Témoignage en 2016 de Jean-Pierre Guéno
Promotion 1977, Lettres, Saint-Cloud

Comment évoquer les années passées à l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud sans évoquer les routes qui menaient à son parc lorsque ses bâtiments surplombaient encore Paris ?

1977 : l’année de l’inauguration du centre Pompidou et du vote de la loi « Informatique et libertés »…

1977 : l’ENS de Saint-Cloud et celle de Fontenay n’avaient pas encore migré à Lyon, dans la ville natale d’Antoine de Saint-Exupéry.

1977 : en intégrant cette « grande école », je venais de faire mentir « Mademoiselle Haricot ». Elle avait été mon professeur de latin en sixième, dix ans plus tôt, en 1967. Pour désigner ce qu’il y avait de plus minable au monde, alors qu’elle expliquait les superlatifs et l’inverse des superlatifs, elle avait inscrit mon nom de famille au bas d’une échelle de valeurs, sur le tableau noir, devant toute la classe…

En 1977, j’avais 21 ans. Je réalisais mon rêve. Le littéraire que j’étais échappait aux guichets de l’ANPE. Mes passions allaient pouvoir me permettre de continuer mes études puisque j’allais gagner ma vie. J’allais devenir professeur, exercer le plus beau métier du monde : celui d’éveilleur de curiosité, de passeur de savoir, de rêves et d’envies.

Je n’oublierais jamais d’où je venais. Je devais tout à l’école de Jules Ferry dont j’ignorais à l’époque à quel point il avait été le chantre du colonialisme. Je devais tout à une autre « demoiselle » : pas « Haricot » mais « Labarthète », ce professeur de seconde littéraire qui avait prononcé devant moi un mot qui n’avait jamais franchi mes oreilles, « Hypokhâgne ». Grâce à elle qui était restée mon professeur de lettres et mon ange gardien pendant quatre ans, je devais donc tout à la petite hypokhâgne du Lycée Paul Valéry où j’avais effectué toutes mes études secondaires échappant aux lycées mortifères du 20e arrondissement qui auraient dû m’accueillir. Grâce à elle, j’étais sorti premier de cette classe de « Lettres supérieures » dans un lycée sans Khâgne, et j’avais été admis au lycée Henri IV pour y préparer le concours.
Mais je n’étais pas au bout de mes aventures. Régulièrement classé dans les trois premiers lors des concours blancs organisés par le Lycée Henri IV en 1976, j’avais lamentablement échoué lors de ma première tentative. Je n’avais même pas été sous-admissible. Il faut dire que j’avais été suicidaire. J’avais rédigé un devoir de philosophie antimarxiste. A la question « l’histoire a-t-elle un sens », j’avais répondu : « non ! ».

Le lycée Henri IV venait d’adopter un nouveau règlement : les élèves qui n’avaient pas été au minimum sous-admissibles ne pouvaient pas cuber dans l’établissement de la rue Clovis. Mes notes de l’année m’avaient fait admettre par la proviseure du Lycée Fénelon. Mais quelques jours après m’avoir inscrit, ayant dû entre-temps recevoir mes notes au concours, elle avait annulé mon inscription en prétextant une erreur et un « dépassement de quota… »

J’avais alors dû me résoudre à présenter le concours en candidat libre. Année terrible… Nous n’avions pas d’équivalences intégrales à l’époque. Il nous fallait rattraper des UV de DEUG en grammaire et en ancien français. Inscrit en licence je suivais donc les cours de 2e et de 3e année à la Sorbonne Paris IV. En fin de journée, j’allais parfois chercher celle qui allait devenir la femme de ma vie à la sortie du lycée qui m’avait banni de ses effectifs. Il était très dur de voir sortir avec elle tous les camarades de la Khâgne où j’aurais dû cuber. Je me sentais alors très seul sur le trottoir qui longeait l’église Saint-Etienne du Mont et qui dévisageait le grand portail du prestigieux lycée.

Cette année-là tout m’avait réussi. J’avais rattrapé mes UV de Deug, passé mes certificats de licence de lettres modernes et réussi le concours. L’oral m’avait permis de remonter de façon spectaculaire dans un classement qui n’offrait pas un très grand nombre de postes.
Les deux professeurs qui régnaient sur le grand oral s’appelaient Jean Goldzink et Alain Niderst. Le premier était le sosie de Jean-Louis Trintignant. Le jour de mon « épreuve », ils ont simulé une scène de ménage entre eux pour essayer de me déstabiliser. Peine perdue…
Après l’intégration, l’équipe pédagogique de l’Ecole avait commis deux erreurs : le directeur de l’Ecole, un physicien nommé Francis Dubus nous avait dit qu’en intégrant nous avions rejoint le cercle très fermé de l’élite de la nation. C’est le genre de propos à ne jamais infliger à des jeunes gens de vingt ans qui ne demandent qu’à douter de rien, et qui risquent alors de perdre conscience du gouffre insondable des vanités humaines et de devenir ainsi des « jeunes cons ».
Ensuite Jean Goldzink et Alain Niderst, qui devaient traverser une phase de désenchantement, nous avaient révélé que l’Education Nationale menait à tout « à condition d’en sortir ».

J’ai passé quatre ans à Saint-Cloud. Je préparais mes concours d’enseignement surtout chez moi, près de la porte de Bagnolet, dans l’appartement à loyer modéré de la Régie autonome de la Ville de Paris où j’habitais avec mes parents depuis mon enfance. Le candidat libre avait pris ses habitudes, et les cours de certains grands noms de l’enseignement et de la critique littéraire n’étaient pas toujours à la hauteur de leurs gloires passées.

Et puis c’était une époque de grand terrorisme intellectuel.
L’étudiant en Lettres modernes que j’étais s’intéressait de plus en plus à l’histoire.
Bien des enseignants d’histoire étaient marxistes ou maoïstes. A la cantine de l’école, un chargé de cours provocateur avait un jour épinglé la une du Figaro. La page affichée du quotidien fut arrachée dans la minute comme si elle avait été un torchon d’extrême droite…
A l’école, on continuait à nous enseigner la plomberie et le meccano d’une exégèse littéraire caricaturale. Une œuvre publiée n’appartenait plus à son auteur. La vie des écrivains n’avait plus aucun sens. Nous jargonnions à la manière des colloques de Cerisy, nous gargarisant à grandes gorgées « d’anacoluthes du signifiant » et « d’ancrage du référentiel ». Il fallait faire l’exégèse des exégètes et oublier les œuvres originales. C’était déjà en fait le chant du cygne d’un structuralisme caricatural qui avait contribué à dégoûter des générations d’étudiants des belles lettres. Au théâtre, certains metteurs en scène de renom étaient déjà entrés dans l’ère du Tout à l’Ego. Telle star de la mise en scène avait monté un Phèdre où Hippolyte roulait en moto trial, aboyait dans un talkie-walkie avant de « rouler une pelle » à sa belle-mère. Dans une pièce de Molière tout le monde parlait la bouche pleine en mangeant des pommes. On ne comprenait plus rien.

J’avais pensé naïvement que les années d’ENS n’allaient pas m’obliger à bégayer en continuant à préparer des concours en fin de compte redondants. J’avais pensé naïvement que cette école serait pour moi un temple où j’apprendrais à apprendre, à enseigner, à chercher et à publier.
J’ai fini par réaliser que l’horizon serait pour moi de toute façon bouché. L’université avait fait le plein d’enseignants en 1968. Il n’y avait pas grand avenir pour les normaliens de ma génération en dehors de l’enseignement secondaire.

Alors, voulant vivre intensément, j’ai repassé d’autres concours… ENA, ENSPTT… Et j’ai fini par intégrer la promotion Solidarité, à l’ENA, dans le sous-ensemble des administrateurs civils des Postes et Télécommunications.

Je garde malgré tout pour l’ENS de Saint-Cloud une grande tendresse. Quels sont pour trop de jeunes ambitieux qui ont la chance de réussir des concours difficiles les grands moteurs de la vie ? L’argent ? Le sexe ? Le pouvoir ?
La motivation principale de trop d’élèves de l’ENA est celle de la volonté de puissance et de la quête du pouvoir pour lui-même. J’étais en ce qui me concerne guidé et animé par mes passions. Bien avant de devenir un spécialiste d’Alain-Fournier, de la Grande Guerre ou de Saint-Exupéry, j’avais compris que notre existence ne prend un sens que lorsque nous la tournons vers les autres.

J’ai rencontré à l’ENS de Saint-Cloud des condisciples qui avaient une belle qualité d’âme, une certaine forme d’humanisme et de désintéressement, et souvent le sens de l’intérêt général. En cela, cette école est très républicaine comme aurait dû l’être l’Ecole Nationale d’Administration telle que l’avait conçue le très grand Jean Zay, dès 1938, sept ans avant que l’on ne cherche à faire oublier que l’ENA était en fait une création du front populaire. Jean Zay voulait qu’un fils de marin pêcheur ait la même chance de devenir ambassadeur qu’un fils de grand bourgeois.

L’ENS de Saint-Cloud que j’ai connue était à l’image de l’ENSPTT que j’ai fréquentée : des creusets républicains accessibles aux enfants qui ne venaient pas forcément de milieux privilégiés. Et qui nous enseignaient la vraie clef de l’existence : nous ne sommes riches que de l’agrégation de nos différences, et comme l’écrivait Antoine de Saint-Exupéry, et n’en déplaise à ceux qui surfent sur les vagues de populisme et de la xénophobie, « Tout ce qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit ».

J’ai préféré choisir au cours de ma vie professionnelle une carrière de compétence plus qu’une carrière de pouvoir. Et je voudrais offrir à mes condisciples d’hier, d’aujourd’hui et de demain, le dessin de l’auteur du Petit Prince que je préfère. Il n’a pas eu les faveurs du casting définitif de l’œuvre maîtresse de Saint-Exupéry : il s’agit du « chasseur de papillons ». Quelques jours avant de disparaître aux commandes de son avion de chasse, le 31 juillet 1944, à un ami qui lui demandait pourquoi ce dessin ne le quittait jamais, Antoine de Saint-Exupéry avait répondu « C’est l’un de mes personnages préférés, car il court après un idéal réaliste ! ».

Jean-Pierre Guéno, 2 octobre 2016

 

Jean-Pierre Guéno.Jean-Pierre Guéno, photographie Philippe Matsas/Opale/Editions Plon

Ecrivain, historien, Jean-Pierre Guéno est né en 1955. Il a dirigé le développement culturel de la Bibliothèque Nationale pendant sept ans aux côtés d’Emmanuel Le Roy Ladurie, puis les Editions de Radio France pendant douze ans. Il a également été directeur adjoint de la communication de La Poste. Après avoir dirigé le développement culturel de deux musées européens des Lettres et des Manuscrits, il travaille actuellement au sein de la Fondation d’Entreprise La Poste. Cet ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud aime à rappeler que l’histoire n’est pas seulement écrite par les têtes d’affiches de nos livres de classes, mais aussi et surtout par ces obscurs que furent nos ancêtres. Il aime à se définir comme un « passeur de mémoire ». L’auteur de Paroles de poilus, de Paroles d’étoiles, de Mémoire de maîtres, paroles d’élèves, de La mémoire du Petit Prince, de Visages de Saint-Exupéry, de Paroles d’exode et de Dans la peau du soldat inconnu a publié une soixantaine d’ouvrages. Les différentes versions de Paroles de poilus inscrites dans les programmes scolaires, ont trouvé trois millions de lecteurs.


Ce témoignage est initialement paru dans le Bulletin n°2, 2016, p. 72 sq. (rubrique "Mémoires de nos ENS »).

 

gueno1Antoine de Saint-Exupéry, Le chasseur de papillons, dessin, 1941, conservé à la Pierpont Morgan Library, reproduit avec l’accord de la Fondation Saint-Exupéry, http://www.fasej.org/