves se réalisa en terminale. Après le baccalauréat de philosophie en 1943, j’obtins une quatrième année pour préparer le concours de l’ENS de Saint-Cloud au lycée Henri-IV à Paris. Le concours 1944 se déroula en réalité début 1945 en raison des événements. La rentrée qui suivit ne fut qu’une brève prise de contact pour les élèves de la classe 43 appelés au service militaire, la guerre continuant. La véritable rentrée intervint en octobre 1945 à la démobilisation des étudiants.

L’armée devait nous rappeler en octobre 1947 pour un mois, alors qu’on voulait écarter les étudiants des grèves des mineurs, et elle offrit aux Cloutiers un séjour au sud de Paris au château de Grigny, dans la solitude, le sable et l’eau, sans occupations. Il devait en résulter quelques bousculades et incohérences dans l’organisation de la nouvelle année d’études.

La rentrée d’octobre 1945 n’a certes rien à voir avec la vie de château étudiée par Florence Austin Montenay dans son ouvrage4. Le château des Orléans puis de Marie-Antoinette avait disparu dans l’incendie d’octobre 1870, incendie à l’origine discutée, obus français venu du Mont Valérien ou incendie prussien comme l’auteur citée ci-dessus le rapporta (p. 285). Les ruines déblayées, le parc reconstitué et agrandi, l’École avait l’usage du seul édifice survivant, de simples communs annexes, qui, avec leur quatre étages logeaient les bureaux, les appartements des administrateurs, une bibliothèque, la salle de presse et de réunions et les turnes des élèves. Les services d’intendance et les salles de classe occupaient deux bâtiments de construction plus récente. En 1945, on atteignait encore l’École à partir de la ville de Saint-Cloud par la rue d’Orléans, en traversant à pied l’autoroute encore fermée à la circulation au ras de l’entrée du tunnel autoroutier.

Le bâtiment principal vu du bassin aux carpes, Photo André Paris, 1947






Étagé des jardins du Trocadéro jusqu’au bord de Seine largement étendu sur le plateau, le parc offrait des cadres propices à la détente. À proximité, les bassins avec les balustrades, les parterres, les statues mais aussi les grandes allées en milieu boisé, jusqu’aux limites du parc, pour la marche comme pour la flânerie, selon les élèves et les moments.



La rentrée d’octobre 1945 réunit les membres de différentes promotions, ceux de 1944 non mobilisés, accompagnés de quelques anciens de 1943 ou 1942, volontaires pour le nouveau régime, comme Roger Pasquier, tous ayant effectué une année scolaire complète, rejoints par les démobilisés de 1944 et par toute la promotion 1945, avec quelques lauréats de concours spéciaux imposés par les événements. Des petits groupes issus des départements : Meuse comme Camille Pernot, ou Pierre Couchot, Somme comme Pierre Joube, Alsaciens d’abord repliés, Charles Eckert, Philippe Grinevald ou Pierre Wirth passés par la bataille du Pacifique. Quelques cas originaux comme Jean Picard, ci-devant séminariste fauché par une rafale de mitraillette pendant la bataille de France, philosophe dévoué au développement de la revue Esprit, et amicalement surnommé Korax, « corbeau », par ses confrères.

Moment de détente avec René Péry (44 L SC) et Pierre Couchet (45 L SC) – Photo André Paris


Les nécessités de l’enseignement déterminent des groupes de spécialités plus ou moins fortement affirmés, les philosophes avec Camille Pernot, Jean Lechat, Raymond Lallez, les historiens géographes avec André Blanc, Roger Pasquier, Pierre Brunet, André Gracianette… Jusqu’aux plus lointains disciples des mathématiques et des sciences dites exactes. L’internat favorise des rapprochements, et au-delà des simples repas, la salle de presse facilite les rencontres et les échanges d’idées politiques, sociales, philosophiques poursuivies dans le parc. Là s’affirmaient les plus engagés, pouvaient se poursuivre des discussions diverses orientées. Des soirées culturelles et artistiques organisées dans le cadre de l’École multipliaient interrogations et échanges. Je conserve ainsi le souvenir d’une magistrale démonstration par les mimes Decreux et Marceau. L’École s’installait dans le système licence-agrégation et les cours se partageaient entre les conférences de l’École et celles de la Sorbonne, avec ses annexes comme l’Institut de géographie, seule université de Paris. D’où les expéditions à travers le parc pour gagner le métro du Pont de Sèvres.


André Graciannette (45 L SC), voisin de chambre, Photo André Paris

Pour l’apprenti historien, l’École et l’enseignement supérieur furent en priorité, au-delà de la matière étudiée, le rayonnement de certains professeurs et intervenants, maîtrise de la connaissance, souci de l’explication, ainsi André Aymard en histoire ancienne, Edouard Perroy en histoire médiévale, particulièrement Georges Lefebvre pour la révolution et Ernest Labrousse à l’origine de l’étude du mouvement des prix et des revenus au XVIIIe siècle.

La brève rentrée de 1945 fut l’occasion de découvrir, dans la bibliothèque et les usuels, l’École des Annales et le rôle de Lucien Febvre et du regretté Marc Bloch. Le professeur Labry commençait un cours passionnant sur la langue russe, trop avancé, quelques mois plus tard, pour être repris au moment de la seconde rentrée. La licence d’histoire, avec sa version latine, et agrémentée d’un certificat supplémentaire de géographie économique puis le DES (diplôme d’études supérieures) sous la direction du professeur Ernest Labrousse me conduisirent au CAEC (certificat d’aptitude à l’enseignement dans les collèges5) et à l’École normale d’institutrices de Vannes.





Je devais revoir l’École, ou plutôt son extension nouvelle dans la ville de Saint-Cloud, à l’occasion de réunions des anciens et aussi de deux colloques sur l’histoire sociale, présidence Labrousse, présentation pour un duo Jean Jacquart6 et Jacques Dupâquier (42 L SC). Je fis aussi appel à l’École au moment d’un voyage scolaire d’études de huit jours en Allemagne, pour obtenir un interprète en remplacement d’un collègue défaillant.

J’ai exercé essentiellement en Ile-de-France, à Versailles et Saint-Cyr-L’École, en second cycle et particulièrement terminale. Cette stabilité s’explique par la profession de mon épouse, institutrice logée, un moment détachée au secrétariat de l’École, puis, par goût, responsable d’une école à classe unique, dans un petit village à l’ouest de Versailles. J’ai terminé par deux années à Nevers.

Après le temps de l’École, j’ai conservé le goût, mieux, la passion de la recherche historique dans le cadre général du CTHS, de la société locale à la Fédération régionale (Fédération Ile-de-France avec Jean Jacquart) et au Congrès national des Société savantes. L’intérêt a visé les plaines à l’ouest de Versailles, zone de départ de Quesnay et des Physiocrates, comme le Haut-Morvan de Château-Chinon, à l’origine du flottage des bois pour la provision de Paris. Et j’ai participé au Conseil scientifique du Parc national régional et à la formation des guides du Morvan.

André PARIS (1944 L SC), mai 2018



Petit groupe d’historiens pendant la visite de Rouen en décembre 1946 : André Paris (44 L SC), Georges Reynaud-Dulaurier (45 L SC), André Graciannette (45 L SC), †Jean Madre (45 L SC), †Claude Klein (47 L SC), Photo André Paris


Voici une sélection des publications d’André Paris depuis 1994 :
« Cadastre de la Constituante et connaissance des réalités rurales, l’exemple de Corancy » dans Paris et ses campagnes sous l’Ancien Régime : Mélanges offerts à Jean Jacquart (47 L SC), éd. Michel Balard, Jean-Claude Hervé (56 L SC), Nicole Lemaître, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 27-36.
« Les clôtures du bocage en Haut-Morvan », Histoire et sociétés rurales, n°5, 1996.
« Paysages du Morvan, haies et clôtures du bocage en Morvan », Pays de Bourgogne, Dijon, n°180, 1998.
André Paris et Jacques Jarriot, ch. VII « Vitalité du Nivernais d’Ancien Régime, 2e moitié du XVIIe siècle-XVIIIe siècle », dans Histoire du Nivernais sous la direction d’André Léguai et Jean-Bernard Charrier (1956 L SC), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1999. En ligne sur Gallica.
« La maison rurale morvandelle », Bulletin, Académie du Morvan, n° 52-53, 2001.
« La révolution vécue en Morvan dans le district de Château-Chinon, 1789-1795 » Bulletin, Académie du Morvan : n°65 (2008) ; n°67 (2009) ; n°69 (2°10) ; n°70 (2010) et n°72 (2012). Résumé du n°65 : http://academie.du.morvan.pagesperso-orange.fr/bulletin65.htm) ; les résumés des numéros ultérieurs sont accessibles depuis la page http://academie.du.morvan.pagesperso-orange.fr/le_bulletin__074.htm)
« L’impact du flottage des bois sur la société morvandelle, Le sens économique et social du flottage en Morvan sous l’Ancien Régime » Journée de Bibracte (2009), Bourgogne Nature, Hors-série n°9, « La forêt en Morvan : Actualités des recherches II : Quel avenir ? », coll. « Cahiers scientifiques du Parc » n°10, Bourgogne-Nature, 2011.
« Le Progrès agricole en Haut-Morvan au XIXe siècle, le cas de Corancy », Bulletin, Académie du Morvan, n°80, 2016, p. 55-77.

1. Claudine à l’école, publié en 1900 d’abord sous la signature de Willy puis attribué à Colette son épouse d’alors, roman adapté au cinéma dans un court-métrage (1917, anonyme) puis un film de Serge Poligny (1937), un téléfilm d’Édouard Molinaro (1978) et enfin une bande dessinée de Lucie Durbiano (2018). (Note des éditrices)
2. Jean S. Haremza (1er mars 1925-20 mai 2008) fut vice-président et membre d’honneur de notre association. (Note des éditrices)
3. Né le 20 mars 1895 à Lyon (VIe arr., Rhône), mort le 28 janvier 1960 à Paris (IXe arr.) ; proviseur ; résistant ; militant du syndicat des proviseurs et directrices des lycées français. Source : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/?article18879 (Note des éditrices)
4. Florence Austin Montenay, Saint-Cloud, une vie de château, Paris, Vögele, 2005.
5. Créé en 1941, le CAEC est remplacé en 1950 par le CAPES. (Note des éditrices)
6. Le professeur Jean Jacquart (1947 L SC) fut président de notre association de 1976 à 1993. (Note des éditrices).