Témoignage en 2016 de Michel Boyer,

Promotion 1962, Sciences, Saint-Cloud

Michel Boyer en 2004

Michel Boyer, président des Olympiades Nationales de la Chimie et professeur à l’Université Pierre et Marie Curie lors de la remise des prix des Olympiades Nationales de la Chimie le 18 juin 2004, photo archives personnelles.

Comme beaucoup de mes collègues de cette génération, rien ne me disposait à entrer dans une Grande Ecole, à faire des études scientifiques, ni à exercer ensuite divers aspects du métier de chimiste. Je suis né en 1941 à Paris, d’un père venant du Limousin et exerçant le métier de chef boucher (salarié) et d’une mère venant de Bretagne formée au métier de lingère pour les hôtels. Deux émigrés à l’intérieur de la France.

Du côté de mon père, l’origine est paysanne. Depuis le début du 19e siècle, mes ascendants Boyer sont des ouvriers agricoles, colons ou agriculteurs, vivant tous dans la même zone géographique (la commune d’Ouradour-sur-Vayres) si ce n’est dans le même hameau. La première génération qui sut lire fut celle de mes grands-parents qui bénéficièrent de l’école obligatoire. Avant eux, personne ne savait écrire, personne ne pouvait signer les registres d’état civil. Ma grand-mère, née en 1888 écrivait bien. La petite ferme qu’elle tenait seule (mon grand-père, né en 1882, est décédé en 1916 à Verdun) ne pouvant accueillir ses trois fils, deux se sont exilés à Paris dont mon père après un apprentissage du métier de boucher.

Les études de mes parents se sont terminées très tôt pour aller apprendre un métier et ils ne doivent leur certificat d’étude qu’à une prise de conscience, vers l’âge de vingt ans, du handicap que ce manque pourrait leur procurer plus tard. Des cours du soir leur ont permis de l’obtenir. Ils avaient le sens de l’utilité des études dans leur vie, sans cependant avoir les capacités d’en faire plus. L’héritage culturel, donc, ne me disposait pas à des études supérieures, longues, à priori coûteuses, et dont mes parents ne mesuraient même pas le cheminement.

Heureusement, l’école de la République était là. J’allais normalement à l’école maternelle puis l’école communale de garçons de mon quartier, rue de la Plaine dans le 20earrondissement de Paris. J’étais sans doute assez doué et assez docile et respectueux de mes parents et de mes maîtres pour travailler « bien » comme on disait et pour réussir assez bien. L’ambition de mes parents était le brevet et un concours de la fonction publique. La Poste, par exemple, dont les métiers étaient visibles puisqu’on en utilisait les services régulièrement. L’objectif était d’accéder à un emploi sûr et moins fatigant que celui de mon père. Pour cela la voie était le cours complémentaire. Le directeur de l’école communale (M. Tirel) et mes instituteurs (M. Lavigne et M. Martin) voyaient plus loin et étaient bien sûr mieux à même d’envisager d’autres sorties en conseillant à mes parents de me faire tenter le concours d’entrée en 6e au collège Arago. Ce qui laissait plus de perspectives, comme la possibilité d’entrer dans une école normale primaire qui prenait en charge ses élèves pour former des instituteurs. Si j’étais bon élève en général, je ne réussissais cependant que très médiocrement en orthographe et avec un zéro à la dictée du premier concours en 6e, j’échouais…

De retour dans la classe supérieure de l’école communale, une prise en main efficace par mon instituteur (M. Martin) avec des compléments personnels donnés également gratuitement à deux de mes camarades, a permis de franchir le cap de l’entrée au collège Arago devenu lycée depuis. Là, toujours sur les conseils de M. Tirel, j’ai été inscrit dans la section germanique. Il semble bien que, déjà à cette époque, des classes de niveau étaient constituées sans le dire, le tout venant allant en classe d’anglais et les « meilleurs » en allemand.

Scolarité normale de la 6e à la 3e, avec un très bon souvenir de la qualité des professeurs que nous avions. En 3e, comme prévu, concours d’entrée à l’Ecole normale d’instituteurs, mais là encore : zéro en dictée ; on ne peut recruter un futur instituteur sur ces bases et c’est l’échec. En seconde, le collège permettait quand même à ses élèves de recommencer et les préparait de nouveau au concours. Là j’ai réussi et en 1957 j’entrais donc à l’Ecole normale d’instituteurs d’Auteuil à Paris (l’EN) avec le statut d’élève-maitre.

J’y ai passé trois années studieuses avec un très bon encadrement également. Mes résultats au cours de ces années, et aux baccalauréats de 1e et de Terminale ont ouvert mes ambitions : et pourquoi pas l’Ecole Normale Supérieure? Mon dossier a été classé et j’ai été admis à la fin de la 3e année à aller en classe préparatoire à Saint-Cloud au lycée Chaptal à Paris au lieu d’aller en 4e année de formation professionnelle.

Précisons qu’à cette époque, seules les Ecoles normales supérieures de Saint-Cloud (Fontenay pour les filles) et de Cachan nous étaient accessibles. C’était la voie fixée pour le passage d’élève-maître à élève-professeur ; le concours était préparé en un an au lieu des deux années de prépa classique. Si cela nous empêchait de candidater à Ulm ou Sèvres, cela nous protégeait de la concurrence des élèves de math-spé, les programmes des concours étant différents.

Habitant Paris, je continuais à vivre chez mes parents comme du temps de l’EN, les autres élèves étant internes au lycée. J’étais en classe de Cloud-Math puisque je me destinais plutôt vers les sciences physiques, mais le concours d’entrée à Saint-Cloud n’avait que deux filières : math ou biologie, les futurs cloutiers physiciens étant recrutés dans l’une ou l’autre. Ce n’était pas toujours évident pour nous physiciens, car le professeur de math (M. Bassat) excellent par ailleurs, préparait ses élèves pour faire de futurs professeurs de math et tant pis si nous ne suivions pas.

Deux anecdotes le concernant et me concernant : comme dans toutes les prépas, nous avions toutes les semaines des colles dans les différentes disciplines (interrogations orales par des professeurs en partie extérieurs à notre classe). Au tout début de ma première année de prépa, ma première colle de math a eu lieu avec M. Laberenne, professeur de math très « gentil » de la classe de bio, beaucoup moins exigeant que notre professeur. J’obtins un 9 sur 20 ! Le lendemain matin, les carrés (élèves de la classe redoublant leur année de prépa) me prédisent le pire de la part de notre professeur, ce qui a failli se produire. Très froidement, au début du cours, il m’envoie au tableau pour résoudre un exercice portant sur le cours précédent. C’était une habitude pédagogique de sa part de commencer chaque cours par des exercices portant sur la compréhension du cours précédent. Encore fallait-il avoir travaillé ce cours car le contenu de ces math était tout nouveau pour nous et inassimilable sans un travail rigoureux au fur et à mesure. Heureusement, et sans prévoir ce qui allait m’arriver, après ma colle ratée, j’avais travaillé dur le dernier cours de math et j’étais à même de résoudre les exercices proposés. Ce qui m’a valu une forte remontrance servant d’exemple aux autres bizuths, mais qui a évité ma déchéance ; je pouvais continuer à exister dans cette classe (l’exclusion de la classe ou la mise sur la touche étant monnaie courante à la fin du 1er trimestre pour les élèves qui ne suivaient pas suffisamment).

Deuxième anecdote l’année suivante.

A cette époque, donc en 1960-1961, parallèlement aux Ecoles normales supérieures existait une formation de professeurs dans les universités : les IPES (Instituts préparatoires à l’enseignement secondaire). Les élèves étaient recrutés par concours à l’issue de l’année de propédeutique et, après intégration, ils poursuivaient leurs études (licence et CAPES) avec un salaire mensuel. Cette formation permettait à des étudiants qui n’auraient pu le faire – faute de moyens financiers – de poursuivre leurs études, et au Ministère de l’Education de recruter les professeurs dont il avait un fort besoin à cette époque.

En classe prépa, bien que ne suivant pas les cours de propédeutique de l’université, nous étions autorisés à passer l’examen de propédeutique, et à candidater aux IPES ; les épreuves étaient, il me semble, adaptées à nos programmes. De fait, à la fin de la première année de prépa, j’avais, parallèlement aux concours des ENS de Saint-Cloud et de Cachan, passé le concours des IPES que j’avais validé. Peu de mes camarades l’avait fait car tous misaient sur Saint-Cloud ou Cachan, peu accessibles en première année, mais atteignables après un redoublement.

Malgré la réussite aux IPES, on pouvait, si on le voulait, reculer d’un an le bénéfice de ce concours, pour repréparer les ENS, ce que je fis car je n’avais bien sûr pas intégré une des deux ENS la première année. Mais cette assurance d’avoir de toute façon une sortie positive à la fin de la deuxième année m’a permis d’aborder le redoublement en prépa avec beaucoup de sérénité (je crois que j’étais le seul dans cette situation).

C’est là que vient ma deuxième anecdote avec M. Bassat et son élitisme : il se trouve que pendant l’été, entre mes deux années de prépa, j’ai été très gravement malade au point de rentrer avec quinze jours de retard. Quand j’ai réintégré ma place dans la salle, j’ai été accueilli par : « Eh bien Boyer, vous voulez recommencer ; vous pensez que vous pourrez intégrer Saint-Cloud ? Vous ne feriez pas mieux de prendre les IPES? » C’était très encourageant au lieu de me féliciter au contraire d’avoir réussi un concours ! Pour lui, seul Saint-Cloud en math était valorisé et moi, j’avais déjà en tête de faire de la chimie.

Comme j’étais très décontracté grâce justement à ce succès, cela m’a laissé de marbre devant ce professeur, qui par ailleurs, je le répète, était un excellent professeur de math. J’ai réussi Saint-Cloud à la fin de l’année.

La classe préparatoire Cloud-Math du lycée Chaptal en 1960-1961, photo Studio David et Vallois (Levallois).

La classe préparatoire Cloud-Math du lycée Chaptal en 1960-1961, photo Studio David et Vallois (Levallois).

La vie à Chaptal était celle d’une classe prépa, très studieuse. La classe était divisée à peu près par moitié entre internes et externes, mais après quelques semaines la fusion entre les deux catégories était assez bien faite. Il faut noter que le bizutage n’existait pratiquement pas et l’intégration des nouveaux élèves par les « carrés » se faisait naturellement sans démonstrations. Cela n’empêchait pas d’avoir un esprit de classe qui était celui des Cloud-Math (différencié de celui des Cloud-Bio).

Nous disposions d’une salle de classe (la salle de Cloud-Math) dans laquelle un casier personnel nous permettait de laisser certaines de nos affaires, livres ou cours. On y suivait principalement les cours de maths et on y travaillait pendant les heures libres. C’était également le lieu de détente entre midi ou le soir et il y avait toujours une ou deux tables de bridge pendant ces moments, principalement alimentées par les internes, mais pas qu’eux.

Les cours de physique et de chimie avaient lieu dans des amphis spécifiques, de même que les travaux pratiques. Et nous avons eu la chance pendant notre promotion (en 1961 et 62) d’avoir un professeur de physique (M. Creisson) ayant le sens de l’expérimentation et agrémentant tous ses cours, aussi bien en physique qu’en chimie, d’expériences démonstratives réussies. Je lui dois, comme à mes professeurs de physique-chimie de l’EN primaire, MM. Espieussas et Burillon, mon orientation ensuite à Saint-Cloud vers la chimie. Ces professeurs étaient bien sûr agrégés ; on y voit là, à posteriori, tout l’apport de l’agrégation, car c’est pendant l‘année d’agrégation que les étudiants futurs professeurs apprenaient réellement à réaliser des expériences scientifiques pédagogiques.

Le concours réussi, j’entrais donc à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud à la rentrée 1962.

En arrivant à Saint-Cloud, nous avons découvert un bâtiment tout neuf au 2 avenue Pozzo di Borgo, conçu pour accueillir tous les élèves de l’Ecole. Il était constitué de quatre étages, je crois (un par promotion). Les chambres à deux étaient regroupées en unités de deux chambres comprenant un espace commun avec deux lavabos, une douche, un WC, quatre dressings et deux portes d’entrée. Les chambres elles-mêmes contenaient deux lits, deux bureaux et deux petites bibliothèques. Il n’y avait pas le téléphone dans les chambres, mais une sonnette permettait à un standardiste dans l’établissement de nous prévenir d’un appel téléphonique que l’on pouvait prendre au bout du couloir dans une petite pièce dédiée au téléphone de l’étage. A chaque étage, il y avait une salle « cuisine » ou l’on pouvait se faire des boissons chaudes. Chaque étage était « gardé » par un enseignant de l’Ecole, logé, susceptible de surveiller ce qui se passait à l’étage. En fait, une confiance totale nous était faite et nous étions entièrement libres d’aller et de venir à l’intérieur du bâtiment et à l’extérieur, et quelle que soit l’heure. Pour la petite histoire, comme les années précédentes, nous avons été accueilli à l’Ecole par M. Henri Canac, Directeur-adjoint, dont le discours immuable (même si les termes pouvaient changer) comprenait : « Les galipettes sont interdites sur le territoire de la commune », dit dans un roulement de garde champêtre. La liberté totale, de fait, laissée aux élèves permettait de transgresser cette directive, mais vraiment sans exagération à cette époque. Le confort des chambres (j’habitais alors un deux-pièces sans salle de bains avec mes parents et mon frère), la liberté totale (mon environnement ne me laissait aucune liberté en dehors de la cellule familiale) et l’indépendance financière que nous apportait le statut d’élève-professeur a marqué une rupture très nette dans ma vie entre le statut d’enfant et celui d’adulte.

En arrivant à l’Ecole nous avons donc été répartis par chambres et unités de quatre. Pour ma part, j’ai cothurné (les chambres s’appelaient des thurnes, et les habitants des cothurnes) avec Abdelwahab Ghazali, un étudiant marocain qui était venu à Chaptal en prépa Saint-Cloud ; nous avions donc passé déjà deux ans dans la même classe ; les deux autres de cette unité venaient également de notre prépa : Daniel Colin (chimiste) et Gilbert Gribonval (mathématicien).

Michel Boyer, élève de l’ENS de Saint-Cloud, pendant les travaux pratiques de chimie organique à la Halle aux Vins, novembre 1963, photo archives personnelles.

Michel Boyer, élève de l’ENS de Saint-Cloud, pendant les travaux pratiques de chimie organique à la Halle aux Vins, novembre 1963, photo archives personnelles.

Nous avions petit-déjeuner, déjeuner et diner au restaurant de l’école dans un bâtiment adjacent à notre bâtiment. Les repas étaient plutôt bons comparés à ceux des restaurants universitaires de Paris.

A propos de la vie quotidienne, il faut signaler que nous ne faisions pas nos chambres ; des femmes de ménage étaient affectées aux étages pour faire nos lits, nettoyer les chambres, etc. Ce confort un peu excessif a quand même été supprimé un an ou deux après mon entrée, du moins pour les lits. Il est curieux de constater que sur ce point de la tenue des locaux, on ne nous faisait pas confiance. Il est vrai que nous n’avions pas encore connu le service militaire et ses lits « au carré ».

Pour nous distraire, nous disposions d’une salle audio-visuelle où, tous les soirs après dîner, nous pouvions regarder la télévision. A cette époque, c’était un média relativement nouveau et presque aucun élève n’avait la télévision à la maison. Un ciné-club nous proposait régulièrement des films, mais nous fréquentions également le cinéma de Saint-Cloud.

L’école nous proposait aussi des places de spectacles à prix étudiants (je ne me souviens plus par quelle organisation) et j’ai ainsi découvert le TNP que l’on fréquentait assez régulièrement.

La distraction principale (dans mon environnement) était la réunion tous les soirs d’un certain nombre de camarades, souvent issus de la même prépa, (mais au fur et à mesure les mélanges s’opéraient en fonction des affinités), dans une même chambre pour bavarder, jouer au bridge…

Je fréquentais régulièrement la chambre de Franck Travers (et sa pipe) avec un certain nombre de camarades de la promotion, matheux, physiciens, chimistes… Les relations avec les biologistes étaient moins fréquentes ; ils devaient se retrouver entre eux. Quant aux littéraires, c’était encore plus rare malgré la proximité. Les activités syndicales étudiantes étaient quand même un moyen de connaissances réciproques de même que les activités sportives.

C’est durant ces réunions dans nos thurnes qu’Abdelwahab nous a initiés au thé à la menthe marocain et aux pâtisseries orientales qu’il rapportait de chez sa mère lorsqu’il pouvait retourner au Maroc. C’était déjà une invitation aux voyages qu’on ne manquerait pas de faire plus tard.

Des activités sportives diverses nous étaient proposées par M. Boutillier, dit le « Bout’s » professeur de sport qui avait à cœur de nous faire pratiquer des activités physiques, quel que soit notre intérêt pour le sport ou non. Aucun élitisme ne guidait son encadrement et l’on pouvait participer à des compétitions universitaires (athlétisme, foot, rugby…), ce qui n’a jamais été mon cas, comme faire de la gymnastique le matin après le petit-déjeuner dans une salle de notre bâtiment, s’initier au tennis au lycée de Saint-Cloud, ou pratiquer la natation à la piscine Molitor de la porte de Saint-Cloud. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été sportif, mais j’ai appris à nager correctement avec Boutillier et si, encore à 75 ans, je continue à aller régulièrement à la piscine (avec Pierre Fellmann, chimiste également de ma promotion) c’est bien grâce à Boutillier que je remercie comme beaucoup de mes camarades cloutiers l’ont déjà fait avant pour son implication quotidienne dans notre vie.

L’année à Saint-Cloud était marquée par deux grands évènements : à l’automne le bal annuel de l’Ecole dans les salons de la Sorbonne avec un orchestre professionnel. Les anciens élèves étaient conviés de même que les élèves. Tout le gratin de l’Ecole était présent (smoking, robes longues) sous les ors de la Sorbonne ; c’était plutôt impressionnant pour les jeunes élèves.

Au printemps, un deuxième bal était organisé, mais à Saint-Cloud cette fois-ci, dans les locaux de l’Ecole. Beaucoup plus décontracté (c’est l’orchestre des élèves qui l’animait sous la houlette de Jacques Rubenach physicien, promo 1961), il permettait bien plus facilement les rencontres avec, en particulier, les Fontenaysiennes et également des étudiantes de différentes origines bien informées. J’y ai ainsi rencontré Régine qui devint mon épouse et était alors au Foyer des Lycéennes dans le 16e arrondissement de Paris. Beaucoup de couples se sont construits à l’époque à partir de ces bals, les Ecoles n’étant pas mixtes.

Pour revenir à notre formation à l’Ecole, je vais parler plus particulièrement de la chimie puisque c’était ma discipline. Le concours d’entrée nous permettait de choisir la discipline en fonction de nos goûts et de nos aptitudes ; issus de Cloud-Math, nous pouvions opter pour math ou sciences physiques et, sous réserve, biologie-géologie. Pour la première fois, en 1962, on pouvait choisir physique ou chimie, car l’agrégation venait de se séparer en deux agrégations différentes, celle de physique et celle de chimie. Peu de candidats choisirent la chimie – cinq en fait : Daniel Colin, Alain Devaquet, Pierre Fellmann, Jean-Guy Villar et moi. C’était la première génération de chimistes purs.

En fait, comme nous devions normalement enseigner la physique et la chimie au lycée ou en classe prépa, nous devions quand même passer la licence d’enseignement de sciences physiques comprenant quatre certificats de chimie (chimie générale 1 et 2, chimie minérale et chimie organique) et trois certificats de physique (thermodynamique, optique et électricité).

Tous les cours et travaux dirigés avaient lieu à l’Ecole : on déplaçait ainsi les professeurs et maîtres-assistants de l’université pour cinq étudiants. C’était un énorme avantage : pas de déplacements pour nous, des cours quasiment particuliers par rapport à certains amphis surchargés. L’inconvénient était que même si le professeur n’était pas « attractif », on ne pouvait se permettre de sécher car c’était très visible. Et en cas de match important (pour certains) le samedi après-midi, cela devenait un vrai dilemme. Or c’était précisément le créneau du cours de chimie générale 2 assuré par le professeur Pierre Souchay en personne. Durant notre année, il n’y a pas eu de drame car nous nous sommes toujours débrouillés, malgré notre faible nombre, pour assurer un minimum de présence. Mais trois ans plus tard, alors que j’avais intégré le laboratoire de Pierre Souchay pour préparer une thèse, la promotion de chimistes s’étant réduite à trois et un match de rugby important ayant lieu un certain samedi après-midi, Pierre Souchay s’est retrouvé sans auditoire.

Drame avec l’Ecole : il n’a plus voulu revenir. Après deux ou trois semaines sans cours, alors qu’il n’était toujours pas question pour les élèves d’aller en Fac, Roger Viovy, qui dirigeait la formation en chimie, m’a demandé, en accord avec mon patron, de le remplacer. Ce fut pour moi le pied à l’étrier pour continuer d’enseigner ponctuellement à l’Ecole comme conférencier pour la préparation à l’agrégation de chimie, les années suivantes.

Les travaux pratiques avaient quand même lieu à l’université. A cette époque l’université de Paris, en sciences, était localisée à la Sorbonne où les cours en amphi et les travaux dirigés avaient principalement lieu. Pour la chimie les laboratoires d’enseignement étaient neufs au bâtiment F de la rue Cuvier, au dessus des pinardiers de la Halle au Vins. La future université scientifique allait progressivement remplacer les chais et quitter la Sorbonne destinée aux études littéraires.

Les TP commençant assez tôt (8h30), le déplacement pour nous venant de Saint-Cloud n’était pas particulièrement plaisant : train-métro ou bus-métro, il fallait au moins une heure de trajet. Heureusement l’un d’entre nous (Pierre Fellmann dit Félix) avait une voiture, et de temps en temps on pratiquait le covoiturage. Mais comme Félix parlait beaucoup avec les mains, ces déplacements n’étaient pas toujours sans frayeurs…

L’objectif de nos deux premières années d’Ecole était d’obtenir cette licence d’enseignement.

En troisième année on préparait un diplôme d’Etudes Supérieures en Sciences (DESS), consistant pour nous en un travail d’un an dans un laboratoire de recherche. En principe, nous devions trouver ce laboratoire par nous-même, mais l’école nous y aidait grâce à son réseau d’intervenants dans les différents enseignements, et son réseau d’anciens élèves. Pour ma part, avec Daniel Colin, nous avions intégré le laboratoire d’électrochimie du professeur I. Epelboin à l’Ecole Supérieure de Physique et Chimie de la Ville de Paris, dont un de ses membres avait été notre enseignant de travaux pratiques en licence.

Cette année de diplôme marquait une forte transition dans notre vie de normalien : on passait d’un emploi du temps imposé par l’ensemble des cours et travaux dirigés à une présence permanente dans un laboratoire à Paris. Cela impliquait bien sûr des déplacements quotidiens, à heures fixes, et une initiative permanente dans nos activités de recherche au laboratoire.

Le DESS était conçu pour donner aux futurs professeurs de lycées et de classes préparatoires un aperçu de ce qu’était l’activité de recherche. A beaucoup d’entre nous, cela en a donné le goût et a orienté notre carrière après l’agrégation. Je lui reproche à posteriori l’absence de formation théorique accompagnant la formation pratique, ce qui a été corrigé par la suite par le DEA.

Ce DESS constituait une transition entre le statut d’étudiant et le statut de travailleur. Mais ce n’était quand même pas le bagne et cela nous laissait le temps de faire autre chose, entre autres de nous marier, ce qu’avait fait Daniel Colin avant l’année de DESS et ce que Pierre Fellmann et moi avons fait à la fin de cette année. Cette précision uniquement pour dire que nous avons abordé l’année de préparation à l’agrégation, ensuite, dans des conditions sociales différentes de celles des autres étudiants en général et de notre promotion.

Notre année d’agrégation s’est déroulée en 1965-66. Encore plus que pour la licence, tous les cours, travaux dirigés et travaux pratiques avaient lieu à l’Ecole, à l’entrée du parc de Saint-Cloud. La chimie disposait en propre d’une salle de cours, d’un laboratoire et d’une bibliothèque, le tout dirigé par le professeur Roger Viovy. Les professeurs de diverses universités, parfois anciens de l’Ecole, venaient nous faire des cours ou des critiques de leçons ou de montages (séries d’expériences pédagogiques) en fonction de leur propre spécialité chimique de recherche ou d’enseignement. Comme notre groupe de cinq élèves était insuffisant pour faire tourner toutes les activités pédagogiques, l’Ecole accueillait un groupe d’auditeurs (auditrices) libres, sélectionné(e)s sur dossier, étudiant(e)s de diverses universités, désirant préparer l’agrégation dans de bonnes conditions. Cet enseignement était gratuit pour eux comme pour nous, mais ils ne bénéficiaient pas de nos conditions matérielles d’élèves-professeurs salariés.

Comme je l’ai dit plus haut, il se trouve que sur cette promo de cinq chimistes, nous étions trois à avoir abordé cette année en étant mariés. Cela nous ajoutait des contraintes : nous n’habitions plus à l’Ecole et devions donc venir à Saint-Cloud tous les jours, entre autres. Mais finalement dans cette année de préparation à un concours aussi exigeant et bien sûr stressant, notre vie extérieure nous apportait une décompression quotidienne certainement très profitable.

Au final, les trois mariés, et les deux non mariés ont été reçus à l’agrégation de chimie de 1966 : n’émettons donc pas de conclusions hâtives sur l’influence du mariage ou du célibat.

A la suite de cette agrégation, je n’ai pas complètement coupé avec l’Ecole. Il se trouve que l’université manquant d’enseignants à cette époque, j’avais été prérecruté comme assistant non agrégé par le professeur Souchay avant l’année d’agrégation. Cela m’a obligé, pendant cette année, à assurer des travaux dirigés à l’université en même temps que je préparais l’agrégation, Malgré le surcroît de travail, c’était un excellent exercice pour le concours. J’ai été ensuite intégré au laboratoire de recherche de Pierre Souchay comme assistant agrégé pour préparer une thèse.

Comme je l’ai dit plus haut, un match de rugby ayant détourné les élèves d’une promotion postérieure du cours de licence de mon patron, cela m’a permis de venir le remplacer, puis ensuite d’assurer pour l’agrégation des cours et travaux dirigés dans ma spécialité. Ces fonctions de conférenciers à l’Ecole étaient particulièrement valorisantes car la reconduction d’une année sur l’autre de la fonction reposait en grande partie sur l’opinion des agrégatifs vis-à-vis de notre enseignement. Il n’y avait aucun contrat écrit ni tacite reconduction. C’était bien sûr rémunéré et atténuait un peu la différence de salaire que j’aurais pu avoir avec un poste en classe préparatoire et son lot d’heures supplémentaires et d’heures de colles que nous ne connaissions pas comme assistant à l’université.

La suite de ma carrière s’est déroulée complètement hors de l’Ecole qui avait déménagé de fait à Lyon. J’ai soutenu une thèse d’Etat dans le laboratoire de Pierre Souchay, puis continué des recherches à l’Université Pierre et Marie Curie dans le laboratoire du professeur Yves Jeannin.

En 1979, lors de la création du projet de la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette, j’ai eu l’opportunité d’entrer dans l’équipe de conception scientifique du futur établissement, ouvert en 1986. J’ai terminé ce travail de communication scientifique comme Commissaire général de l’exposition « Le matin des molécules » inaugurée en 1988 à l’occasion de l’anniversaire de la première publication de Lavoisier.

De retour dans mon université, j’ai été nommé professeur et j’ai continué mon activité comme directeur du laboratoire d’enseignement de chimie inorganique, puis comme directeur du premier cycle de l’université. Parallèlement, et dans la continuité de mes activités à la Villette, j’ai assuré la promotion de la chimie chez les jeunes en animant le vaste réseau des Olympiades Nationales de la Chimie dont j’ai été président pendant une dizaine d’années.

Il est bien évident que culturellement parlant, rien ne me prédisposait à assurer ces différentes responsabilités au cours de ma carrière. Je dois cette réussite, en dehors bien sûr de ma volonté de progresser à chaque étape, à l’existence dans les années 1945-1965 d’une école publique qui a su assurer sa mission de formation, et a pu prendre en charge matériellement des étudiants sélectionnés sur leurs capacités.

Sélection, le mot est prononcé. Malgré son combat par des générations d’étudiants, je crois fermement encore, à ses vertus de formation et de démocratisation.


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, n°1 (2017) p. 39-46.