Entretien avec Sylvain AUROUX
promotion 1967, Lettres, Saint-Cloud

Faisant suite à la réunion du Conseil d’Administration de notre Association à Paris, j’ai planifié une petite visite à Sylvain Auroux dans son repère de lointaines montagnes, afin de l’interroger sur ses années de Cloutier…

Le TGV pénètre dans la majesté blanche de la vallée de Saint-Jean-de-Maurienne avec ses forêts saupoudrées de neige, ses arêtes qui tout là-haut accrochent les derniers rayons du soleil, et un calme bienfaisant après les frénésies de la capitale. La fin du parcours se déroule en véhicule 4×4 pour arriver au chalet et nous voici installés pour l’entretien dans un grand bureau empli de livres. Nous avons convenu que ce premier échange porterait sur les années d’étude à Saint-Cloud, tout en planifiant un second échange au sujet des années en tant que directeur de l’ÉNS Fontenay-Saint-Cloud, devenue ÉNSLSH une fois implantée à Lyon.

Sylvain Auroux fait partie de cette minorité (à l’époque) d’élèves de Saint-Cloud pour lesquels il n’est guère besoin d’ascenseur social. Son père est un haut fonctionnaire de l’administration des ‘Postes et Télécommunications’, comme on disait alors, empreint de droiture, de souci d’efficacité et de goût pour le travail bien fait. Il souhaite voir son fils poursuivre des études scientifiques. Sylvain s’incline et passe donc le bac Mathématiques Élémentaires (1965). Mais ensuite il résiste aux pressions paternelles et, passionné tout autant par l’histoire et la géographie que par la philosophie, il passe deux années d’Hypokhâgne et de Khâgne au Lycée Henri IV. Il intègre Saint-Cloud en 1967 dans la section philosophie. Cependant, les études philosophiques d’alors, teintées de métaphysique ne l’intéressent pas vraiment : il se sent davantage porté vers la linguistique (dès 1966, il suivait les cours de linguistique générale de B. Pottier à Censier) et les sciences sociales en voie d’institutionnalisation… C’est aussi la grande époque de la révolution structuraliste. Il est fasciné par le bouillonnement des idées et par l’échange.

Les cours se suivent en principe à l’Université de Nanterre (devenue autonome, après avoir été une antenne de la Sorbonne) où officient quelques grandes figures de l’époque et que Sylvain se remémore: « Jacques Merleau-Ponty (spécialiste de cosmologie) en épistémologie (qui sera son directeur de mémoire de maîtrise, consacré aux différences entre les discours scientifiques et philosophiques chez Descartes), Paul Ricœur, qui faisait des cours d’histoire de la philosophie bien préparés et passionnants, Emmanuel Lévinas, qui ne préparait pas grand-chose et montrait une médiocre familiarité avec Hegel, J.-F. Lyotard, connu à l’époque comme spécialiste de phénoménologie, M. Dufrenne, assez brouillon, Clémence Ramnoux, grande spécialiste de philosophie grecque qui orientera, en complément des séminaires de Desanti (il y commente directement le texte grec), sa préférence définitive pour Aristote contre Platon ». Les cloutiers philosophes jouissant d’une grande liberté d’études peuvent suivre à l’ÉNS même, et toutes promotions confondues, des séminaires ainsi que des conférences données par des invités extérieurs. Ils peuvent également demander la venue de conférenciers de leur choix. Jean-Toussaint Desanti (élève à Ulm du célèbre Jean Cavaillès et qui avait été le caïman de L. Althusser) parle de la philosophie des sciences et commente Galilée (texte italien) dans des séminaires à l’auditoire restreint (la plupart du temps y assistaient trois personnes : Lerner, pensionnaire de la fondation Thiers, Besnier, nouvel assistant de l’ÉNS et lui-même). Bernard Besnier – un fidèle de Desanti –délivre un cours sur la philosophie des sciences humaines (économie, anthropologie, linguistique, etc.), précédé d’une introduction méthodologique, introduction qui n’était toujours pas achevée à la fin de l’année. Cette première année à Saint-Cloud regorge de découvertes et de stimulations intellectuelles. Les séminaires en sciences humaines (notamment des présentations de la linguistique par G. Bès ou Oswald Ducrot) contribuent à ce que la philosophie se dégage de la métaphysique. Desanti recommandait à ses élèves qui voulaient progresser en philosophie des sciences de ne pas se contenter de la philosophie, mais de suivre en plus un cursus dans la discipline de leur choix (à l’époque Louis Althusser prônait, à Ulm, la démarche inverse de « cours de philosophie » pour scientifiques). L’exemple des premiers élèves de Desanti à Saint-Cloud (par exemple, Maurice Godelier qui se consacrait à l’économie des « sociétés primitives ») allait dans ce sens. Durant toute sa carrière de chercheur Sylvain restera fidèle au précepte desantien « d’ancrage dans les positivités ».

La seconde année est tout aussi riche : Sylvain Auroux poursuit en parallèle des études en DEUG de physique, des études de linguistique, passe ses certificats pour la licence de philosophie (auxquels il ajoute, par provocation, un certificat de métaphysique), se laisse attraper par l’effervescence des sciences humaines et… se marie en décembre 68 avec Brigitte, son amie de Lycée, une hispaniste par qui il avait connu le travail linguistique de B. Pottier. Il quitte alors l’internat de l’ÉNS et le jeune couple s’installe dans un petit appartement à Puteaux.

Lorsque je lui demande si son entrée à Saint-Cloud a marqué pour lui une ouverture sur le monde de la culture, comme ce fut le cas pour nombre d’élèves, il sourit et me répond : « A onze ans j’avais déjà une carte d’abonnement au musée du Louvre… ». Pour ce qui est de la musique, il déplore de n’avoir pas du tout l’oreille musicale (« amusie » diagnostique-t-il), une situation étonnante pour un passionné de linguistique qui devra donc s’investir plutôt dans les études de la langue écrite et des procédures formelles.

Finalement, Sylvain a peu connu la vie d’interne à Saint-Cloud, juste un peu moins d’une année, dans la résidence bâtie au-dessus de la gare et où tous les élèves avaient été regroupés. Nous parlons du rapport au corps, du sport et du très apprécié professeur de gymnastique M. Boutillier, des matchs de rugby, mais aussi des visites féminines pour lesquelles il fallait négocier avec son cothurne la disposition exclusive des lieux. Si, parisien d’origine, il n’a pas connu le « choc » de la vie culturelle parisienne, il note l’effet important de l’internat sur les jeunes normaliens. Selon lui, la camaraderie y joue certainement un rôle décisif, mais ne saurait expliquer à elle seule, cette immense ouverture à la liberté ressentie par tous. Il faut revenir à une caractéristique de l’époque. Les familles étaient autoritaires par nature et la majorité n’advenait qu’à 21 ans. L’école accueillait donc des élèves mineurs sous la responsabilité du directeur; l’internat (et le trousseau numéroté) était obligatoire. Le régime était très libéral, avec une maîtrise totale des allées et venues. L’élève se voyait à 20 ans à la tête d’un salaire honorable, dont il pouvait disposer. On imagine mal, aujourd’hui, la rupture que représentait ce nouveau régime : on atteignait le statut d’adulte avant l’âge.

Concernant l’atmosphère politique à l’ÉNS et les évènements de mai 68 : Sylvain Auroux est issu d’un milieu qui ‘vivait au centre droit’, où l’on exprimait un certain dédain pour la politique et où l’on questionnait peu l’ordre établi, se contentant d’évaluer (souvent durement) les compétences individuelles des dirigeants. Il découvre le groupe communiste à l’ÉNS et le perçoit comme un lieu où l’on peut débattre d’idées, un lieu de contre-pouvoirs. Image vite écornée par les réunions des groupes maoïstes et trotskistes qui organisent d’intenses discussions à l’école. Il ne prendra pas sa carte et n’adhérera jamais à aucun parti. Comme beaucoup d’étudiants qui étouffent dans un système universitaire mandarinal et figé, il participe, avec Brigitte, à des manifestations dans Paris…

Mais revenons aux études : les orientations modernes des études de linguistique à Saint-Cloud lui plaisent : la proximité des mathématiques et de l’informatique naissante (les élèves qui le souhaitaient – il en faisait partie – étaient initiés au langage Fortran, dans le réfectoire après le dîner du soir) amène à jeter sur les textes un regard débarrassé des effusions subjectives. C’est une approche toute nouvelle, encouragée par Maurice Tournier (dont Sylvain suivait certains cours) et d’autres. La présence d’un laboratoires du CNRS en lexicostatistique, du CREDIF (Centre de recherches et d’études pour la diffusion du français), etc… hébergés dans les murs de Saint-Cloud, contribue également à l’émergence de cette nouvelle orientation.

En 69/70 c’est l’année du DEA consacrée à l’étude de L’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot (sous la direction d’Y. Belaval, à Paris 1) et à un certificat de linguistique générale (cours d’André Martinet et travaux pratiques avec L.-J. Calvet, moins dogmatique et avec lequel il gardera toujours des contacts). De là naît l’idée d’une thèse de IIIe cycle collective qui étudierait tout l’ensemble d’un champ de savoirs à une époque donnée (la publication des Mots et les choses de M. Foucault, en 1966 a marqué cette génération). Des contacts sont pris avec Michèle Crampe-Casnabet, dix-huitièmiste et assistante en philosophie à l’ÉNS de Fontenay-aux-Roses. Mais finalement ce sera une thèse de IIIe cycle façon conventionnelle, portant sur les sciences du langage dans L’Encyclopédie au XVIIIe siècle, débutée en septembre 1970. Elle sera remaniée et publiée chez Payot en 1979 sous le titre : La Sémiotique des encyclopédistes ; le livre obtient le Prix Broquette-Gonin de l’Institut et vaut à son auteur la médaille de bronze du CNRS (1980). Sylvain passe la partie théorique du CAPES de philosophie en 1971.

A cette époque, le Directeur de Saint-Cloud souhaitait que tous les élèves se présentent au concours de l’agrégation : Sylvain est donc gratifié d’une cinquième année afin de préparer sérieusement l’agrégation de philosophie. Aristote et Spinoza sont au programme. Il évoque pour moi une excellente préparation sous la houlette du caïman Camille Pernot (champion de philosophie générale et des grandes leçons d’agrégation) et de professeurs éminents : Alexandre Matheron (un grand spinoziste), qui a remplacé Jean-Toussaint Desanti nommé à la Sorbonne, mais qui revient régulièrement, et de spécialistes invités comme Alexis Philonenko ou Martial Gueroult. La clé de l’entraînement réside dans de nombreux exercices (devoirs sur table le dimanche, colles) et l’invitation de spécialistes reconnus sur toutes les questions au programme. Il se souvient en particulier d’un cours sur Lucrèce et l’épicurisme donné par le professeur Bloch afin de préparer à l’épreuve de texte latin. Il obtient l’agrégation en juillet, après avoir soutenu son doctorat en avril. Il sort donc de Saint-Cloud en août 1972 muni des CAPES et agrégation de philosophie ainsi que d’une thèse de IIIe cycle. La vraie vie peut commencer ! Et elle débute avec un poste de professeur de philosophie au lycée de Vernon (Eure). Un premier livre de recherche est publié en 1973 ; il s’agit de l’édition critique des articles « langue » et « grammaire » de l’Encyclopédie, chez Mame, dans une collection dirigée par Laurent Danon-Boileau, un cloutier). Mais c’est une autre histoire …

Lorsque, en conclusion, je demande à Sylvain ce qui a marqué ses années à l’ÉNS de Saint-Cloud, il m’énumère: l’encouragement à la liberté et à la créativité, les réponses intellectuelles à la demande des élèves, la solidarité du groupe (sa vie durant il a gardé des relations étroites avec des condisciples de l’époque : Francisco Queixalos, Thomas Oliu, Bernard Cerquiglini, notamment) ou les a renouées plus tard (Jean-Marie Gleize, Jean-Claude Zancarini), la richesse des échanges (et leur caractère hautement spéculatif !), une constante préoccupation à faire avancer les choses intellectuelles, le soutien indéfectible de l’école à ses anciens élèves (c’est Henri Canac, directeur-adjoint de l’ÉNS qui l’a mis en contact avec Hachette qui cherchait des auteurs pour ses dictionnaires pédagogiques en philosophie, travail qu’il acheva en 1975) et une proximité intellectuelle avec l’école qui a perduré (il est embauché pour faire des cours aux agrégatifs et participer au jury du concours dès 1973). Il a toujours gardé des contacts avec Bernard Besnier et passait, au moins une fois par an, raconter à Jean-Toussaint Desanti où il en était de ses travaux.

Ce premier entretien sera complété par un second (à suivre). Ils ont été conduits à Villarembert – Le Corbier les 20 et 21 janvier 2013
Propos mis en forme par Danielle ALLOIN (65 S FT) à Gap le 30 janvier 2013, relus et complétés par Sylvain AUROUX le 4 février 2013